Dans les années cinquante, la Carris évalue à 18 000 le nombre d'individus vivant directement ou indirectement grâce à l'entreprise. Ce chiffre tient compte de l'effectif des employés et des membres de leurs familles 672 . Il permet de mieux saisir la place de la Carris dans l'histoire sociale de Lisbonne durant la première moitié du XXe siècle. D'une vision du monde du travail ordonné en fonction des métiers, nous glissons peu à peu vers un autre type de cohésion autour de l'entreprise. La Carris a pu être à l'origine de sentiments identitaires. L'existence des ateliers de Santo Amaro a fait du quartier d'Alcântara un espace privilégié de diffusion de cette« culture d'entreprise". Durant la première moitié du siècle, travailler à la Carris signifiait certainement être mieux soigné et mieux nourri. L'entreprise fournissait médecins et médicaments. En 1921, au sein de la structure du Fundo de Previdência, plus tard baptisé Caixa de Previdência, sont regroupées toutes les aides auxquelles peuvent prétendre les employés et dans certains cas les membres de leur famille : pensions de maladie, retraites, allocations familiales, assurances en cas d'accident ou de décès. Les employés ont aussi accès à un réfectoire de plus de 500 places situé dans les locaux de Santo Amaro. La nourriture y est fournie à bas prix. À partir de 1949, les repas peuvent être pris à la cantine de l'entreprise. Très tôt, la Carris a aussi encouragé l'usage de codes physiques et vestimentaires favorisant la reconnaissance des employés au sein de la population. Ce sont surtout les roulants, en contact avec le public, qui sont concernés. On pense bien sûr au port de l'uniforme mais aussi à un soin particulier accordé à l'apparence : chaque employé a droit à deux coupes de cheveux gratuites par mois et peut aller deux fois par semaine chez le barbier. Sous l'égide de la Carris se sont aussi développées toute une série de pratiques culturelles et sportives qui se sont imposées comme une composante essentielle de la vie du quartier d'Alcântara. Fin 1914 est fondé le Groupe sportif de la Carris. Au départ centré sur la pratique du football et de la natation, il se diversifie peu à peu et propose du basquet, des excursions, du camping, etc. Pour les enfants des employés sont organisés des séjours en colonie au bord de mer. À partir de 1929, la fanfare de la Carris est présente dans toutes les fêtes populaires. Dans les années trente, les chauffeurs de tramway sont aux premiers rangs de la Marche populaire qui représente le quartier d'Alcântara, à l'occasion des fêtes de la Saint-Antoine 673 .
Nous manquons de points de comparaisons pour évaluer la spécificité de la position de la Carris à Lisbonne. Le lien entre l'évolution des formes d'emploi dans une profession et la diffusion de pratiques et d'identités culturelles au sein d'une communauté – dans ce cas une communauté de quartier – est assez bien décrit par António Firmino da Costa dans son livre sur le quartier d'Alfama. L'auteur retrace en quelques pages les transformations qu'a connues en un siècle le monde des dockers 674 . Dans ce secteur, l'évolution du statut professionnel suit les modifications du mode de gestion de la main d'œuvre. Au XIXe, les hommes qui chargeaient et déchargeaient les navires étaient encore recrutés sur les quais, au jour le jour, de manière informelle. Durant les premières décennies du siècle suivant, la gestion de la main d'œuvre va se faire peu à peu essentiellement en fonction des réseaux de connaissances interpersonnelles qui se trouvent aussi être à la base de l'organisation des associations syndicales. En 1935 est créée la Caisse de secours des dockers du port de Lisbonne. Dans les années 1950/1960, les syndicats prennent le contrôle des circuits d'embauche. La profession s'organise et différents statuts sont définis : le journalier ("l'homme de la rue"), le suppléant, et le titulaire. Enfin, après la Révolution des Oeillets (25 avril 1974), le système s'institutionnalise. La carte professionnelle devient obligatoire et la profession de docker devient une profession favorisée tant sur le plan des salaires que des statuts qui la réglementent. La reconversion violente de la fin des années quatre-vingt brisera les effectifs mais ne modifiera pas le statut.
