L'électricien

En ce début du XXe siècle, l'énergie électrique est la grande affaire dans le domaine des progrès techniques. Toutes les branches d'activité sont touchées, les modes de production dans les usines et dans les ateliers, la vie quotidienne dans les espaces publics et privés. Les transports ou l'illumination des rues donnent une autre image de la ville. C'est sous cet angle, et à travers un regard quelque peu naïf sur les bienfaits du progrès et de la modernité, que sont effectués les premiers bilans des changements provoqués par la diffusion de l'électricité au Portugal. On loue« les magnifiques bénéfices" de cette nouvelle énergie. L'électricité change le rapport au travail :« dans l'industrie et dans le bâtiment, elle soulage le dur labeur des hommes qui n'ont plus à effectuer des travaux violents et des déplacements inutiles" . Mais elle s'immisce aussi dans la vie privée : « elle apporte une assistance puissante et irremplaçable : elle nous réchauffe en hiver et nous rafraîchit en été, elle nous permet de réaliser toutes les tâches domestiques avec un effort minimum…" 641 .

Dans les années 1930, l'électrification du Portugal n'en est plus à ses débuts 642 . Les premières illuminations publiques ont eu lieu cinquante ans auparavant. En 1891, les Companhias Reunidas Gás e Electricidade (CRGE) obtiennent la première concession de production et de distribution d'électricité. Une étape décisive est franchie en 1901 avec le début de l'électrification du réseau de tramway de la compagnie Carris. La société de transport urbain possède sa propre centrale thermique dans le quartier de Santos. Durant les deux premières décennies du XXe siècle, le système de production est encore organisé à un niveau régional. À Lisbonne, à partir de 1908, la principale centrale est implantée sur les bords du Tage, à la limite des quartiers d'Alcântara et de Belém. Après une période de transition, est inaugurée en 1918 au même endroit la Centrale Tejo qui dote Lisbonne d'une infrastructure comparable à celle des autres grandes villes européennes. Dans les années 1930, la production de cette centrale – une puissance globale de 50 000 Kw – suffit à satisfaire la consommation, en constante augmentation, de la capitale. À la même époque, l'électrification du pays devient une priorité nationale. Des efforts sont engagés pour étendre des réseaux régionaux, assurer l'approvisionnement des villes et normaliser les fréquences. Les premiers grands barrages hydrauliques sont alors construits dans les montagnes du nord et du centre du pays.

Durant cette période, les métiers de l'électricité sont forcément en plein développement. Le nombre et le succès des publications qui leur sont consacrées en témoignent. Nous avons recensé dans le catalogue de la Bibliothèque nationale portugaise quatre manuels pour un total de six éditions entre 1910 et 1940 : Memorandum do Electricista (trois éditions entre 1916 et 1938) ; Novo Manual do Electricista (deux éditions avant 1939) ; A Chave da Electricidade (publié en 1933) ; et le manuel de l'IOP, O Montador Electricista, publié au début des années trente 643 . La brochure de l'IOP exceptée, ces livres sont avant tout des précis techniques qui font le point sur des connaissances théoriques et sur les différentes applications de l'électricité. Ils hésitent d'ailleurs à se fixer comme thème« l'électricité" ou« l'électricien", et de ce fait à donner davantage d'espace aux connaissances (les lois physiques et chimiques qui régissent le phénomène électrique) ou aux applications (les différents types de courants, de piles ou de moteurs).

Le« Mémorandum de l'électricien" apporte une touche légèrement différente. Il accorde une large place aux conseils pratiques : les tenues de travail recommandées, les précautions à prendre dans certaines situations – lors du maniement d'accumulateurs ou des interventions dans les centrales à haute tension –, la conduite à suivre en cas d'accident. Ce manuel est finalement le seul à faire référence à une pratique professionnelle. Il sera d'ailleurs celui qui aura le plus de succès, puisqu'il connaîtra trois éditions pour un total de 25 000 exemplaires 644 .

