Modes de production et types d'emplois

Ce qui ressort des sources, c'est l'idée d'une faible spécialisation des fonctions. L'existence de quelques professions phares – des métiers, le vocabulaire des brochures de la Biblioteca de Instrução Profissional et de l'IOP est fluctuant – s'explique surtout par la structure économique de cette branche. Les remarques d'Emílio Costa dans le premier numéro du Bulletin de l'IOP valent particulièrement pour le secteur de la métallurgie :« au Portugal, on peut dire que c'est seulement à Lisbonne et à Porto, et pas toujours, qu'une spécialité peut être rémunérée (…) dans un pays de vie industrielle peu intense, l'ouvrier très spécialisé tend à venir grossir le bataillon des chômeurs" 626 .

Encore faut-il distinguer la conjoncture du début du siècle et celle des années trente. Les manuels de la Biblioteca de Instrução Profissional sont confiants dans le devenir du secteur et insistent volontiers sur l'augmentation des cadences de production et sur le caractère de plus en plus répétitif des gestes des ouvriers du début du siècle. Ils évoquent l'existence dans les grands ateliers ou fabriques métallurgiques« d'ouvriers spécialisés en fonction de leurs aptitudes, dans les fonctions de traceur, d'ajusteur et de monteur et qui sont employés exclusivement dans l'une d'entre elles, qui s'entraînent et se perfectionnent ainsi au maximum". Cette évolution est jugée positive :« ce système donne un très bon rendement, très supérieur à celui produit par l'emploi cumulé de l'ouvrier dans toutes les phases du travail de métallurgie (serralharia mecânica), mais ceci est uniquement valable dans la grande industrie où les tâches se répètent constamment" 627 . La figure de l'OS n'est pas très loin, bien qu'on hésite encore entre spécialisation et professionnalisation. La spécialisation dans une tâche précise n'est pas décrite comme une déqualification, bien au contraire.

Deux décennies plus tard, l'IOP insiste davantage sur la nécessité de former de bons professionnels« généralistes" que sur la rationalisation des modes de production, une évolution qui n'est d'ailleurs jamais évoquée. Au cours de la première moitié du XXe, nous ne pouvons pas repérer au Portugal dans le secteur de la métallurgie de processus global de déqualification. Si nous nous en tenons à nos sources qui ne donnent qu'une vision partielle des phénomènes, c'est même plutôt l'inverse qui semble se produire. Pour João Freire, l'automatisation de certaines productions industrielles, et en premier lieu de la métallurgie, a sans doute contribué à affaiblir le« système de métier". Mais l'introduction de la mécanisation au Portugal au cours des premières décennies du XXe siècle est restée relativement « douce". Elle n'a pas été perçue comme un facteur de déqualification globale des ouvriers 628 .

L'organisation du secteur de la métallurgie répond avant tout à une nécessité économique, dictée par la persistance d'un certain type de production – des objets de consommation courante, relativement peu sophistiqués – plutôt assurée par des entreprises de taille modeste. Il n'existe donc pas de mentalité propre au Portugal qui aurait fait du métier le paradigme indépassable de l'organisation du travail. Les brochures d'instruction professionnelle font toujours référence à la modernité des techniques, mais jamais à la tradition des métiers.

Il faudrait certainement davantage insister sur les conséquences de la lenteur du mouvement général de modernisation de la production industrielle. Les responsables de l'IOP s'en font d'ailleurs l'écho :« au Portugal , il n'existe pas bien sûr d'industrie sidérurgique et la métallurgie ne connaît pas de grand développement, elle se limite à peine à la serrurerie (serralheira) et à un peu de fonderie" 629 . Au moment où l'IOP lance son enquête, la seule entreprise portugaise à avoir un temps tenté d'introduire la sidérurgie au Portugal vient de fermer ses portes 630 .

Cependant, sur l'ensemble du territoire portugais, Fernando Rosas a recensé une vingtaine d'entreprises dans le secteur de la métallurgie et de la mécanique, qui emploient à la fin des années 1930 chacune plusieurs centaines de salariés 631 . La production de biens d'équipement – machines agricoles, machines industrielles, équipements pour les automobiles, équipements des compagnies de chemin de fer – pouvait être à l'origine de grandes concentrations d'effectifs. Nous connaissons très mal les formes de travail et le type de salariat qui existaient dans ces établissements. L'enquête de l'IOP se contente de donner une vision globale de la situation de cette branche d'activité en privilégiant la réalité la plus évidente, c'est-à-dire celle des ateliers de dimension modeste. Les productions plus singulières mais qui revêtent pourtant une grande importance sur le plan économique sont ignorées. Les conclusions de l'IOP reflètent sans aucun doute assez bien l'état du tissu industriel urbain et notamment celui d'Alcântara. Dans les années 1930, Alcântara n'est plus en pointe dans ce secteur d'activité. À cette époque, la grande industrie est en recul dans le quartier. Ce type de production se concentre à l'extrême périphérie de l'agglomération et notamment sur la rive sud du Tage 632 . On aurait cependant tort de décrire les« métallos" d'Alcântara uniquement comme des professionnels imprégnés de traditions qui exerceraient leur métier dans les modestes ateliers du quartier. L'exemple de la compagnie Carris, que nous traiterons plus loin, montre que certains emplois du secteur industriel en ville pouvaient être associés à des statuts complexes, où le lien avec l'entreprise prenait le pas sur le métier.