Cette longue évolution de l'organisation de la profession s'est accompagnée d'une modification de l'identité sociale du docker, étudiée ici à partir du quartier d'Alfama. Ce sont deux images antinomiques qui peuvent être observées aux deux extrémités de la période : à la fin du XIXe siècle, les travailleurs du port sont couramment associés à une mentalité marquée par le culte de la forme physique, du courage et par une posture facilement agressive. Un siècle plus tard, la même profession correspond à un statut relativement privilégié et envié 675 . La transformation de l'organisation du travail dans ce secteur a eu un autre type de conséquence : les réseaux sociaux très concentrés dans l'espace urbain et qui puisaient leur cohérence dans les échanges constants entre le monde du travail et l'univers du quartier ont perdu petit à petit de leur importance.
Ainsi, à travers l'exemple de l'activité portuaire, on peut se rendre compte de la façon dont l'évolution structurelle d'un secteur économique, les changements dans le mode de gestion d'un type de main d'œuvre, la transformation de l'organisation des réseaux interindividuels dans un espace urbain et en fin de compte la modification des identités sociales locales peuvent procéder d'un même mouvement historique.
Au terme de ce parcours, nous pouvons retenir deux grandes idées. Au Portugal jusqu'au milieu du XXe siècle, le type de production et la nature du tissu industriel entraînent généralement une spécialisation limitée des professions. Ce contexte se reflète en particulier dans la faible diversité de la nomenclature professionnelle communément utilisée, notamment dans le secteur de la métallurgie. Une spécialisation dans certaines tâches entraînait rarement la formation d'une identité professionnelle spécifique. Le paysage social s'ordonne ainsi autour de quelques professions phares que nous retrouvons dans tous les lieux de productions, et notamment dans les petits ateliers qui sont encore régis par le« système du métier". Le deuxième enseignement de cette étude donne une toute autre image des formes de salariat au Portugal à cette époque. C'est en effet une impression de grande diversité et de complexité des statuts qui domine. Plus que la nature du« métier", c'est bien le type d'emploi qui définit clairement la position sociale. Tous les secteurs d'activité semblent être concernés pas cette évolution. Pour les professions nouvelles comme électricien ou chauffeur, la nature de l'emploi devient cependant un élément essentiel de la définition d'identités sociales qui sont difficilement perceptibles dans les usages communs de dénominations professionnelles peu différenciées. En résumé, à cette époque, les métiers peuvent encore avoir une influence dans la formation des identités individuelles, mais on se trouve déjà dans un monde où l'important est d'avoir un bon emploi 676 . Cette vision n'est pas neuve dans un contexte européen et notamment français. Mais dans le cas portugais, les études réalisées jusqu'ici n'ont pas suffisamment insisté sur cette double réalité.
Companhia Carris de Ferro de Lisboa, 50 anos de tracção eléctrica, Lisbonne, 1951, p. 25.
Nous négligeons ici d'autres modes de production de sentiments identitaires qui ne dépendent pas des statuts professionnels ou des formes d'emploi, mais des luttes sociales au sein de l'entreprise.
A. F. da Costa, Sociedade de Bairro …, op. cit., pp. 358-370.
Cette évolution du groupe social des dockers n'est pas spécifique au Portugal. Les problèmes posés par la gestion de la main d'œuvre dans cette profession où le travail est irrégulier, et le rôle des syndicats dans la définition des statuts se retrouvent dans d'autres contextes nationaux et notamment en France : Michel Pigenet, «Les dockers, retour sur le long processus de construction d'une identité collective en France, XIXe-XXe siècles", Genèses, nº42, mars 2001, pp. 5-25.
Y. Lequin, «Le métier", op. cit.