Des métiers et des spécialités

Commençons par voir ce que dit João Freire sur l'organisation de ce secteur. Pour l'époque étudiée – la première moitié du XXe siècle – l'usine métallurgique typique est décrite comme une« fédération d'ateliers" où chaque« métier" règne en maître : chacun de ces métiers s'organise dans un atelier, c'est-à-dire dans« un espace qui lui est propre et qu'il domine complètement, sans le partager avec aucun autre" 621 . La division en métiers correspond à une répartition des tâches : travail de fonderie, de ferronnerie, pose de charpente métallique, réalisation de produits finis (boîtes, clous, canalisations…). D'un métier ou d'une technique à l'autre, les modes de différenciation et la rigueur des clivages varient. Le serralheiro (serrurier) peut être par exemple considéré comme« un généraliste du travail des métaux". On en trouve dans toutes sortes d'ateliers et dans de nombreux secteurs d'activité : les usines de métallurgie mais aussi le bâtiment, la construction navale, etc. Si l'apprentissage s'effectue généralement à partir du« métier de base", la carrière professionnelle se construit autour de spécialisations en fonction du secteur d'activité ou de l'utilisation de machines particulières : d'où l'apparition, par exemple, du serralheiro civil, serralheiro mecânico, torneiro mecânico (serrurier civil, serrurier mécanique, tourneur mécanique). Chez les caldeireiros (chaudronniers), c'est en fonction du matériau travaillé que s'opère une division précise. Ainsi, on distingue nettement les caldeireiros de ferro (sur fer) et les caldeireiros de cobre (sur cuivre). João Freire souligne aussi que si certains métiers nécessitent un apprentissage parfois très long – 12 ans pour faire un bon serralheiro-civil – d'autres recrutent en fonction de qualités physiques innées. Dans l'exercice quotidien de leur métier, tout autant que la maîtrise du geste technique, ce sont la robustesse et la résistance physique qui peuvent déterminer la valeur d'un caldeireiro ou d'un ferreiro (ferronnier). Dans ce cas, les savoir-faire se trouvent en concurrence avec les prédispositions individuelles. Si l'image d'un secteur dominé par des métiers qualifiés reste en grande partie valable, João Freire émet un autre type de réserve. Dans la métallurgie, en particulier dans les plus grands ateliers, une part importante de la main d'œuvre est composée de travailleurs sans qualification – les fameux trabalhadores ou serventes – le plus souvent affectés à des tâches de transport ou de manutention. Selon João Freire, cette main d'œuvre stable, essentielle à la production, est surtout recrutée parmi les ouvriers âgés, accidentés ou invalides 622 .

Le dépouillement des rapports de l'enquête de l'IOP permet de préciser ces observations. Nous avons vu que dans un premier temps les enquêteurs de l'IOP ont hésité dans le choix de leur objet d'étude entre le groupe des métallurgistes ou chacune des professions qui le compose. Dans un deuxième temps, c'est la limite entre professions et spécialités qui soulève quelques interrogations. Certaines activités n'ont pas droit à des noms très précis. C'est par exemple le cas dans la serralheira civil : des ouvriers se consacrent uniquement à la réalisation de portails, de grilles, de fourneaux ou de poêles, d'autres à la confection de balances ou de coffres, et enfin un troisième groupe à celle de serrures et de clefs. Dans l'enquête de l'IOP, toutes ces activités sont rassemblées dans une même fiche car, selon l'enquêteur,« il s'agit de petites ramifications d'une même profession". Ainsi, est fixée la limite à ce qui peut être reconnu comme constituant une profession :« il est évident qu'il doit y avoir de légères différences dans les aptitudes requises pour la réalisation de chacun de ces groupes de travail. Mais il n'est pas moins évident que l'apprentissage doit se réaliser de façon à ce que l'ouvrier soit apte et habilité à exécuter chacune de ces fonctions". En ce qui concerne l'orientation professionnelle,« le diagnostique d'aptitude doit être fait sans tenir compte de ces ramifications" qui, selon l'enquêteur, restent« purement occasionnelles" 623 .

