Un contrechamp : jalons pour une histoire du parrainage

L'histoire du parrainage s'inscrit sur une très longue durée. Si nous nous limitons au parrainage de baptême, il faudrait naturellement faire remonter l'origine de cette institution aux premiers temps du christianisme. Sur ce thème, l'ouvrage de référence en langue française est à ce jour celui d'Agnès Fine 693 . À travers le parrainage, l'Église a peu à peu défini les cadres d'une véritable« parenté spirituelle" qui allait s'imposer comme un des piliers des relations sociales traditionnelles en Europe pendant plus de quatorze siècles, de la mise en place des règles canoniques qui organisent les rituels au VIe siècle jusqu'à l'époque contemporaine. Pour l'Église le parrainage doit correspondre à une relation particulière entre parrains – le parrain et la marraine – et filleul(e)s, distincte du lien de filiation consanguine et dont la fonction est d'assurer l'éducation chrétienne de l'enfant 694 .

Très tôt, cette relation s'est avérée relativement complexe. Le droit canon y a d'abord associé une série d'interdits, dont l'interdit sexuel qui excluait le mariage entre parrains et filleuls. Mais le parrainage s'est aussi construit en fonction des pratiques populaires. Le baptême, conçu comme une seconde naissance, correspond à un« don" symbolique de l'enfant. Il instaure dès lors une série d'échanges symboliques ou matériels entre les différents acteurs. Si cette relation lie des individus sur terre, des« liens entre vifs" selon l'expression d'Agnès Fine, elle se prolonge aussi au-delà de la mort. Les fonctions traditionnellement réservées aux parrains, comme donneurs – d'où les cadeaux aux filleuls –, tuteurs ou parents adoptifs potentiels, font du choix du parrain et de la marraine du nouveau-né un acte primordial pour la famille et pour l'ensemble de la communauté. Ainsi s'expliquent les différences de positions sociales souvent notées entre les parents et les parrains, ces derniers devant être forcément bien installés dans la vie pour remplir leur mission.

Le parrainage est donc à l'origine de la constitution de véritables réseaux de relations qui peuvent se superposer ou non avec la parenté de sang. Agnès Fine reprend sur ce point la distinction entre les régions de compérage« intensif", lorsque les parrains ou compères sont choisis dans la parenté proche, et celles de compérage« extensif", lorsque les compères sont recrutés hors de la parenté 695 . Le compérage extensif est caractéristique des régions méditerranéennes. Il a été notamment observé dans les Balkans et en Italie du sud. Dans ce cas, le parrainage est l'occasion de formaliser et d'intensifier des liens sociaux en dehors de la communauté familiale 696 . L'habitude de choisir les parrains au sein de la parenté a contribué à minimiser l'importance des liens de compérage. En revanche, dans les régions de parrainage extensif, ces liens ont pu perdurer sur la base de codes précis qui reprenaient le modèle de la fraternité.

Dans certaines régions, le compérage a permis de stabiliser les rapports sociaux en élargissant les solidarités familiales et les réseaux des alliés. Ces relations ont pour particularité de nouer des alliances entre des groupes socialement différents. Elles s'opposent sur ce point au mariage. Ce type de parrainage, qui s'apparente à une forme de clientélisme, peut se présenter sous la forme d'un patronage politique 697 . Là encore, les pratiques sont très variables d'une région à l'autre. La relation entre compères ou commères correspond à une« amitié ritualisée". Agnès Fine fait ici intervenir la notion de« bonne distance sociale" 698 . Cette relation passe en effet par une série de marques de politesse et de respect réciproques. L'un des traits essentiels en est le vouvoiement qui, fait exceptionnel, peut succéder au tutoiement entre deux amis ou deux parents.

