Les publications officielles

Nous pouvons tenter de repérer les traces laissées par les groupes sociaux en formation dans les publications officielles, que celles-ci se présentent sous la forme de classifications conçues dans un but statistique – les recensements – ou de documents à caractère juridique témoignant des relations contractuelles impliquant des secteurs professionnels spécifiques.

Au Portugal, à l'aube du XXe siècle, l'État a davantage pris l'habitude de compter les entreprises que les personnes qui y travaillent. Les grandes enquêtes du XIXe siècle (1814, 1881, 1890) donnaient des panoramas plus ou moins complets du paysage industriel portugais. À partir de 1906, le Boletim de Trabalho Industrial (BTI), publié dans un premier temps par le Ministério das Obras Públicas, Commercio e Industria, systématise les productions statistiques des gouvernements 609 . Les classifications de la population par profession sont en revanche rares. Si depuis 1890 les recensements comportent des classifications socioprofessionnelles, nous n'en connaissant ni les modes de réalisation ni les codes qui ont permis d'associer à chaque profession une classe. Il faut attendre 1940 pour obtenir, toujours à travers un recensement, une liste relativement exhaustive de professions exercées dans le pays, avec plus de 500 références. Avant cette date, à notre connaissance, le seul document officiel qui rassemble des données brutes, sans classification, sur des professions émane de la Direction générale des contributions directes. Il s'agit d'un tableau qui récapitule le« nombre d'industries et de professions, par ordre alphabétique, collectées dans les districts du continent du royaume (1879-1880)". Il est intégré à l'annuaire statistique du Portugal de l'année 1884 610 . Dans l'introduction de présentation de cet annuaire, l'ingénieur Elvino de Brito, chef de la répartition des statistiques au ministère des Travaux publics du Commerce et de l'Industrie, note le déficit d'information sur les professions au Portugal. Il lance une mise en garde sur la nécessaire préparation des services de l'État afin que la statistique des professions trouve enfin sa place dans le prochain recensement. Selon lui, l'assimilation de la technologie propre aux diverses professions, arts et métiers représente un travail de grande envergure et nécessite l'aide des répartitions techniques des différents ministères. Six ans plus tard est publiée, à l'occasion du recensement général, la première classification socioprofessionnelle de l'ensemble de la population portugaise. Que s'est-il passé au cours de ces six années ? Tant que le contenu des archives publiques portugaises ne sera pas mieux connu, nous n'en saurons guère plus sur les façons de penser et les débats au sein de l'administration.

Le titre du tableau publié en 1884 révèle toute l'ambiguïté de l'exercice : il mélange dans une même série statistique des professions et des entreprises. Il comporte 500 mentions pour un total de 236 519 unités. On rencontre ainsi au détour des rangées, des professions – comme architecte, caissier de comptoir, contrôleur de travaux, docker – ou des branches industrielles – liège (fabrique de préparation), cirage (établissement de cirage de chaussure). L'effectif le plus important est associé à la mention« oficiais de ofícios" (les ouvriers de métier qui ne sont pas passés maître) : 67 532 unités (28,5% du total). Cette catégorie, directement issue du vocabulaire corporatiste, rassemble vraisemblablement toutes les professions du secteur industriel 611 . En examinant d'un peu plus près la liste des mentions, on observe que les artisans sont bien identifiés : le« funileiro" (ferblantier) apparaît par exemple avec la mention« avec établissement", alors que les autres individus qui exercent cette profession sont incorporés dans le groupe des« oficiais de oficios". L'origine de ce tableau permet de mieux comprendre la nature de ces données. La direction générale des contributions directes recense ici des unités soumises à la contribution industrielle. La distinction entre artisans et ouvriers est effectuée sur une base fiscale et non en fonction d'une différence de statut professionnel 612 . Le titre du tableau est donc quelque peu trompeur car il ne s'agissait pas de recenser des professions proprement dites. Ce document est pour nous difficilement exploitable puisqu'il dissimule presque entièrement le milieu social que nous étudions c'est-à-dire, pour une grande part, celui des salariés du secteur industriel. Il demeure cependant un jalon essentiel dans l'histoire des représentations des groupes sociaux au Portugal.