Dans ce contexte éditorial, la brochure d'une douzaine de pages publiée par l'IOP dans les années trente est un document atypique. Ici, les connaissances sur l'électricité sont passées sous silence. Les auteurs s'intéressent uniquement aux conditions d'exercice de la profession. Nous connaissons assez précisément le déroulement de l'enquête qui a abouti à cette brochure. Un premier document non daté et non signé, vraisemblablement rédigé au début de l'année 1926, permet de mieux situer l'électricien dans les classifications professionnelles courantes, à Lisbonne et à cette époque. Il s'agit d'un tableau intitulé :« spécialités professionnelles - métallurgistes" 645 . Deux colonnes le composent : à gauche, des professions (serruriers, chaudronniers, fondeurs, etc.), à droite des spécialités (serruriers mécaniques, serruriers de construction, chaudronniers de fer, chaudronniers de cuivre, etc.). Parmi les professions apparaît« électricien" avec comme subdivisions : monteurs, monteurs de ligne, construction d'appareils, bobinage, de tableau, contrôle de machines. Nous avions déjà repéré la proximité entre serruriers et électriciens à travers la déclaration d'un père de la Rua Feliciano de Sousa de profession« serralheiro electricista". La présence de l'électricien parmi les professions de la métallurgie ne doit pas surprendre. Elle ne fait qu'entériner une double réalité. Sur le plan de la représentation syndicale, les électriciens et leurs différentes spécialités sont affiliés au Syndicat d'union métallurgique. Dans les cursus de l'enseignement technique, et notamment à l'École industrielle Marquês de Pombal d'Alcântara, l'électricité est enseignée comme une branche particulière de la métallurgie. La réunion de ces deux univers professionnels naît aussi d'une proximité, au moins initiale, entre les techniques et les savoir-faire. Dans les centrales électriques où la mécanisation est importante, les électriciens utilisent les mêmes outils que les« serruriers" 646 .

L'identité des personnes contactées au cours de l'enquête de l'IOP nous renseigne aussi sur l'image de l'électricien dans la société portugaise de la fin des années vingt. Ici, pas question de s'adresser à des représentants institutionnels ou à des dirigeants syndicaux. Ce sont des techniciens, des hommes de terrain qui sont interrogés et le panel est assez diversifié : « un bon ouvrier électricien qui connaît son métier et son aspect social au Portugal ", « un gérant technique de la Société Herman Lda", « un monteur qui travaille pour son compte", « un petit industriel", « un professeur belge directeur d'installations électriques" 647 .

L'IOP parvient ainsi à dresser un portrait des« industries de l'électricité". On notera l'emploi du pluriel qui renvoie à l'ambiguïté de l'objectif de l'enquête. S'agit-il de réunir des éléments sur un secteur d'activité, un métier, des professions ou des spécialités ? Le métier, c'est celui d'électricien. La premier phrase de la brochure« O montador electricista" le confirme :« le métier d'électricien a pour objet les différentes fonctions liées aux applications de l'électricité dans la vie courante" 648 . Pour autant, les subdivisions en spécialités sont complexes. Elles renvoient à des réalités professionnelles très éloignées les unes des autres et la taxinomie proposée par l'IOP sous-entend l'existence d'une hiérarchie implicite qui va de l'ouvrier à l'ingénieur. Le terme« métier" dévient ici synonyme de« branche professionnelle". Des missions très variées sont en effet confiées aux différentes spécialités :

  • Le monteur électricien installe et monte les fils, les interrupteurs, les tableaux pour la lumière et pour les sonnettes, les lignes téléphoniques. Certains monteurs électriciens installent des moteurs, des postes de transformateur, des stations centrales.
  • Des ouvriers spécialisés s'occupent du montage des lignes aériennes et souterraines.
  • Certains électriciens construisent exclusivement des appareils électriques de petite ou de grande dimension : machines, générateurs, etc.

Destraitent du bobinage d'électrodes ou d'inducteurs.

  • Des ouvriers sont spécialisés dans le contrôle des tableaux des centrales, ou des moteurs électriques, des générateurs et des distributeurs de courant.

Les, formés dans des écoles supérieures, exercent enfin les plus hautes fonctions dans 649 .

Les enquêteurs de l'IOP concluent cette énumération en soulignant la« diversité des métiers de l'électricité". En un paragraphe, on est passé du« métier d'électricien" aux «métiers de l'électricité". L'organisation de la brochure rajoute à la confusion. Consacrée initialement à la profession de« monteur électricien", elle finit par aborder indistinctement la fonction et les conditions de travail des« bobineurs" ou des« serruriers électriciens de haute tension". La confusion du texte de l'IOP reflète l'instabilité de la nomenclature professionnelle. Certes, la définition claire et précise des différentes professions qui seraient opposées aux simples spécialités ne fait pas forcément partie des objectifs de l'Institut. L'exercice serait de toute façon assez vain et ne correspondrait qu'à une photographie instantanée, valable uniquement le temps de l'observation. Une telle classification est par nature toujours provisoire. Elle évolue sans cesse en fonction de la diffusion des progrès techniques et des transformations du marché du travail.