Le modèle décrit par Agnès Fine correspond grosso modo à l'Europe de l'époque moderne, mais on en trouve encore des traces multiples jusqu'au milieu du XXe siècle. Cependant, l'institution du parrainage n'est pas atemporelle. Son histoire peut, dans un premier temps, être retracée à partir de l'évolution du droit canonique. La codification du rituel du baptême a été modifiée au fil des siècles. Le poids et le nombre des interdits liés au parrainage tendent à être réévalués. Les parents, longtemps écartés de la liturgie, retrouvent au XXe siècle un rôle essentiel dans la cérémonie, en particulier depuis Vatican II. Du côté des pratiques populaires, les différences entre les régions européennes sont aussi fonction de l'évolution structurelle des sociétés. Les formes de parrainage intensives, plus proches de la vision chrétienne, se sont développées là où l'État est parvenu très tôt à réguler les antagonismes dans la communauté. Au contraire, les liens de compérage extensifs ont eu un rôle pacificateur là où l'État a tardé à s'imposer. Cette évolution ne doit pas être considérée comme uniforme. De nombreuses régions de l'Europe du nord n'ont vraisemblablement jamais connu la pratique du compérage extensif 699 . D'autres facteurs de transformation des règles du parrainage peuvent être décelés dans les processus d'adaptation aux grands bouleversements sociaux de l'époque contemporaine, avec en tête l'industrialisation et l'urbanisation. On a pu résumer cette évolution par l'idée qu'au milieu du XXe siècle, le compérage n'était plus qu'une« coutume paysanne de l'Europe méridionale" 700 . À plusieurs reprises, Agnès Fine fixe aux environs des années 1930 l'époque du basculement entre parrainage traditionnel et parrainage moderne 701 .

La nature des liens de compérages varie donc suivant les époques et en fonction des traditions régionales. Cette remarque nous conduit tout naturellement à nous interroger sur le type de parrainage qui s'est développé au Portugal. S'agit-il dans ce cas d'un parrainage extensif ou intensif ? Des indices pointent plutôt l'existence de pratiques de parrainage extensif. C'est d'abord l'emploi courant, encore aujourd'hui, des termes compadre et comadre – compère et commère – pour désigner les individus liés par des relations de parrainage. Cet emploi est surtout caractéristique des régions situées au sud du Tage et notamment de l'Alentejo. Le compérage s'accompagne alors de marques de respect et d'échanges de services, comme le décrit Agnès Fine. L'usage de la troisième personne du singulier, l'équivalent en portugais du vouvoiement français, est notamment de rigueur. Le parrainage a pu aussi être utilisé pour s'assurer la protection d'un puissant ou d'un personnage important de la région. Dans les registres paroissiaux portugais des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, il est fréquent de rencontrer des individus de la noblesse parrainer des enfants issus des couches populaires de la société. Le contraire était évidemment beaucoup plus rare sauf, et cela ne fait que confirmer la règle, dans le cadre de l'accomplissement d'une promesse. Un membre de la noblesse pouvait alors choisir comme parrain de son enfant le« pauvre le plus pauvre du village" 702 .

Cependant, d'autres signes attestent de l'existence d'une tradition de parrainage intensif qui se restreint aux membres de la parenté proche. Mais les règles ne sont pas stables :« si dans certains endroits, les grands-parents étaient prioritaires, ailleurs ils n'étaient quasiment jamais choisis et la primauté était donnée aux oncles et tantes directs, puis aux grands-oncles et aux grandes-tantes, puis aux cousins germains des parents, etc. Il arrivait aussi, parfois fréquemment, que le parrain et la marraine soient frère et sœur ou cousins germains. D'autres fois, mère et fils ou père et fille, en particulier quand ils appartenaient à une classe supérieure à celle des parents du baptisé" 703 .

L'opposition entre parrainage intensif et parrainage extensif semble correspondre au Portugal, comme en Europe, à une opposition nord/sud. Au nord du pays où le contrôle de l'Église était plus serré, la pratique du parrainage est demeurée fidèle aux principes chrétiens. Dans ces régions, les phénomènes de réinterprétation ou de détournement du parrainage, dans un esprit païen et en fonction des règles de fonctionnement des communautés rurales ou villageoises, ont certainement été plus limités que dans le sud du pays.