Mais, nous trouvons d'autres traces qui attestent, dès le début du XXe siècle, des limites du« système des métiers" décrit par João Freire. La profession de serralheiro occupe une place centrale dans l'univers industriel de Lisbonne durant la première moitié du XXe siècle. Les remarques de João Freire et nos propres observations à partir des actes de l'état civil vont dans le même sens. Le serralheiro serait en quelque sorte l'archétype du métier possédant une forte identité. Si nous nous en tenons au pouvoir d'attraction exercée par cette profession sur les jeunes générations, l'enquête de l'IOP le confirme. Parmi les 600 élèves interrogés par l'Institut à la fin des années vingt, près du tiers des garçons (30,2%) déclarent spontanément vouloir exercer la profession de serralheiro. Celle-ci arrive en tête des vœux exprimés. Selon Fario de Vasconcelo, auteur du rapport, ce chiffre est comparable à ceux observés dans d'autres pays européens 633 . Mais l'information la plus intéressante réside dans l'explication donnée à ce résultat, une explication qui devient spécifique au Portugal et plus particulièrement à Lisbonne. Selon une enquête complémentaire, une grande majorité des garçons souhaitent choisir la carrière de serralheiro dans l'espoir d'intégrer les arsenaux militaires, notamment ceux de la marine, qui offrent à leurs salariés un statut comparable à celui de fonctionnaire 634 .

C'est donc davantage la recherche d'un emploi assurant une condition avantageuse, et non le lien affectif avec un métier, qui motive le choix de la carrière professionnelle. Malgré la faiblesse endémique de ce secteur, travailler pour les arsenaux a toujours été perçu comme un privilège. Ceci certainement à juste titre comme le montre le parcours, près d'un siècle auparavant, de José Maria Chaves, un serralheiro embauché dans les ateliers de l'Arsenal militaire (Arsenal do Exército) dans les années 1830. Grâce à sa position professionnelle, il eut la possibilité de suivre des cours du soir à l'Académie de la Marine. Il put ainsi étudier la mécanique, la géométrie, mais aussi le français et l'anglais. Sa participation très active aux mouvements révolutionnaires qui agitaient le Portugal durant ces années-là, lui valut d'être renvoyé de l'Arsenal militaire. Il intégra alors le Conservatoire des arts et métiers (Conservatório das Artes e Ofícios) et décrocha un nouvel emploi à l'Arsenal de la marine. Peu après, il se mit à son compte et devint à la fois« patron et ouvrier d'un établissement de métallurgie". Par la suite, il sera rédacteur du journal ouvrier« O Eco dos Operários" et s'engagera dans la vie politique en se présentant à diverses élections 635 . Deux générations plus tard, au début du XXe siècle, les établissements militaires sont encore le lieu idéal où un ouvrier bien formé peu espérer faire carrière. Car s'est bien une élite ouvrière qui est employée dans ces usines ou ces chantiers. D'où probablement les nombreux témoignages de militants syndicalistes et politiques – les rares ouvriers qui écrivent – où sont évoqués les arsenaux. Ainsi, le militant anarchosyndicaliste Emídio Santana, fils de« métallurgiste", fut un temps tenté d'entrer dans les arsenaux militaires. Son témoignage est assez éloquent :« Mon oncle maternel, Agostinho de Carvalho, militant socialiste, était à l'époque Maître de l'atelier mécanique de l'Arsenal de la Marine. Il était bien considéré. Ma mère pensait qu'à travers lui, j'aurais pu entrer à l'Arsenal. Le personnel des établissements industriels militaires bénéficiait de bons salaires, de jours fériés, de congés payés, de la retraite et le travail était protégé par les statuts" 636 . Dans les années 1930, cette activité est en déclin à Lisbonne. Nous trouvons pourtant dans la littérature populaire de l'époque des traces qui attestent du prestige que pouvait tirer un salarié de l'Arsenal de son statut. Quand on est employé de l'Arsenal, on se dit volontiers« ouvrier à l'Arsenal", même si on exerce une profession qualifiée 637 .