La situation des« industries électriques" est paradoxale. Après bien d'autres auteurs, l'IOP souligne que cette activité est le symbole de la modernité. Pour l'Institut, ces différences spécialités professionnelles sont des métiers d'avenir. Mais cette affirmation repose davantage sur une constatation générale des progrès techniques que sur une observation précise de l'évolution du marché du travail :« toute la vie des sociétés modernes est étroitement liée aux applications de l'électricité, (…) ces professions constituent donc un vaste domaine ouvert à l'orientation professionnelle et à l'apprentissage" 650 .

Pourtant, à la fin des années vingt, les enquêteurs découvrent un secteur en crise. Les difficultés d'embauche et les périodes de chômage sont fréquentes. Le contexte économique défavorable en est en partie responsable. Mais un autre phénomène, cette fois spécifique à cette branche d'activité, est évoqué. Certaines tâches peuvent être en effet facilement exécutées par des individus habiles mais sans grande préparation technique. Ainsi, les électriciens professionnels sont-ils souvent concurrencés par de nombreux« amateurs ou curieux", notamment pour des interventions ou des réparations chez des particuliers ou dans des ateliers de petites entreprises. En toute rigueur, le terme amateur est ici impropre, puisque tout indique que ces services sont rémunérés. Il renvoie à une différence de qualification et de pratique. Dans l'esprit des enquêteurs de l'IOP, qui reproduisent ici certainement l'opinion des« professionnels" interrogés, ces« amateurs" seraient moins compétents. La société leur reconnaît cependant un savoir-faire suffisant puisqu'ils parviennent à concurrencer les électriciens« professionnels". Selon l'IOP, l'absence au Portugal d'institutions de placement et de contrôle des nouveaux apprentis ne fait que renforcer ce« retard dans la professionnalisation" de l'activité. Il ne faut pas non plus compter sur un autocontrôle direct des électriciens car il n'existe pas de« forte solidarité entre ces ouvriers" 651 .

On peut donc exercer l'activité d'électricien sans pour autant être reconnu comme professionnel à part entière. Le document ne précise pas où se situe la frontière exacte entre électriciens« amateurs" et électriciens« professionnels". Nous pouvons suggérer que la nature de la formation contribue à séparer les deux groupes. Nous serions donc en face d'une double opposition classique entre« amateurs" autodidactes et« professionnels", dont la qualification est sanctionnée par une formation ou un apprentissage officiellement reconnus 652 . Le caractère exclusif de l'activité doit certainement apparaître comme un autre critère de reconnaissance du degré de professionnalisation : l'électricien professionnel serait celui dont l'activité consiste exclusivement, ou pour l'essentiel – cela reste à déterminer –, à exercer cette profession 653 . Ces questions restent en suspens. Nous retenons cependant que dans le cas des électriciens, le savoir-faire et une certaine pratique ne sont pas suffisants pour assurer la reconnaissance d'une identité professionnelle spécifique. Il existe différents degrés de professionnalisation en fonction des parcours individuels. À ces degrés de professionnalisation correspondent probablement des différences de prestige et de position dans les hiérarchies sociales.

En s'intéressant à ce secteur d'activité, l'IOP s'est heurtée à la subtilité des distinctions de statut et de condition que les nomenclatures professionnelles ne parviennent pas toujours à traduire. Il existe des différences de durée de travail et de salaire suivant les spécialités. Les« ouvriers monteurs" travaillent par exemple moins en été et en automne. Ils connaissent plus fréquemment le chômage et sont moins bien payés que les bobineurs. Les hiérarchies au sein de la profession font l'objet de nombreux commentaires. Le monteur correspond au« premier degré de cette branche professionnelle". À l'opposé, on trouve le« technicien électricien" qui doit suivre une formation professionnelle. Il est« l'auxiliaire indispensable de l'ingénieur, qu'il peut remplacer dans certains cas". La mention dans un même rapport du statut d'ouvrier et de celui d'ingénieur, normalement bien distingués par l'IOP, semble attester l'idée d'un continuum de fonctions dont la hiérarchie s'établit d'après le niveau de formation requis. Mais les formes d'emploi sont aussi pointées comme des facteurs discriminants. Ainsi, est soulignée la spécificité des« employés des centrales électriques" qui, au passage, perdent le statut de simples ouvriers 654 .

