Quelques relations suspectes

Pour résumer, notre étude repose sur l'hypothèse que la relation père/parrain correspond à un lien social informel qui témoigne des rapports entre groupes sociaux dans l'Alcântara de la première moitié du XXe siècle et qui s'est affranchi, à l'époque et dans le milieu social étudiés, des pratiques traditionnelles qui encadraient ce type de relation dans des temps plus anciens. Nous nous sommes attachés à contrôler cette hypothèse. Cela nous a permis de reformuler notre objet de recherche en définissant la relation père/parrain comme un lien orienté. Nous avons pu conclure que les liens père/parrain n'étaient pas dénués de sens du point de vue sociologique, ou plus exactement qu'ils recouvraient des réalités sociales et économiques, et non uniquement politiques ou culturelles. En d'autres termes, et dit de manière plus expéditive, nous avons vérifié que les parrains n'étaient pas tous avocats, médecins ou ingénieurs.

Deux déclarations professionnelles des parrains sont cependant le signe de statuts sociaux nettement plus élevés : industriel et propriétaire. Ces parrains pourraient avoir été choisis en raison du prestige que leur confère leur statut social. Nous serions là en présence d'une relation que nous qualifierons, en un mot, de clientéliste. Ces déclarations ne sont pas fréquentes et nous pourrions les ignorer en considérant qu'il s'agit là de situations atypiques qui ne viennent pas contredire la généralité du propos 723 . Il semble cependant intéressant d'examiner de plus près quels sont les couples qui adoptent une attitude aussi singulière. Est-il possible de trouver des explications à ces comportements ?

Le premier élément de réponse concerne la nature exacte des statuts qui se dissimulent derrière les déclarations d'industriel ou de propriétaire. Ces deux termes peuvent désigner le même type de condition, à savoir un petit entrepreneur local ou même un simple artisan indépendant. La dénomination d'industriel est plus fréquente dans les années 1930 – dans notre corpus nous ne la rencontrons pas au début du siècle –, mais les deux termes peuvent être synonymes. Même si nous ne nous trouvons plus dans le monde du salariat industriel, nous ne sommes pas forcément en présence de statuts sociaux très élevés 724 . Dans ce cas, ces parrainages ne seraient qu'un témoignage supplémentaire de la proximité des conditions, dans les milieux populaires, entre ouvriers et petits patrons ou artisans.

Le deuxième point touche à la position sociale des pères. Ces derniers déclarent une profession qualifiée. Il n'y a aucun manœuvre parmi eux. Certains appartiennent même aux couches sociales les plus élevées de notre corpus. En 1904, c'est un commerçant de la Rua da Cruz qui choisit un parrain propriétaire. La même année, un habitant de la Rua Feliciano de Sousa né à Alcântara, lui aussi commerçant, fait de même. En 1932, c'est un« fonctionnaire" 725 de la Rua Feliciano de Sousa, né à Belém, qui choisit pour parrain de sa fille, un propriétaire domicilié à Algés. Rua da Cruz, en 1930, c'est un officier de la marine marchande, né à Alcântara, qui fait appel à un voisin de la Rua S. Jeronymo, industriel. D'autres pères ayant choisi un parrain issu de ce même groupe professionnel exercent une activité qui peut très bien correspondre à une relative aisance sociale : c'est le cas, par exemple, d'un barbier de la Rua da Cruz en 1934. Nous pourrions ajouter à cette liste un serrurier, un chaudronnier et un forgeron. Nous nous heurtons à nouveau à l'imprécision des déclarations, mais compte tenu de ce que nous savons de la nature des relations de parrainage en milieu urbain, nous pouvons penser que ces pères se rattachent davantage au monde des petits entrepreneurs qu'à celui des ouvriers.

Nous avons d'autres sources d'information sur ces relations. Pour les années 1930, la résidence des parrains apporte quelques indications. Il existe quasiment toujours un lien de voisinage entre le père et le parrain. Le plus souvent le parrain habite la même rue que le père. Cette relation s'inscrit donc bien dans un quotidien. Deux cas seulement font exception : un parrain d'Algés, dont nous avons déjà évoqué l'existence, et un autre de Benfica, un quartier du nord de Lisbonne, assez éloigné d'Alcântara. Il est aussi possible de reconstruire une partie des parcours individuels pour mieux connaître l'environnement relationnel du couple. Cet exercice a pu être mené pour trois cas.

