Conclusion troisième partie :
Du métier aux formes d'emploi…

Les déclarations des professions à l'état civil ou à l'agent recenseur sont rarement considérées comme une source fiable et précise 677 . En étudiant ce type de document, il faut se demander en quoi la profession est un élément important de l'identification légale de l'individu 678 . Le cas des femmes d'Alcântara de la première moitié du XXe siècle est paradigmatique. Leur situation professionnelle constitue une donnée insignifiante. Elles sont enfermées dans le statut de doméstica, sans nul doute factice pour la plupart d'entre elles. Ces pratiques ne sont pas cependant réservées à l'identification des professions féminines : souvenons-nous des« operários" (ouvriers) qui fréquentaient les cours du soir de la Promotora en 1913 et 1914. Déjà, on avait relevé, dans un tout autre contexte administratif et à propos de déclarations masculines cette fois, ce procédé qui consiste à simplifier à l'extrême les vécus professionnels individuels, forcément très diversifiés dans un milieu comme Alcântara, par l'emploi stéréotypé d'un nombre limité de catégories. Doméstica d'un coté, operário de l'autre, deux modes d'inscription qui font état non pas d'un statut social ou professionnel mais, indirectement, d'un travail de mémoire. La connaissance fine des différentes étapes de ce processus nous renseignerait éventuellement sur le milieu social d'Alcântara. Cependant, ce n'est pas seulement la mémoire locale qui affleure dans les registres de l'état civil. Les facteurs exogènes ont une influence décisive et sans doute en constante augmentation au fur et à mesure que se perfectionne et s'uniformise l'encadrement administratif de l'enregistrement des naissances sur le territoire portugais 679 .

Les déclarations masculines sont cependant suffisamment diversifiées pour qu'on puisse envisager un autre niveau de lecture des données. Mais cette lecture ne peut se faire à une échelle individuelle. Il ne s'agit pas de repérer les statuts professionnels d'individus isolés. Les obstacles à cette approche seraient en effet multiples. Les déclarations à l'état civil sont instables et imprécises. Elles se référent indistinctement aux taxinomies professionnelles internes au monde du travail, aux distinctions entre branches d'activité et aux oppositions entre statuts socioprofessionnels. C'est par la confrontation entre des déclarations interdépendantes, autour d'une même individu – les séquences de déclarations contrôlables –, ou à travers les liens père/parrain que nous espérons progresser.

L'analyse de quelques modes de définition des identités professionnelles nous donne un angle d'approche. Notre bilan peut paraître maigre du point de vue de l'histoire du salariat au Portugal. Beaucoup de questions ont été laissées en suspens. Mais nous savions que notre apport ne devait pas être jugé à l'aune de cette problématique. Si nous nous étions contentés de la bibliographie disponible, nous aurions sûrement eu tendance à surévaluer l'importance des métiers comme forme traditionnelle de définition des positions sociales dans les milieux populaires lisboètes. La suite de notre étude aurait alors consisté essentiellement à tenter de rechercher les traces de ces solidarités de métier dans les relations interindividuelles observables chez les habitants de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa. Au lieu de cela, nous sommes parvenus à élaborer une grille de lecture plus complexe qui peut être appliquée à l'examen des comportements relationnels. La mention de l'employeur, qu'il soit public – l'État ou la ville de Lisbonne – ou privé, apparaissait à première vue comme une information secondaire car plutôt rare. Elle revêt désormais un caractère beaucoup plus fondamental.

Notes
677.

À en juger d'après les pages consacrées à la critique de la source dans des études aussi diverses comme : O. Zeller, Les recensements lyonnais..., op. cit. ; J. Dûpaquier et D. Kessler (dir.), La société française au XX e siècle, op. cit. ; Jean-Luc Pinol, Les mobilités de la grande ville, op. cit.

678.

Des questions abordées dans : Gérard Noiriel, «Surveiller les déplacements ou identifier les personnes ? Contribution à l'histoire du passeport en France de la Ie à la IIIe République", dans Genèses, nº30, mars 1998, pp. 77-100.

679.

Les fichiers de la Promotora sont d'une nature différente. L'influence du milieu local y est plus nette.