C'est cette même diversité des formes d'emploi qu'enregistre l'INE en 1945. Pour la profession« électricien", on distingue un groupe relativement homogène. Il s'agit des électriciens employés dans les entreprises de« production et de distribution d'électricité", dans les« entreprises de transports urbains par voie ferrée" et dans les« chemins de fer". La plupart sont payés au mois, leur revenu progresse à l'ancienneté et il existe au sein des entreprises des hiérarchies internes à partir desquelles peuvent se construire des carrières. Ces hiérarchies peuvent coexister avec les catégories traditionnelles d'apprenti, d'aide et d'ouvrier de métier. Les salaires débutent autour de 700$ par mois dans les compagnies de chemin de fer et il est prévu une marge de progression de 30%. Dans les entreprises de production et de distribution d'électricité, le salaire mensuel d'un chef électricien peut atteindre 2700$. Les autres types d'emploi sont beaucoup moins avantageux. On les trouve dans toutes sortes d'entreprises : fabriques de pâtes alimentaires, ateliers d'appareils et d'articles électriques, fabrique d'allumettes, et dans le secteur de la minoterie, pour s'en tenir à des exemples pris à Lisbonne. Dans ces cas, les salaires sont fixés à la journée : de 25$ à 30$ pour un électricien de première classe, de 10$ à 15$ pour un aide, et autour de 5$ pour un apprenti. Les statuts professionnels se déclinent exclusivement en fonction des hiérarchies traditionnelles : ouvriers de métier (oficiais), aides et apprentis ou parfois, et cela revient au même, ouvriers de 1ère, 2e et 3e classe.

Dans la publication de l'INE, le secteur de l'électricité n'apparaît qu'à travers la profession d'électricien. Il n'y est pas fait référence aux monteurs, ni aux bobineurs ou aux techniciens électriciens. On trouve des salariés bobineurs mais seulement dans les fabriques de tissage, où cette dénomination correspond à d'autres tâches, sans rapport avec l'électricité. Le terme technicien est lui absent du recueil. La profession d'ingénieur électricien n'est pas non plus mentionnée. Ainsi, à la fin des années 1930, les professions de l'électricité se caractérisent par une faible diversité de la nomenclature professionnelle, tant sur les lieux de travail que dans les usages courants, mais aussi par une forte hiérarchisation des statuts en fonction des niveaux de qualification et des types d'emploi.

Notes
641.

Ces citations sont extraites de : Paulo de Barros, História da Electricidade, Lisboa, Seara Nova, 1939, p. 83.

642.

Un processus retracé par Mário Mariano, História da Electricidade, Lisbonne, A. P. Edições, 1993, 215 p.

643.

Pour les références exactes : Daniel Marques, Memorandum do Electricista, 3 éditions : 1916, 1924, 1938 ; H. Pinto Morais Sarmento, Novo Manual do Electricista, Biblioteca de Instrução Profissional, 2 éditions : s.d., 1939 ; Olivia Junior, A Chave da Electricidade, Biblioteca de Ensino Técnico, 1933 ; Faria de Vasconcelos, Manuel Subtil, Fernando da Costa Cabral, Monografias profissionais IV : O Montador Electricista, Lisbonne, IOP, s.d.

644.

D. Marques, Memorandum do Electricista, Lisbonne, 3e édition, 1938, préface. L'édition concerne tous les pays de langue portugaise : le Portugal et ses colonies africaines mais aussi le Brésil.

645.

IOP-ANTT.

646.

E. Costa, «Elementos para uma monografia das indústrias eléctricas", février 1926, IOP- ANTT. Dans l'industrie textile, les électriciens sont très présents au XXe siècle, comme toutes les professions qui assurent la manutention des machines. Pour ces fonctions, les répartitions entre les différentes professions changent au fur et à mesure de la diffusion des progrès techniques : au XXe siècle, les serruriers et les électriciens remplacent peu à peu les menuisiers. N. L. Madureira (dir.), História do Trabalho…, op. cit., pp. 208-210.

647.

Lettre E. Costa, 15-12-1926, IOP-ANTT.

648.

F. de Vasconcelos, M. Subtil, F. da Costa Cabral, O Montador Electricista, op. cit., p. 5.

649.

Ibid. Nous reprenons ici les termes de la brochure publiée par l'IOP.

650.

E. Costa, «Elementos para uma monografia das indústrias eléctricas", février 1926, IOP-ANTT.

651.

Une remarque d'E. Costa à propos du regroupement des professions de l'électricité dans le syndicat de la métallurgie. E. Costa, «Elementos para uma monografia das indústrias eléctricas", février 1926, IOP-ANTT.

652.

Ces problématiques sont développées dans le dossier «Amateurs et professionnels" de la revue Genèses, nº36, septembre 1999. Voir notamment la présentation de Florence Weber et d'Yvon Lamy, pp. 2-5.

653.

Entre les amateurs et les professionnels, E. Costa distingue aussi une autre catégorie : les «semi-professionnels". Rapport du 4-12-1925, IOP-ANTT.

654.

Toutes ces citations sont extraites du rapport d'E. Costa de février 1926, IOP-ANTT.