Le chauffeur ou motorista

L'apparition du transport automobile est aussi à l'origine de nouvelles activités professionnelles, notamment les conducteurs de voiture, de camion ou de camionnette. Dans quelle mesure cette ou ces activités se transforment-elles en professions ? C'est encore une fois l'instabilité de la nomenclature qui retient l'attention. L'IOP utilise le terme de« chauffeur d'automobiles" (chauffeur de automóveis) pour désigner toutes les personnes qui ont pour profession conduire des voitures, mais aussi des camions ou des camionnettes. Dans le répertoire de l'INE, la profession de« chauffeur" n'apparaît pas. C'est uniquement le terme« motorista" qui est employé dans les accords salariaux. Jusqu'à la fin des années trente, les mots« chauffeur" et« motorista" sont parfois employés pour nommer d'autres activités qui n'ont qu'un lointain rapport avec les transports : le responsable de l'approvisionnement en combustible d'une machine à vapeur pour le premier ; celui qui contrôle le fonctionnement d'une machine motorisée pour le second 655 . Le terme motorista finira par désigner quasiment exclusivement la personne qui conduit un véhicule.

Si nous nous en tenons à l'enquête de l'IOP, à la fin des années vingt, il existe bien au Portugal la profession de« chauffeur d'automobiles" 656 . Il est même possible de dresser la liste des aptitudes physiques requises pour exercer cette profession. À cette époque, conduire un véhicule automobile n'était pas de tout repos. Les directions des vieux modèles de voitures sont« raides". Actionner les pédales d'embrayage et les manivelles des véhicules qui ne sont pas équipés d'un démarreur automatique exigent une« grande force musculaire" dans les bras et dans les jambes. Changer une roue et gonfler un pneumatique peut aussi se transformer en une véritable épreuve physique 657 . L'IOP enregistre ici les traces d'une gestuelle professionnelle qui peut être perçue comme le point de départ de l'élaboration d'une culture de métier. Dans cet univers professionnel, la masculinité est valorisée. Le culte de la force physique et de l'individualisme tient une place importante.

Si la tâche et le savoir-faire du chauffeur sont facilement identifiables, on ne peut pas en dire autant des formes de professionnalisation. Au moment où est effectuée l'enquête de l'IOP, cette profession est organisée uniquement sur la base du code de la route. Les travailleurs isolés sont les plus nombreux. Comme dans le cas des électriciens peut se poser la question de la distinction entre professionnels et non-professionnels. L'IOP évoque l'existence de« chauffeurs amateurs", en particulier en dehors des grandes villes. L'amateurisme est ici défini à partir du non-respect des dispositions légales qui réglementent la conduite : en un mot, ces chauffeurs amateurs n'ont pas le permis de conduire. L'activité rémunérée de chauffeur ne se présente pas forcément sous la forme d'un travail continu et à temps plein. Dans O Galâ d'Alcântara, un des personnages emprunte la voiture d'un ami« chauffeur" pour amener des touristes visiter les environs de Lisbonne 658 . Le service est payé mais il ne correspond pas à une activité professionnelle proprement dite. Dans ce cas,« être chauffeur" est juste un moyen de se faire ponctuellement un peu d'argent. La faible reconnaissance sociale de cette profession apparaît aussi à travers les résultats d'une enquête de l'IOP déjà citée. Moins de 2% des garçons interrogés à cette occasion envisagent spontanément la profession de chauffeur 659 .

Cependant, quand nous nous intéressons plus précisément aux hiérarchies internes à la profession et aux formes d'emploi que nous parvenons à identifier, cette première impression se modifie. Déjà dans les années 1930, il existe plusieurs spécialités. Les chauffeurs de service privé et de« camionnage" – les camionneurs – sont les mieux payés. Les chauffeurs de taxis ont de plus faibles revenus. Le répertoire de l'INE permet aussi de corriger l'image d'une profession dont les contours sont mal définis, et qui correspond à des activités précaires. Entre 1934 et 1944, les accords concernant des« motoristas de veículos automóveis" ne sont pas rares et surtout ils démontrent une certaine unité de condition. Pour ces chauffeurs qui travaillent sur des véhicules légers pour passagers, des véhicules légers de transport de marchandises, ou des véhicules poids lourd de transport de passagers ou de marchandises, les salaires sont toujours versés à la semaine. Il existe cependant une échelle très nette des revenus : les chauffeurs de véhicules légers gagnent moins que ceux de véhicules poids lourd et le transport de marchandise est mieux rémunéré que le transport de passager. En fonction de ces différents postes, les salaires peuvent aller de 100$ à près de 200$ la semaine. Une autre distinction s'opère entre les employés des« services publics" et ceux des« services particuliers ou privés". Le salaire peut inclure ou non l'alimentation. Le« service public" concerne la conduite des véhicules automobiles mis à la disposition du public pour le transport de passagers ou de marchandises. Le« service privé" se rapporte aux autres cas et notamment aux employés qui travaillent exclusivement pour un ou plusieurs individus ou pour le personnel d'une entreprise 660 .

Le document de l'INE enregistre uniquement des accords au sein d'entreprises. Tous les travailleurs indépendants auxquels faisaient allusion les enquêteurs de l'IOP sont ici ignorés. Nous pouvons néanmoins émettre l'hypothèse que le statut professionnel du chauffeur se définit surtout en fonction des formes d'emploi. À l'époque qui nous intéresse, cette activité bénéficie encore d'une nomenclature rudimentaire : chauffeurs de voiture particulière, chauffeurs routiers, chauffeurs de taxi, chauffeurs livreurs, etc. Toutes ces professions sont nommées de la même manière. Pourtant, il existe déjà au sein de certaines entreprises des statuts précis et différenciés qui laissent entrevoir les multiples manières d'exercer ces professions.

Notes
655.

Dans le répertoire de l'INE, on distingue les «motoristas de veículos automóveis" et les «motoristas (outros)". Il est difficile de connaître la fonction exacte de ces derniers. La plupart étant employés dans l'industrie des métaux, on peut penser qu'il s'agit en fait d'ouvriers spécialisés dans l'utilisation de certaines machines. INE, Taxas de remuneração…, op. cit. p. 340.

656.

Rapport d'E. Costa, «Chauffeur de automóveis", décembre 1926 – IOP-ANTT.

657.

Ibid.

658.

Op. cit. p. 14.

659.

L'ensemble des carrières des transports est délaissé, ce qui inquiète d'ailleurs les membres de l'Institut qui craignent que les besoins de ce secteur ne soient pas pourvus. La profession de «chauffeur" arrive cependant en 12e position devant celle de typographe, fondeur, boulanger et chaudronnier. Faria de Vasconcelos, Os motivos da escolha…, op. cit., p. 8.

660.

INE, Taxas de remuneração…, op. cit., p. IX. En novembre 1909, la société «Empreza de Automóveis de Aluguer" met en service dans les rues de Lisbonne six voitures munies de taximètres. Ce sont les premiers taxis de la capitale. D'après António Paes de Sande e Castro, A Carris e a expansão de Lisboa – Subsídios para a História dos Transportes Colectivos da Cidade de Lisboa, Musée de la Carris, étude dactylographiée, 1956, 3º partie, chap. I.