Une activité qui reçoit un nom peut-elle pour autant être considérée comme une profession à part entière ? Au début du siècle, le manuel de serrurerie mécanique publié dans la collection de la Biblioteca de Instrução Popular définit plusieurs types de tâches au sein de cette activité : le travail de traçage, d'ajustage et de montage. Ces différentes tâches sont effectuées respectivement par des traceurs, des ajusteurs et des monteurs. Cependant pour l'ingénieur Carlos Pedro da Silva, auteur du manuel,« un bon professionnel de serrurerie mécanique doit toutes les connaître à fond et les exécuter de manière indifférente" 624 . Quelques années plus tard, l'IOP ne dit pas autre chose quand il explique que l'apprentissage du« métier" de serrurier mécanique commence par l'ajustage et se termine par le montage, dernier échelon de la carrière 625 . Le répertoire de l'INE ne mentionne d'ailleurs pas les professions de traceur, d'ajusteur et de monteur. Ces termes n'apparaissent pas non plus dans les déclarations que nous avons recueillies. Nous avons affaire ici à une taxinomie interne au monde du travail qui n'a pas conduit à l'élaboration d'identités professionnelles spécifiques.

Dans les registres paroissiaux et civils consultés, le terme serralheiro apparaît dans sept types de déclarations : serralheiro, serralheiro mecânico, serralheiro electricista, serralheiro naval, ajudante de serralheiro, aprendiz de serralheiro, ajudante de serralheiro mecânico. Le terme de serralheiro peut donc se décliner en fonction d'une spécialisation (mecânico), du secteur d'activité (naval), ou d'une hiérarchie professionnelle (ajudante, aprendiz). Il peut aussi être associé à une autre profession (electricista). Pour rester sur la question de la spécialisation dans la constitution des identités professionnelles, intéressons-nous plus particulièrement au binôme : serralheiro/serralheiro mecânico. Les publications de la Biblioteca de Instrução Profissional et de l'IOP relèvent une autre appellation professionnelle très courante, celle de serralheiro civil. Comment peut-on expliquer son absence dans notre liste de déclarations ? La distinction entre serralheiro civil et serralheiro mecânico est bien établie dans les diverses publications que nous citons et nous y avons déjà fait allusion plus haut. Le premier est plus particulièrement lié au vaste secteur du bâtiment et peut travailler en atelier ou à l'extérieur. Le deuxième se rencontre surtout dans les ateliers de métallurgie proprement dits. Dans les faits, il n'existe pas de grandes différences entre les fonctions du serralheiro et celles du serralheiro civil. D'après la publication de l'INE de 1945 qui nous sert de référence, les serralheiros se rencontrent dans à peu près tous les secteurs : la construction, mais aussi l'industrie des métaux, dans les fabriques les plus diverses – de vaisselle, d'allumettes, les filatures, de boutons –, dans les entreprises minières, et enfin dans le secteur des transports. En revanche, l'appellation de serralheiro civil, comme celle de serralheiro mecânico, est quasiment exclusivement réservée à l'industrie de la métallurgie. Dans ce cas, les différences de dénomination correspondent davantage à des usages particuliers à des secteurs qu'à l'élaboration d'une nouvelle identité professionnelle. La mention d'une spécialisation fait état de l'appartenance à un secteur d'activité qui possède lui-même une identité assez marquée. Ainsi, si on ne se déclare pas« métallo", il est néanmoins possible de se distinguer des serralheiros qui travaillent en dehors de la branche métallurgique.

Notes
621.

J. Freire, op. cit., p. 92.

622.

Ibid., p. 95.

623.

Rapports de Manuel Subtil, 21-06-1922, IOP-ANTT.

624.

Manual de Serralharia Mecânica, Lisbonne, Biblioteca de Instrução Profissional, s.d., p. 4.

625.

Faria de Vasconcelos, Manuel Subtil, Fernando da Costa Cabral, O Serralheiro Mecânico, Lisbonne, IOP, 1938, p. 4.