La compagnie Carris

L'histoire de la Companhia Carris de Ferro de Lisboa est encore quasiment entièrement à écrire. Si nous connaissons plus ou moins bien les grandes étapes du développement de cette compagnie fondée en 1872 et qui a joué un rôle essentiel dans les mutations de l'espace urbain mais aussi de l'économie et de la société lisboètes, nous n'avons qu'une très vague idée de l'évolution de son organisation interne 663 .

Tableau 6.2 : L'évolution de l'effectif des employés de la Carris
Années Effectifs
1901 348
1910 1 786
1920 2 296
1930 3 038
1940 4 018
1948 5 301
1955 6 382

(source : Sande e Castro, 4e partie, chap. V)

Durant la première moitié du XXe siècle, la Carris a connu une forte expansion. Entre 1900 et 1940, son effectif est multiplié par dix (tableau 6.2.). Dès les années 1910, cette compagnie est l'un des principaux employeurs de la capitale. On peut facilement se faire une idée des différentes formes d'emplois présents au sein de l'entreprise dans les années quarante. En février 1943 est publié dans le journal officiel du gouvernement portugais – O Diário do Governo – un barème des rémunérations et des salaires minimums du personnel titulaire de la Carris 664 . Les salariés sont classés en sept catégories : personnel technique (chefs de service, ingénieurs consultants, machinistes et contrôleurs des chaudières…) ; personnel de bureau (chefs des différents services, comptables, correspondants, commis…) ; personnels des ateliers, des générateurs et des centrales électriques (où sont référencés les serruriers, tourneurs, électriciens, chaudronniers…) ; le personnel roulant (conducteurs et contrôleurs de tramways, chauffeurs, contrôleurs de bus…) ; le personnel chargé des travaux et de l'entretien des voies (où sont mentionnées là encore les professions les plus diverses : serruriers, peintres, menuisiers, réparateurs de lignes…) ; les services complémentaires (médecins, infirmiers, coiffeurs, cuisiniers…) ; et enfin le personnel subalterne (gardiens, personnel de nettoyage…). Pour toutes ces catégories, le barème prévoit quatre niveaux de rémunération : au moment de la titularisation, à partir de la 3e année, à partir de la 8e année, à partir de la 13e année, et à partir de la 18e année. Le nouveau règlement des conditions de travail au sein de la Carris accorde des congés sans perte de salaire aux employés titulaires depuis plus de 3 ans : 3 jours de congé pour un salarié ayant de 3 à 7 années de service ; 6 jours pour 8 à 12 années de service ; 9 jours pour 13 à 17 années de service ; et 12 jours pour 18 ans et plus de service.

Le barème qui réglemente le statut des employés de la Carris fonctionne donc essentiellement à l'ancienneté aussi bien pour l'échelle des revenus que pour les avantages en terme de congés payés par exemple. Mais ce barème est aussi à l'origine de hiérarchies et de différences de carrière au sein d'un même corps de métier. Nous pouvons étudier de plus près le destin des serruriers, menuisiers, ferblantiers, fondeurs, et peintres 665 . Dans la catégorie du personnel des ateliers, les serruriers appartiennent au groupe I, avec entre autres les menuisiers. Le salaire de ce groupe est fixé de 28$80 à 32$80 la journée, en fonction de l'ancienneté. Dans le groupe II de cette même catégorie figurent les ferblantiers, fondeurs et peintres. Pour ces employés, les salaires vont de 26$40 à 30$40 la journée 666 . Ces mêmes professions sont répertoriées dans la catégorie du personnel chargé des travaux et de l'entretien des voies. La hiérarchie entre les différents emplois ne suit pas la même logique : les serruriers et les ferblantiers sont rattachés au groupe A des salariés les mieux rémunérés (de 25$60 à 30$40) ; les fondeurs, menuisiers et peintres appartiennent au groupe B (leurs salaires varient de 25$60 à 28$80). Le barème de la Carris de 1943 s'organise donc finalement autour de plusieurs logiques de différenciation : les hiérarchies traditionnelles (opposition entre cols bleus et cols blancs, entre ouvriers et apprentis) coexistent avec des distinctions propres à l'entreprise (les 7 catégories de salariés qui correspondent à 7 secteurs d'activité au sein de l'entreprise). Ce que nous devons retenir une fois de plus c'est que le métier ou la profession ne permettent pas à eux seuls de définir une position sociale précise.