L'histoire du parrainage au Portugal n'est pas encore écrite. Par rapport à notre propre sujet d'étude, son incidence se limite à la question de la nature des liens de parrainage et de compérage en milieu urbain et à l'époque contemporaine. Sur ce point, une première remarque découle directement des conditions d'élaboration de notre enquête. La tradition du parrainage devait être suffisamment forte dans l'Alcântara des années 1930 pour laisser une trace dans quasiment tous les registres de naissance de l'état civil, en dehors de toute obligation légale ou contrôle. L'inscription du nom et de la profession du parrain et de la marraine avait un caractère spontané 704 . Cette habitude signifie-t-elle le maintien, en ville, de la tradition qui voyait dans le parrainage un moyen de s'assurer le soutien de notables locaux dans le cadre d'une relation de type clientéliste ?

Nous trouvons la trace de ce type de comportement dans l'attitude de l'un des personnages du roman de Garvasio Lobato, Lisboa em Camisa 705 . Nous sommes à Lisbonne dans les années 1880. M. Antunes, fonctionnaire de l'administration des travaux publics, vit avec sa famille – sa femme, sa sœur et son neveu – dans la Rua dos Fanqueiros, au cœur du quartier de la Baixa. Fraîchement débarqué de son village natal de l'Algarve, il n'a pas encore complètement intégré les usages et les coutumes de la capitale. Dans le passage du livre qui nous intéresse, il baptise son premier fils. L'événement est important, car à plus de cinquante ans, M. Antunes n'avait toujours pas de descendance. Le choix du parrain se porte tout naturellement et sans grande discussion sur le voisin de palier. Mais celui-ci n'est pas choisi au hasard. M. Torres - le Concelheiro Torres - est un homme de loi, un avocat (concelheiro). Le lien de compérage permet clairement de nouer une relation entre deux individus qui appartiennent à des groupes socialement différenciés. Le ton du livre est ironique. M. Antunes représente la figure typique du provincial. La satire n'est pas loin : les parents se sentent piégés quand ils croient par erreur que le parrain se prénomme Moysés et que par conséquent ils doivent donner ce même prénom à leur fils. En fait, Moysés était le surnom que le Concelheiro Torres avait reçu à l'armée. De cet épisode de la littérature populaire portugaise de la fin du XIXe siècle ressort l'impression que les relations de compérages traditionnelles, imprégnées de clientélisme, sont typiques du Portugal provincial et rural. En ville, elles perdent de leur valeur et deviennent quelque peu ridicules.

Dans notre corpus, le premier signe du déclin des modes traditionnels de compérage est l'absence de parrainage multiple, en dehors des cas très spécifiques, nous y reviendrons, où le parrain est employé de l'église 706 . Le rôle acculturant de la ville semble ici jouer fortement. Cependant, les tests que nous avons effectués autour de la nature du lien de parrainage dans les rues étudiées, et notamment les tests qui ont établi une forte proximité résidentielle entre parents et parrains, permettent de réévaluer la nature de ce processus. Ce ne serait pas forcément la perte de repères culturels qui conduirait à une évolution des formes de parrainage en ville, mais plutôt l'apparition de nouvelles contraintes, dans ce cas précis liées à l'acte de déclaration. Les parents font appel au plus proche, notamment en terme de résidence. Vivre en ville implique être confronté à une redistribution des ressources dans l'espace et conduit donc à élaborer de nouvelles formes d'adaptation. C'est dans ce cadre que nous défendons l'idée d'une informalisation de la relation du parrainage dans le Lisbonne du début du siècle.

