Des réseaux d'interconnaissance

Jusqu'ici, nous avons envisagé que le parrainage pouvait correspondre à des liens résidentiels, familiaux ou rituels. Ces types de relation n’épuisent pas la multitude de liens possibles qui peuvent exister entre les pères et les parrains. La profession peut, elle aussi, influencer le mode de construction des réseaux de relations interindividuelles. Mais on pourrait aussi rencontrer des liens nés dans une structure associative, au cours d’une activité de loisir ou militante, ou tout simplement des liens d’amitié anciens. Nos sources ne permettent malheureusement pas de saisir cette toile de réseaux complexes. Ces différents liens ne sont pas d'ailleurs exclusifs les uns par rapport aux autres : un ami peut être voisin, un frère peut être collègue de travail, etc. L’idée est ici de montrer que les relations père/mère/parrain/marraine peuvent être un exemple de la superposition des liens – parenté, voisinage, milieu de travail, etc. – dans un quartier populaire structuré sur le« modèle des petites communautés" 708 .

Les outils méthodologiques ont longtemps fait défaut pour tenir compte de cette réalité des sociétés urbaines composées de réseaux complexes de relations entre les individus. La critique de notions aussi enracinées dans les pensées comme la famille et la parenté était déjà un premier pas : la définition de la« famille utile" (J.-P. Burdy) ou le repérage de« fronts de parenté" (G. Levi) permettaient de se dégager des structures préétablies. En s'éloignant du territoire habituel de l'historien, on parvient cependant à mieux suivre les changements de perspectives qui sont à l'origine de progrès décisifs dans la recherche. C'est en effet aussi grâce à des enquêtes sur des populations actuelles, en s'appuyant sur des protocoles élaborés de façon empirique, que de nouvelles méthodes et de nouvelles grilles de lecture des structures sociales ont pu voir le jour. Nous faisons ici en particulier allusion à l'enquête Proches et parents, réalisée à l'INED sous la direction de Catherine Bonvalet, Dominique Maison, Hervé Le Bras et Lionel Charles 709 . En fonction de nos propres questionnements, c'est cependant une autre étude qui a retenu plus particulièrement notre attention : il s'agit de l'enquête sur les réseaux sociaux dirigée par Maurizio Gribaudi à l'EHESS 710 .

Cette enquête réalisée à l'échelle européenne repose sur l'analyse de réseaux de relations d'individus témoins choisis dans des milieux sociaux homogènes – des professeurs, des médecins et des ingénieurs, domiciliés dans des grandes villes européennes – et qui ont accepté de consigner dans des cahiers, selon un protocole précis, une multitude de renseignements portant sur les rencontres effectuées durant quelques jours. Ce projet s'est inspiré des travaux issus du vaste champ de recherche regroupé sous l'étiquette de la structural analysis mais aussi, et plus directement, de l'approche de l'École de Manchester qui se base sur l'analyse de situations au niveau local, un niveau considéré comme le« point nodal de processus et de mécanismes globaux" 711 . Dans ces exercices, et malgré l'homogénéité des groupes sociaux étudiés, les réseaux individuels prennent une multitude de formes. À travers cette diversité« se lisent les traces de l'histoire des interactions et des négociations qui ont eu lieu entre chaque individu et les milieux sociaux dont il est issu et qu'il a traversé tout au long de son parcours social" 712 . Même si cette enquête insiste sur la discontinuité des formes de cohésion et de stratification de l'espace social, en valorisant le rôle de l'individu et de son intentionnalité, elle ne nie pas le poids des contextes. D'où l'importance de la notion de« gammes des possibles" qui repose à la fois sur le refus des déterminismes et sur l'idée de l'existence d'une marge de manœuvre précise et contrôlée, les possibles étant toujours en nombre fini 713 .

Ces travaux nous fournissent des outils de réflexion qui nous semblent essentiels pour notre propre parcours. C'est d'abord une nouvelle conception du rapport entre individu et monde environnant qui émerge. L'individu est désormais conçu comme un être à la fois rationnel et social qui poursuit des objectifs. L'attention est portée sur l'étude de liens et de comportements véritables, directement observés dans la population. Les analyses se focalisent sur les interactions individuelles dans les différents contextes sociaux plutôt que sur les structures et les institutions 714 . Enfin, c'est une autre image du lien social qui est retenue. L'accent est mis sur les variations des logiques selon les contextes sociaux où évoluent les individus. Les oppositions traditionnelles entre liberté individuelle et déterminisme social sont substituées par une approche où l'individu est considéré dans ses rapports aux réseaux d'interdépendance dans lequel il est inscrit 715 . Ce changement de perspective est au centre de l'œuvre de Norbert Elias qui invite à« rompre avec la pensée sous forme de substances isolées" et à engagerune réflexion sur des« rapports" et des« fonctions" 716 . Ces mêmes principes sont à l'origine de la définition, que nous avons retenue, du quartier comme milieu ou espace de rencontres entre des trajectoires individuelles, c'est-à-dire comme un lieu où peuvent être observés les différents niveaux d'interaction entre les processus d'individuation et de socialisation 717 .