Ce barème a été fixé par une commission nommée par le gouvernement afin de répondre à des revendications du personnel de la Carris sur des anomalies en matière de salaires 667 . Il est vraisemblable que la structure interne de l'entreprise n'ait pas été profondément modifiée à cette époque. Le nouveau barème de 1943 a dû avoir pour effet essentiel de revaloriser certains postes de travail. Il serait très intéressant de parvenir à reconstituer l'évolution de la définition des formes d'emploi au sein de la Carris durant la première moitié du XXe siècle. Les documents auxquels nous avons pu avoir accès ne le permettent pas. Au stade actuel de nos connaissances, nous pouvons justes nous prononcer sur deux aspects très généraux : le premier concerne la situation singulière des salariés de la Carris à Lisbonne durant la première moitié du XXe siècle, et le second touche à la diversité des professions présentes au sein de cette entreprise.

Certains signes pourraient permettre de conclure que durant la première moitié du XXe siècle, les employés de la Carris occupent une position privilégiée. La notion de privilège mériterait une longue discussion. Mais en se basant sur l'échelle des salaires et si nous prenons comme référence la publication de l'INE, nous pouvons souligner que, par exemple, un serrurier ou un menuisier de la Carris ont des salaires supérieurs aux ouvriers qui exercent les mêmes professions dans d'autres entreprises. C'est aussi en termes d'avancements, de perspectives de carrière et des conséquences sur les projets de vie individuels que les salariés de la Carris peuvent se distinguer.

Les employés de la Carris sont mieux protégés. Ils sont constitués en association depuis 1885, soit treize ans seulement après la fondation de la compagnie. En 1878, a été créé un fonds spécial destiné à secourir les employés malades ou accidentés 668 . Dans son étude, Sande e Castro énumère aussi les avancées salariales successives accordées par la direction à son personnel : + $03 par jour le 18 novembre 1910, + 10% le 1er juillet 1916 et 1917, + $30 par jour le 9 février 1918 et +10% le 6 mai de la même année. Ce jour-là la compagnie prend aussi en charge la totalité des dépenses de la Caisse de secours des salariés 669 . Mais Sande e Castro omet de préciser que ces augmentations ont eu lieu dans un contexte économique marqué par une très forte inflation 670 . Elles ont d'ailleurs été arrachées après de violents conflits entre le personnel et la direction de la compagnie. Nous y avons fait allusion dans le 1er chapitre. Durant la période républicaine, la Carris ne peut être systématiquement considérée comme une entreprise modèle sur le plan social. À titre d'exemple, la journée de 8 heures n'est appliquée par la compagnie qu'en novembre 1919, soit sept mois après la publication d'une loi qui rend obligatoire cette disposition (loi du 10 mai 1919).

Du côté de l'organisation du travail au sein de l'entreprise et de la diversité des carrières professionnelles, les années 1920 constituent sans aucun doute un tournant. La Carris a été fondée sur le modèle d'une compagnie de transport. Son personnel était essentiellement composé des« roulants", épaulés et dirigés par des administratifs. Les tramways étaient alors importés des Etats-Unis. Après la Première Guerre mondiale, face à l'augmentation constante du coût des importations, la Carris décide de concevoir entièrement ses tramways. Le premier véhicule sort des ateliers de Santo Amaro en 1924. Dès lors, l'activité de production des tramways va occuper une place croissante au sein de l'entreprise et ceci durant au moins deux décennies. Cette activité ne déclinera qu'après la Seconde Guerre mondiale et surtout dans les années cinquante, quand les tramways commenceront à être progressivement remplacés par les autobus. Cet aspect de l'histoire de la Carris est très méconnu. Il est pourtant essentiel pour mesurer l'influence de cette entreprise dans la vie économique et industrielle de Lisbonne, et singulièrement celle d'Alcântara, durant la première moitié du siècle. À cette époque, la Carris était non seulement une entreprise de transport, mais aussi un établissement important de construction et de réparation mécanique. L'activité roulante occupait probablement qu'une minorité du personnel de la compagnie durant l'entre-deux-guerres. Là encore, nous sommes pour l'instant incapable de reconstituer l'évolution exacte des effectifs de la Carris en fonction des secteurs d'emploi. Sur ce sujet, la seule information relativement précise que nous possédons date de 1955 (tableau 6.3.). Cette année-là, les roulants (conducteurs de tramway et chauffeurs d'autobus) ne représentaient guère plus de la moitié du personnel (52%). Au moment où l'activité de construction des tramways était déjà déclinante, nous voyons combien étaient vastes et diversifiées les offres d'emploi au sein de cette entreprise. Les seuls ateliers nécessitaient de plus 900 personnes pour fonctionner et nous connaissons déjà quelques-unes des multiples professions concernées.