Un des moyens de vérifier cette hypothèse est d'observer le comportement des couples qui possèdent un lien privilégié avec la région de la Beira intérieure, c'est-à-dire ceux où le père et la mère sont tous les deux nés dans cette région du centre du Portugal où le parrainage était plutôt de tradition intensive. Or ces couples n'adoptent pas un mode de parrainage particulier (tableau 7.3.). Il semble même exister un déficit au niveau de la présence de la parenté proche dans les liens de compérages. La parenté plus éloignée – les liens familiaux faibles – est sollicitée selon la même fréquence. Les couples de la Beira intérieure n'orientent donc pas particulièrement les liens du parrainage en direction de la famille proche ou plus éloignée. Par contre, la proximité résidentielle des parrains est chez eux un phénomène plus accentué. Le réseau de connaissances sollicité au moment du parrainage d'un enfant reste davantage circonscrit aux liens étroits du voisinage. C'est un rapport à la ville différent qui semble se dessiner. Les couples lisboètes de souche seraient capables d'élargir leurs choix à d'autres secteurs résidentiels, Alcântara ou d'autres quartiers de la ville. On peut émettre l'hypothèse qu'en ville, plus que le poids des traditions, c'est la structure des réseaux de relations individuelles qui finit par influencer le choix du parrain 707 .

Tableau 7.3. : Nature du parrainage en fonction de l'origine des couples (en % du nombre total de liens observés)

A – couples dont les deux partenaires sont nés dans la Beira intérieure
B – ensemble des couples
1 parenté directe (filiation directe, frère, beau-frère)
2 autre lien de parenté et lien familial de nature non déterminée
3 corésidence et voisinage
4 habite Alcântara

Notes
693.

Agnès Fine, Parrains, marraines : la parenté spirituelle en Europe, Paris, Fayard, 1994, 389 p. Pour un commentaire : Christiane Klapisch-Zuber,"Parrains et compères : à propos d'un «bon" rapport social (note critique)", Annales HSS, mai-juin 1999, nº3, pp. 739-745.

694.

En 819, le concile de Mayence interdit définitivement aux parents d'être les parrains de leurs enfants. Cette interdiction a été maintenue jusqu'à nos jours puisque le dernier Code de droit canon publié en 1983 la reprend. Agnès Fine, op. cit., p. 17.

695.

Ibid., pp. 28-34 .

696.

Le parrainage peut être doublement extensif, dans la mesure où la naissance d'un enfant peut être prétexte à créer des liens de parrainage en dehors de la liturgie et des dogmes ecclésiastiques, par le toucher de l'oreille de l'enfant baptisé ou par le lavage des langes par exemple.

697.

Agnès Fine cite ici l'exemple de la Corse du début du siècle. Son propos sur le parrainage comme relation entre client et patron s'appuie sur l'observation des sociétés traditionnelles des Balkans, de l'Italie du sud et des îles méditerranéennes (Sicile, Sardaigne et Corse). Ibid., pp. 127-163.

698.

Ibid., chapitre 5, pp. 164-190.

699.

Voir sur ce point les remarques de C. Klapisch-Zuber, op. cit., p. 744.

700.

Une observation de S. Mintz et E. Wolf, citée par A. Fine, op. cit, p. 34.

701.

La chronologie reste ici très floue. C'est notamment la place des parents lors de la cérémonie du baptême qui indique la valeur du lien de parrainage qui est en train de se mettre en place. Jusqu'aux années trente, les parents sont exclus. Peu à peu, ils sont symboliquement réintégrés dans leur fonction, les pères en premier. En ville, le processus est plus ancien et les parents occupent très tôt au XXe siècle une place centrale dans la cérémonie. op. cit.

702.

Nuno Daupiás D'Alcochete, À margem do registo paroquial, Lisbonne, 1966, p. 22.

703.

Ibid., p. 23.

704.

Rappelons que le parrain et la marraine apparaissent dans les actes de naissance aussi en tant que témoins. La seule qualité de parrain ou de marraine n'aurait peut-être pas suffi pour que cette relation laisse une trace dans les registres.

705.

Gervasio Lobato, Lisboa em Camisa, Lisbonne, 1931 (1ère édition : 1880).

706.

Quand le compérage prend la forme d'une relation entre «patrons" et «clients", un même individu qui occupe une place importante dans la communauté peut être parrain de plusieurs dizaines d'enfants. A. Fine, op. cit., pp. 128-139.

707.

Cette remarque vaut pour le milieu social que nous étudions, c'est-à-dire les couches populaires de la société. Les traditions en matière de parrainage peuvent demeurer solides en ville, dans d'autres groupes sociaux, notamment la bourgeoisie et l'aristocratie.