Chapitre 7. Les liens père/parrain

Dans les sociétés modernes, l'individu est en principe entièrement libre du choix de ses liens sociaux. Cette liberté est même un élément constitutif de ces sociétés. Elle ne se retrouve pas dans les sociétés traditionnelles, anciennes et médiévales, ou holistes 682 . En l'absence de contraintes absolues et de règles rigoureuses, la qualité du réseau de relations de chaque individu est donc à elle seule un facteur de distinction.

La mixité sociale de la population résidante dans la Rua da Cruz et dans la Rua Feliciano de Sousa ne signifie pas l'absence d'organisation et de structuration des rapport sociaux. À l'échelle d'une rue, il est difficile d'imaginer être en mesure de repérer des classes sociales. Il est éventuellement possible de décrire des stratifications, c'est-à-dire des inégalités de fortune, de prestige, de revenu, de richesse relationnelle, en soulignant que les positions de chaque habitant sont potentiellement illimitées et sont toujours susceptibles d'évoluer 683 . La description de ces stratifications à travers l'analyse des relations interindividuelles peut constituer en soi un objectif 684 .

Cette stratification peut être ici appréhendée de plusieurs façons : à travers des liens entre des professions (celles des pères et des parrains), mais aussi entre des individus qui possèdent des trajectoires singulières, ou entre des groupes d'individus (couples père/mère et parrain/marraine). Cette opération consiste à repérer des proximités sociales entre certains groupes à partir de combinaisons de critères qu'il faudra définir. On peut ainsi proposer une stratigraphie plus ou moins fine du milieu étudié.

Présentée de cette façon, cette démarche semble relativement simple. Elle pose pourtant de nombreuses difficultés dans la mise en œuvre. C'est d'abord la question du contrôle de nos observations, c'est-à-dire essentiellement de la nature du lien social entre les pères et les parrains, qui est posée. Ce problème a déjà été abordé quand nous avons décidé de privilégier l'étude des liens avec des parrains plutôt que ceux avec des témoins. Mais cette étape de contrôle de l'information n'est plus un préalable, elle occupe désormais une toute autre place dans l'avancée de la recherche.

La critique et la vérification de la documentation sont des exercices banals pour tous les historiens. En revanche, remettre en cause ce que l'évidence montre et refuser sciemment de prendre en compte une information pourtant essentielle est chose plus rare. Pendant un court instant, nous allons être particulièrement soupçonneux et considérer les relations père/mère/parrain/marraine comme des relations douteuses dont la nature reste à être définie. Sans s'engager dans une voie aussi inventive que celle prônée par les tenants de l'Alter Histoire 685 , nous proposons plus modestement de nous livrer à un petit exercice qui reste cependant expérimental. Il s'agit d'effectuer une série de tests pour tenter de mieux cerner le potentiel heuristique de la relation père/parrain dans l'étude des relations sociales de deux rues d'Alcântara au début du XXe siècle.

La source impose ses règles. Nous devons commencer par faire le point sur ce que nous savons concrètement. Si au bout du compte c'est la relation père/parrain qui sera placée au centre de notre recherche, il est impossible de faire l'impasse sur les faisceaux de liaisons qui existent entre les deux couples père/mère d'une part, et parrain/marraine d'autre part. Au mieux, nous connaissons du parrain et de la marraine le nom, la profession et, pour les années 1930 seulement, le domicile. Nous pouvons donc tester cette relation en fonction de ces composantes. En quoi la résidence influence-t-elle le choix des parents ? Qu'en est-il de la parenté ? Mais le lien de parrainage est-il un lien social banal ? Peut-on faire abstraction du rituel à l'origine d'une relation issue d'une pratique séculaire ? Après avoir apporté des éléments de réponse à ces questions, il sera possible de mieux cerner notre objet d'étude et d'introduire de nouveaux outils conceptuels.

L'objet que nous étudions se définit au fur et à mesure que nous progressons. En fin de compte, que représentent ces relations ? Quelles informations nous apportent-elles sur les habitants des deux rues et sur le milieu d'Alcântara ? Ce chapitre est construit autour d'un double discours : une critique de la source et une critique de l'objet. Nous cherchons à intégrer le travail de critique historique au processus de construction des savoirs.

Notes
682.

Jean-Claude Kaufmann, Ego – Pour une sociologie de l'individu, Paris, Nathan, 2001, p. 240.

683.

Yannick Lemel, Stratification et mobilité sociale, Paris, Armand Colin, 1991, p. 16.

684.

Simona Cerutti remarquait que cette perspective n'est pas neuve en histoire sociale, comme en attestent les travaux déjà anciens de Roland Mousnier. Plus récemment, Maurice Garden a réexaminé l'intérêt de l'approche qui consiste à rechercher des liens sociaux à travers l'étude des actes de mariage d'une population, dans ce cas la population parisienne de la fin du XIXe siècle. R. Mousnier, «Recherches sur les structures sociales parisiennes en 1634, 1635, 1636", Revue Historique, nº249, 1973, pp. 35-58 ; M. Garden, «Mariages parisiens à la fin du XIXe siècle…", op. cit.

685.

Daniel S. Milo, Alain Boureau, Alter Histoire. Essais d'histoire expérimentale, op. cit.