Pour revenir aux liens père/parrain de notre corpus, nous pouvons être tenté de voir dans ces relations des indices de la structure des réseaux sociaux dans les deux rues. Les différences entre les deux rues, avec notamment la part importante de la corésidence entre parents dans la Rua da Cruz, ou les limites dans le libre choix du parrain qui apparaissent en particulier dans la contrainte du transport – quand celle-ci est levée le choix s'avère plus large –, peuvent être envisagées comme autant de pistes de réflexion. L'origine des couples s'impose aussi comme un facteur distinctif. Le choix des partenaires pour les individus qui possèdent un lien fort avec une région peut obéir à des règles spécifiques. Nous l'avons décelé en observant le comportement des couples dont les deux partenaires sont nés dans la Beira intérieure. L'information et les ressources dont disposent chaque individu ou chaque couple, varient en fonction des parcours et des origines individuelles et de leurs combinaisons à l'échelle du couple.

Cependant, il ne faudrait pas tomber dans le piège de la sur-interprétation d'observations parcellaires. La proximité résidentielle ou l'étroite corrélation entre voisinage et parenté, visibles à travers le prisme de la relation parents/parrains, ne doivent pas faire dériver notre propos vers la démonstration de l'existence d'un ghetto physique et social. Plus que l'unicité de la relation étudiée, c'est l'absence de référence aux mobilités individuelles et aux processus qui sont à l'origine des différents liens qui posent problème. La nature du lien entre deux personnes varie dans le temps et ne peut être comprise qu’en fonction de l’ensemble des dynamiques relationnelles qui entourent les individus. Ces dynamiques nous échappent. Nous nous contentons d'examiner des liens entre des professions, en essayant de les replacer dans des contextes précis, aussi bien par rapport à ce que nous savons des parcours et des situations individuels qu'en tenant compte des modes de construction des identités et des statuts professionnels. Il ne s’agit donc pas d’étudier des bribes de réseaux egocentrés, mais des distances sociales 718 . Cette approche ne doit pas cependant conduire à isoler la profession des autres composantes des identités individuelles comme le lieu de naissance et la nature du lien avec la ville. Certains facteurs peuvent se combiner, d'autres agir de façon plus autonome, pour rapprocher ou éloigner des individus. Les premiers résultats sur l'étude des liens interprofessionnels vont nous guider dans la compréhension de la nature de ces combinaisons.

Notes
708.

Pour reprendre l’expression de Maurizio Gribaudi, Itinéraires ouvriers, op. cit., p. 133.

709.

Les premiers résultats ont été publiés dans la revue Population, nº1, 1993, pp. 83-110. Voir aussi C. Bonvalet, A. Gotman, Y. Grafmeyer (dir.), La famille et ses proches : l'aménagement des territoires, Paris, INED/PUF, 1999, 296 p.

710.

Maurizio Gribaudi (dir.) Espaces, temporalités, stratifications : exercices sur les réseaux sociaux, Paris, EHESS, 1998, 346 p. Un premier ensemble de réflexions a été publié par M. Gribaudi dans «Les discontinuités du social", Les formes de l'expérience, sous la direction de Bernard Lepetit, Paris, Albin Michel, 1995, pp. 185-225.

711.

M. Gribaudi, Espaces, temporalités, …, p. 17. Pour la généalogie des disciplines qui se consacrent à l'analyse des réseaux sociaux, on se reportera au long avant-propos de M. Gribaudi.

712.

M. Gribaudi, «La discontinuité du social", op. cit., p. 192.

713.

Une référence peut être citée, celle de Fredrick Barth. Ce sont en effet les mêmes principes qui se retrouvent au cœur des modèles génératifs décrits par cet auteur. L'anthropologue norvégien utilise ainsi la notion de valeurs. Celles-ci peuvent être définies comme correspondant aux paramètres pris en compte dans les décisions individuelles, l'objectif de F. Barth étant d'étudier l'infinie diversité des formes de vie sociale. Une présentation détaillée de la pensée de Fredrick Barth est faite dans : Paul-André Rosental, «Fredrick Barth et la microstoria", dans Jeux d'échelles : la micro-analyse à l'expérience, sous la direction de Jacques Revel, Paris, Gallimard - Le Seuil, 1996, pp. 141-159. F. Barth reprend des éléments de la théorie mathématique des jeux qui se résument par l'idée que «l'incertitude au niveau interindividuel n'empêche pas l'apparition de régulation au niveau agrégé", op. cit., p. 148.

714.

Simona Cerutti, «Processus et expérience : individus, groupes et identités à Turin au XVIIe siècle", dans Jeux d'échelles…, op. cit., p. 175.

715.

Roger Chartier, «Conscience de soi et lien social", avant-propos de Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard / Agora, 1991, p. 17.

716.

Norbert Elias, La société des individus, op. cit., p. 56. Ce texte a été rédigé en 1939, mais publié seulement pour la première fois en langue allemande en 1987.

717.

Il s'agit d'une définition proposée par Jean Rémy, citée en introduction.

718.

M. Gribaudi, «Réseaux egocentrés et inscriptions sociales", dans Espaces, temporalités,..., op. cit. , pp. 71-120.