Tableau 6.3. : Les différentes catégories d'employés et de salariés de la Carris en 1955
Employés 813
techniciens
bureau
correcteurs et expéditeurs
175
325
313
Salariés 5 569
conducteurs
chauffeurs (autocars)
aiguilleurs et nettoyeurs de voies
divers (service des roulants)
générateur et sous-stations
dépôts
ateliers
ligne
bâtiments
magasins
section électrique
ascenseurs
gardes, concierges, etc.
2 865
458
185
116
68
395
940
195
20
23
221
13
70
Total 6 382

(source : Sande e Castro, 4e partie, chap. V) 671

Notes
663.

La contribution la plus importante à l'histoire de la Carris demeure à ce jour inédite. Il s'agit de l'étude d'un employé de la compagnie dans les années 1950, António Paes de Sande e Castro. Un exemplaire dactylographié peut être consulté à la bibliothèque du Musée de la Carris à Lisbonne. Un chapitre est consacré au personnel de l'entreprise dans les années 1950. Récemment, une publication de vulgarisation, sous la plume de Marina Tavares Dias, reprend de manière chronologique l'histoire des innovations techniques et du réseau de transports urbains lisboètes. L'ouvrage n'accorde que très peu de place aux employés de la société. En fait, jusqu'à aujourd'hui, l'histoire de la Carris a été uniquement étudiée sous l'angle de la problématique des transports urbains. Celle-ci est traitée dans des ouvrages de facture plus solide, notamment un livre d'António Lopes Vieira sur le XIXe siècle. Depuis quelques années, la société Carris a développé une politique de valorisation de son patrimoine historique. L'inauguration en 1999 du Musée de la Carris à Santo Amaro et l'ouverture au public – encore conditionnée au moment où nous y avons eu accès – d'une bibliothèque et d'une partie des archives, devraient encourager les initiatives des chercheurs. Jusqu'à maintenant les ouvrages de célébration ou de commémoration, comme celui de Marina Tavares Dias, ont été les plus nombreux à voir le jour. António Paes de Sande e Castro, A Carris e a expansão de Lisboa – Subsídios para a História dos Transportes Colectivos da Cidade de Lisboa, Musée de la Carris, étude dactylographiée, 1956, xxx p. ; Marina Tavares Dias, História do Eléctrico da Carris, Lisbonne, Quimera, 2001, 158 p. ; António Lopes Vieira, Os Transportes Públicos de Lisboa Entre 1830 e 1910, Lisbonne, Imprensa Nacional/Casa da Moeda, 1982.

664.

Diário do Governo, II serie, nº44, 22 février 1943. Des rectifications sont publiées dans le Diário do Governo, II serie, nº130, 5 juin 1943. Le barème détaillé est reproduit en annexe.

665.

Respectivement : serralheiros, carpinteiros, funileiros, fundidores et pintores.

666.

Nous indiquons ici les salaires des ouvriers de métier (oficiais) qui sont supérieurs à ceux des aides (ajudantes) et des ouvriers en second (meios oficiais).

667.

Diário do Governo, II serie, nº244, 19 octobre 1942. La commission a été nommée par décret du ministère des Travaux publics et de la Communication. Elle était composée de 4 membres (un ingénieur représentant de la Mairie de Lisbonne, un représentant de l'Instituto Nacional do Trabalho e Previdência , un ingénieur de la Carris, et un représentant de la Direction générale des services de la circulation) et présidée par le commissaire qui représentait le gouvernement auprès de la Carris.

668.

A. P. de Sande e Castro, A Carris e a expansão de Lisboa…, op. cit., 1ère partie, chap. X.

669.

Ibid., 4e partie cap. V.

670.

Sur le contexte inflationniste de cette période, on se reportera à l'article de Miriam Halpern Pereira, «Niveaux de consommation et niveaux de vie au Portugal (1874-1922)", Annales ESC, mars-juin 1975, pp. 610-631.

671.

Nous avons conservé la terminologie de Sande e Castro, notamment cette opposition entre employés et salariés. Le terme «employé" est ici réservé aux individus qui exécutent des tâches administratives.