Nous retrouvons ici Abel Matos que nous avons déjà croisé quand nous avons évoqué la question des déclarations multiples. La famille d'Abel Matos a un parcours complexe. En 1887, Abel Matos naît à Vimioso dans le district de Bragança, à l'extrême nord-est du Portugal. En 1925, déjà âgé de 38 ans, il épouse, dans la paroisse d'Alcântara, Maria Luisa née à Montijo, district de Setúbal. Grâce au registre de mariage, nous connaissons l'origine des parents des deux époux. Le père d'Abel Matos est originaire de Góis, dans le district de Coimbra, à la limite de la Serra de Estrela. Sa mère est née à Agueda, dans le district d'Aveiro. Les deux villages sont distants d'une bonne cinquantaine de kilomètres. Après un passage par Vimioso, la famille a dû s'installer à Lisbonne, puisqu'en 1925, la mère vit Rua Possidónio da Silva, dans le quartier d'Alcântara. À cette époque le père est décédé, nous ne connaissons pas la profession qu'il exerçait. Les parents de Maria Luisa sont tous les deux nés à Montijo. Le père y demeure encore, la mère est décédée. Le père de Maria Luisa déclare lors du mariage de sa fille être manœuvre. Avant son mariage, Abel Matos est domicilié dans le quartier d'Ajuda, où il exerce la profession de forjador mecânico (forgeron mécanique). Sa future épouse vit dans un appartement de la Rua da Cruz où le couple s'installe. C'est là que nous le retrouvons dans les années 1930. En 1925, l'environnement relationnel du couple nous est connu à travers l'identité des témoins du mariage. Il s'agit d'un univers assez diversifié. Augusto da Silva, employé de commerce, et sa femme qui ne déclare aucune profession, tous les deux domiciliés dans le quartier d'Ajuda et voisins d'Abel Matos, forment le premier couple. Deux autres témoins sont présents : Fernando Pereira, garde civil, demeurant Rua Gil Vicente à Alcântara, et Renato Bento, serrurier, demeurant Rua da Cruz, et époux de la sœur de Maria Luisa. Au cours des années 1930, le couple Abel Matos/Maria Luisa déclare la naissance de trois enfants, les parrains de ces derniers sont à chaque fois mentionnés dans les actes. En 1932, c'est le même Renato Bento, témoin au mariage, qui est choisi. Il est toujours serrurier. En 1934, le parrain est Paolo Luz un« propriétaire", demeurant Rua da Cruz. En 1939, le couple désigne comme parrain un voisin, Carlos Sá, de profession ferblantier. Au cours de toutes ces années, la profession d'Abel Matos ne change pas. Cependant, en 1939, sa déclaration est moins précise : elle se limite au terme forgeron.

Abel Matos et son couple évoluent dans un milieu relativement stable. Lui-même semble faire carrière dans sa profession, comme le montre la constance des déclarations. Les proches du couple déclarent tous une profession qualifiée – et dans ce cas dans le même secteur d'activité qu'Abel Matos – ou un emploi typique de l'univers citadin comme celui d'employé de commerce. En fonction de ces informations, le couple Abel Matos/Maria Luisa semble avoir su développer un réseau de relations appréciable qui doit correspondre à un certain positionnement au sein de la communauté d'habitants d'Alcântara. La relation entre le père et le parrain« propriétaire", prise isolément, cache une grande partie de la réalité. Cette information partielle n'est pas représentative de la nature de l'insertion sociale de ce couple. Pour autant, nous ne pouvons pas dire qu'elle nous induit en erreur. Elle ne produit pas de contresens. Elle nous incite à conclure à une position privilégiée d'Abel Matos et de sa famille ce qui, après tout, n'est pas faux.

Nous ne parvenons pas aux mêmes conclusions en ce qui concerne le cas de João Moura Silva. Cet aide serrurier, né dans à Alcântara en 1913, déclare en 1931 un fils à l'état civil. Sa compagne, Manuela Rodrigues, est elle aussi originaire d'Alcântara. Le couple habite Rua da Cruz. Le parrain de leur enfant est industriel et habite Benfica. Cette relation apparaît comme particulièrement suspecte. La distance résidentielle et l'écart apparent entre les statuts sociaux du père et du parrain poussent à voir dans ce lien un service rendu et non une relation sociale informelle. En 1932, le couple se marie. Nous apprenons là que les familles respectives de João Moura Silva et de Manuela Rodrigues sont installées à Lisbonne au moins depuis une génération. Les époux n'ont pas déménagé entre temps. João Moura Silva déclare alors exercer la profession de serrurier. Trois témoins sont présents lors du mariage : J. Machado, un serrurier demeurant Travessa de Alcântara, non loin de la Rua da Cruz, et deux femmes, voisines du couple, Maria de Jesus et Irene de Jesus Machado, sœur de la mariée. Les informations que nous possédons sur ce couple sont moins riches que celles réunies autour d'Abel Matos et de son épouse. Cependant, le parrain apparaît étranger à l'environnement relationnel de João Moura Silva. Il peut s'agir d'une relation créée dans un cadre professionnel, le parrain étant peut-être l'employeur de João Moura Silva, mais le lien observé ici peut difficilement être retenu comme témoignant d'une proximité entre deux professions.