Une autre publication, plus tardive, s'est révélée d'un bien plus grand intérêt. En 1945, l'Institut national des statistiques (INE) fait paraître les« taux de rémunération du travail officiellement établis entre 1934 et 1944" 613 . Il s'agit d'une compilation systématisée de tous les taux de rémunération du travail qui ont été fixés par décisions ministérielles ou par accords, conventions ou contrats durant cette période, c'est-à-dire au cours des dix premières années écoulées depuis la promulgation en septembre 1933 du Statut du travail national (Estatuto do Trababalho Nacional - ETN), la clef de voûte du« nouvel ordre des choses" qui s'impose avec l'Estado Novo 614 . Cette publication de l'INE est le résultat partiel d'une enquête lancée en 1939 dans le but de réaliser un relevé précis des salaires au Portugal. Cette enquête devait être menée sur la base des données contenues dans les feuilles de paie, mais l'administration s'est heurtée aux problèmes posés par la grande dispersion de la source et par la nature de la structure industrielle du pays, essentiellement des petites industries. En guise d'étape intermédiaire ont donc été publiées des données portant uniquement sur les salaires fixés officiellement 615 .

Ce volume de l'INE se présente sous la forme d'un tableau comportant plusieurs milliers de rangées (environ 10 000). Sont mentionnés le nom de la profession, la branche ou la sous-branche d'activité, la zone géographique concernée par l'accord, la nature et la date de l'accord, et le taux fixé. Le tableau est ordonné dans l'ordre alphabétique des noms des professions. L'INE affirme avoir respecté, à de rares exceptions près, les termes exacts des documents consultés. Dans le texte de présentation de la publication, l'INE reconnaît le manque de précision de la nomenclature, d'où les difficultés pour associer à chaque profession une branche d'activité. L'Institut adopte ici une division recommandée par la Société des Nations et qui définit 28 branches d'activité. Huit types d'accords sont recensés : accords collectifs de travail, accord de travail, contrat collectif de travail, contrat collectif sur les salaires, contrat collectif de travail, conditions de travail, conventions de travail, arrêté sur les salaires minimums.

C'est donc un véritable pan de l'histoire du salariat au Portugal qui peut être reconstitué à partir de ce document. Évidemment, une telle entreprise demanderait d'approfondir de nombreux points, notamment à propos de la définition juridique exacte de ces différents accords. Nous nous contenterons d'utiliser ces données comme des indices de la diversité des statuts et des conditions qui peuvent se dissimuler derrière une même profession.

Notes
609.

L'histoire du BTI est particulièrement mouvementée et liée aux aléas administratifs qui touchent la Direction du travail industriel puis Direction générale de l'industrie, responsable de cette publication. À partir de 1910 (nº39), le BTI est publié par le ministère de la Protection (Fomento), à partir de 1918 (nº114) par le ministère du Travail lui-même créé en 1916, par le ministère du Commerce et des Communications en 1926 (nº129), et enfin par le ministère de l'Économie en 1944 (nº163).

610.

Ministério das Obras Públicas do Comercio e da Industria / Repartição de Estatística, Anuário Estatístico de Portugal - 1884, 1886, Tableau 14

611.

Les corporations sont officiellement abolies au Portugal en 1834. Cette évolution est retracée dans : Miriam Halpern Pereira, «Artesãos, operários e o liberalismo – dos privilégios corporativos para o direito ao Trabalho (1820-1840)", Ler História, nº14, 1988, pp. 41-86-

612.

Encore faudrait-il voir de plus près les critères utilisés pour identifier les différentes catégories d'unités industrielles. Miriam Halpern Pereira souligne le manque de rigueur de l'administration des finances à cette époque. On abusait volontiers des termes «fabriques" et «fabricants". M. H. Pereira, Diversidade e Assimetrias…, op. cit., p. 24.

613.

Taxas de Remuneração de Trabalho oficialmente estabelecidas 1934-1944, INE, Lisbonne, 1945, 483 p.

614.

Selon l'expression de Fátima Patriarca, A questão social no Salazarismo…, op. cit., vol. 1, 2º partie. La principale conséquence de l'instauration de l'ETN est la mise en place d'un nouveau corporatisme, avec la fin des libertés syndicales, un seul syndicat par profession et par district étant officiellement reconnu.

615.

En introduction à ce volume, l'INE annonce la publication prochaine du reste de l'enquête. Nous n'en avons pas trouvé la trace.