L'exemple des ouvriers des arsenaux militaires nous permet finalement d'insister sur les différences de condition et de statut au sein d'une même profession. Nous ne donnons ici qu'un rapide aperçu d'un phénomène qui peut être cependant assez bien illustré par les taux de rémunération enregistrés par l'INE. Pour les serralheiroscivis et mecânicos – ces salaires sont presque toujours fixés à la journée. On ne note quasiment qu'une seule exception avec les entreprises de chemin de fer où des arrêtés fixent des salaires mensuels. Inégalités dans les modes de rémunération mais aussi inégalités dans les revenus, cela va du simple au double : 14$80 638 la journée pour des serralheiros d'une fabrique d'allumettes de Lisbonne (fixé par un contrat collectif de travail signé en 1938) et jusqu'à 32$80 la journée pour la même profession dans des entreprises de transports urbains par voie ferrée, toujours de la capitale (un arrêté de 1943) 639 . Le troisième type d'inégalité de condition tient aux possibilités de carrière. Ainsi, dans cette même entreprise de transport, les salaires sont fixés en fonction de la spécialisation et des années d'ancienneté, de 25$60 à 32$80 la journée. Dans la fabrique d'allumettes, un salaire unique est prévu. Les entreprises de métallurgie distinguent en général les serralheiros de première, de deuxième et de troisième classe. Sinon, ce sont les vielles catégories d'apprenti (parfois pré-apprenti) et d'aide (ajudante) qui font fonction de hiérarchie dans les ateliers. En tout cas, plus que le métier exercé, c'est bien le statut offert par l'employeur qui semble déterminant dans la définition de la position sociale.

Notes
626.

E. Costa, «Inquéritos", Boletim IOP, 1928, nº1

627.

Manual de Serralharia Mecânica, Biblioteca de Instrução Profissional, Lisbonne, s.d., p. 3. Les verbes «entraîner" et «répéter" sont en italique dans le texte original.

628.

J. Freire, ibid., p. 177.

629.

F. de Vasconcelos, E. Costa, F. da Costa Cabral, O Serralheiro Civil, op. cit., p. 12. L'IOP évalue à 3 000 le nombre de serralheiro civil au Portugal, dont 1 200 à Lisbonne, et à 7 000 le nombre de serralheiro mecânico, dont 4 000 à Lisbonne.

630.

Il s'agissait de l'Empresa Industrial Portuguesa installée à Santo Amaro – cf. chapitre 1.

631.

Fernando Rosas, «O Estado Novo (1926-1974)", dans História de Portugal, sous la direction de José Mattoso, Lisbonne, Círculo de Leitores, 1994, vol. 7, p. 75.

632.

cf. chapitre 1.

633.

Faria de Vasconcelos, Investigações Experimentais X : « Os motivos da escolha da carreira, estudo de 600 processos de alunos", Lisbonne, IOP, 1934, 13 p.

634.

La construction navale portugaise possède une longue tradition qui remonte aux temps des Grandes Découvertes. Jusqu'au début du XVIIIe siècle, se sont les villes de Porto et Vila Nova de Gaia qui abritent les grands centres de construction des navires de guerre. Après le grand tremblement de terre (1755), est construit à Lisbonne, à deux pas du Terreiro do Paço, l'Arsenal de la Marine. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, l'établissement négocie difficilement les mutations techniques, et notamment le passage du bois au fer comme élément principal de la construction des navires. L'État portugais est critiqué pour passer ses commandes à l'étranger au mépris de la production nationale. L'activité se maintient cependant jusqu'aux années 1930, avec une forte poussée au moment de la Première Guerre mondiale. En 1936, le dernier navire de guerre construit par l'Arsenal de la Marine de Lisbonne est achevé. Peu après, l'activité est transférée à Alfeite, sur la rive sud du Tage. M. F. Mónica, Artesãos e operários, op. cit., pp. 113-115 ; Carlos Gomes de Amorim Loureiro, Estaleiros Navais Portugueses - I Arsenal da Marinha, Lisboa, 1960, 102 p.

635.

A Candidatura d'um operario, s.d., BN-RES.

636.

Emídio Santana, Memórias de um militante anarco-sindicalista, Lisbonne, Perspectivas e Realidades, 1985, p. 42. Emídio Santana parle des «quadros" qui régulent les conditions de travail. Le mot fait à la fois référence au statut mais aussi au personnel qui en bénéficie. Appartenir aux «quadros" c'est être embauché définitivement par l'entreprise, à travers un contrat.

637.

Nous faisons référence ici à un personnage du Galã d'Alcântara. Armando Ferreira, O galã d'Alcântara, op. cit. Les arsenaux de la Marine ferment dans les années 1930, mais l'armée portugaise possède encore à Lisbonne plusieurs établissements industriels où sont produits de nombreux biens de consommation courante : alimentation, matériel, armement, etc.

638.

Les montants des salaires et des pensions sont indiqués en escudo (symbole $). Ces informations sont données dans un but comparatif à une période donnée et non comme valeur constante.

639.

Les noms des entreprises concernées ne sont pas précisés. Nous ne connaissons que le secteur d'activité. Nous pouvons au passage souligner la différence de salaire entre un ouvrier de métier, dans ce cas serralheiro, et un ouvrier spécialisé (oficial especializado) : à Lisbonne le salaire dans une fabrique de métallurgie va de 8$80 pour un ouvrier spécialisé de 2e classe à 10$40 pour un ouvrier spécialisé de 1ère classe (arrêt sur les salaires minimaux de 1943).