Le troisième exemple retenu laisse moins de place au doute, puisque nous y décelons clairement les traces des pratiques traditionnelles de compérage. Pedro Santos, un peintre de la Rua Feliciano de Sousa, choisit par deux fois, en 1905 et en 1908, le même parrain : Ernesto Bento. Nous ne savons que peu de chose de ce parrain, mis à part qu'il déclare les deux fois, en guise de profession, être« propriétaire". Le multi-parrainage – lorsqu'un même individu est choisi plusieurs fois pour être parrain par une ou plusieurs familles – est l'une des manifestations les plus fréquentes du compérage traditionnel qui possède parfois une dimension clientéliste. Nous le rencontrons assez peu à Alcântara. La relation entre Pedro Santo et Ernesto Bento semble pourtant relever de ce type de parrainage.

Le test des liens père/parrain permet de valider l'hypothèse sur laquelle repose notre projet de recherche. Cette relation peut être étudiée comme un exemple des multiples liens interindividuels présents dans un espace urbain structuré selon le modèle de la petite communauté. Le parrain peut être, exclusivement ou de manière cumulée, un parent, un voisin ou un proche. Il est important de retenir que dans le milieu que nous observons, cette relation est informelle. Elle repose la plupart du temps sur une proximité réelle entre individus et non sur des rituels ou des pratiques issus des formes traditionnelles de compérage. En analysant précisément ces liens, nous pouvons adopter des principes simples, inspirés des études de réseaux. Il s'agit d'examiner des relations effectives, réellement constatées entre des individus qui agissent en fonction des ressources mises à leur disposition.

Le contrôle des liens père/parrain n'a cependant pas totalement évacué la possibilité de l'existence de relations biaisées par des pratiques étrangères au milieu observé. Nous en tirons deux conséquences. L'une est d'ordre théorique. L'interprétation de ces liens ne peut se limiter à la prise en compte du rôle d'un seul facteur, ici la profession des individus. Dans notre corpus, plusieurs sens peuvent être donnés à la proximité ou à la distance entre des individus ou entre des groupes d'individus. Cette polysémie de l'objet étudié implique la mobilisation d'autres types d'information. La relation entre le père et le parrain doit être aussi analysée, quand cela est possible, en fonction de l'origine et des parcours des individus ou de la nature des professions en cause.

L'autre conséquence touche à la méthodologie suivie dans le déroulement de l'étude. Si nous pouvons considérer le phénomène du parrainage« clientéliste" comme relativement négligeable – nous ne l'avons repéré qu'à deux reprises –, il pose néanmoins la question du contrôle des liens entre des professions dont nous ne possédons qu'une seule trace. En effet, compte tenu de la diversité des déclarations professionnelles, aussi bien du côté des pères que des parrains, une grande part des contacts entre professions sont uniques. Ils ne sont pas corroborés par d'autres observations. Les caractéristiques de l'espace social et notre mode opératoire tendent à privilégier l'étude de la position des professions les plus fréquentes, et donc à négliger le rôle des professions plus rares 726 . Le recours à des catégories s'impose donc, au moins dans un premier temps, pour tenter d'y voir un peu plus clair dans ces listes de cas individuels difficilement intelligibles.

Notes
723.

On recense 5 propriétaires et 1 négociant-propriétaire parmi les parrains choisis par les habitants de la Rua da Cruz entre 1900 et 1910, et 3 propriétaires pour la Rua Feliciano de Sousa. Dans les années 1930, on a rencontré 2 propriétaires et 2 industriels pour la Rua da Cruz et 3 propriétaires et 1 industriel pour la Rua Feliciano de Sousa.

724.

Ces remarques reposent en particulier sur l'analyse des professions des dirigeants de la Sociedade Promotora de Educação Popular d'Alcântara. Certains se déclarent indistinctement industriel ou propriétaire, voir parfois industriel-propriétaire. Dans les années trente, un parrain de la Rua Feliciano de Sousa déclare comme profession empreiteiro. Selon l'usage moderne, ce terme signifie entrepreneur, auquel cas il renvoie probablement à une condition sociale semblable à celle de l'industriel ou du propriétaire, avec les mêmes imprécisions sur sa nature exacte. Cependant au XIXe siècle, en particulier dans l'industrie textile, l'empreiteiro était aussi un ouvrier payé à la tâche, au mètre de tissu ou au poids de matière travaillée. N. L. Madureira (dir.), História do Trabalho..., op. cit. , p. 236. Difficile de trancher sur la signification réelle de cette déclaration.

725.

Foncionário público – En portugais, le mot fonctionnaire n'est pas réservé aux employés de la fonction publique. On peut être funcionário d'une entreprise privée.

726.

Des professions plus rares qui peuvent se trouver au centre des stratégies relationnelles, comme le montre l'étude de Juliette Hontebeyrie et de Paul-André Rosental sur la rue Wacquez-Lalo à Loos. J. Hontebeyrie, P.-A. Rosental, «Ségrégation sociale de l'espace et dynamiques longues de peuplement…", op. cit.