a) Les catégories contemporaines

La définition des catégories

Le premier recensement portugais à inclure une classification socioprofessionnelle de la population date de 1890. L'administration portugaise, influencée par un contexte international qui prône une uniformisation des méthodes dans tous les États modernes - une tendance diffusée en particulier dans les congrès internationaux de statistiques qui se tiennent depuis le milieu du XIXe siècle - adopte en l'adaptant légèrement la classification élaborée par Jacques Bertillon entre 1889 et 1893 729 . Cette classification sera reprise, dans ses grandes lignes, dans les recensements successifs jusqu'en 1930. La classification de Bertillon telle qu'elle a été utilisée dans les recensements portugais repose sur la définition de 12 classes, intitulées de la façon suivante dans le recensement de 1925 : exploitation de la superficie du sol, extraction des matières minérales, industrie, transports, commerce, force publique, administration publique, professions libérales, personnes vivant exclusivement de leurs rendements, travaux domestiques, désignations générales sans indication de profession, improductifs et professions inconnues. Dans les recensements de 1890, 1900 et 1911, les classifications publiées ne vont pas au-delà de ces grandes divisions. En 1925 et 1930 sont identifiées respectivement 61 et 58 sous-classes 730 . La classification du recensement de 1925 peut servir de référence.

Pour notre étude, l'utilisation de cette classification ramenée aux 12 grands groupes socioprofessionnels ne soulève pas de gros problèmes, moyennant quelques adaptations : la suppression des deux premières classes qui sont orphelines lorsque la classification est appliquée à la population de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa ; la création d'une classe réservée aux parrains« employés de l'église". Voulant éviter la création de catégories aux effectifs trop restreints, une seule sous-classe a pu être retenue, celle de l'industrie de la métallurgie. Nous avons donc utilisé la classification suivante où nous avons conservé les codes chiffrés du recensement de 1925 :

Classe Intitulé
3 Industrie (industrie de la métallurgie exclue)
3a Industrie de la métallurgie
4 Transports
5 Commerce
6 Force publique
7 Administration publique
8 Professions libérales
9 Personnes vivant exclusivement de leurs rentes
10 Travaux domestiques
11 Désignations générales, sans indication de profession
12 Employé de l'église

La réalisation concrète de ce classement pose en revanche de nombreuses difficultés méthodologiques. En effet, nous l'avons déjà déploré, nous ne connaissons pas les grilles utilisées par l'administration portugaise pour associer à chaque profession une catégorie. Les recensements publiés entre 1890 et 1930 ne comportent aucune table alphabétique des professions 731 . Nous pouvons nous guider uniquement à partir de l'ensemble des sous-classes qui apparaissent en 1925 et 1930. L'exercice est particulièrement périlleux. Nous minorons cependant l'importance des éventuelles erreurs d'interprétation des intentions des statisticiens portugais. Dans quelques cas, nous sommes même allés sciemment à l'encontre de ces intentions. En effet, nous n'interprétons pas les résultats des recensements. Nous reprenons une logique de classement que nous appliquons à une population spécifique. Pour nous l'important est de bien spécifier les options choisies.

La classification socioprofessionnelle élaborée par Bertillon est donc construite en fonction du secteur d'activité. La classe 4 concerne par exemple toutes les professions liées aux transports : route, chemin de fer, maritime et fluvial. Y sont regroupées les professions du type chauffeur, employé de la Carris, employé des chemins de fer, marin (marítimo et marinheiro), mais aussi les facteurs et les employés des postes 732 . La classe 6, intitulée« force publique", est divisée en trois sous-classes dans le recensement de 1925 : armée, marine (Armada), et une troisième sous-classe regroupant la garde républicaine, la police et la garde fiscale. Nous y avons rajouté les pompiers et pompiers municipaux qui ne faisaient pas explicitement partie de cette catégorie. Pour être incluse dans cette catégorie, la déclaration doit spécifier le corps où la profession est exercée : ainsi la déclaration marinheiro a été classée dans la classe 4 des« transports", et celle marinheiro da Armada dans la classe 6 de la« force publique" 733 . Les classes 7 à 12 n'ont pas posé de problème particulier. Le terme profession libérale doit être compris dans un sens très large : professeur – y compris de l'enseignement public –, acteur, médecin, etc. La classe 7 est réservée aux employés de l'administration publique nationale ou communale. La classe 9 regroupe uniquement les déclarations« propriétaire" et« industriel". La classe 10 concerne les employés domestiques : employé de maison, jardinier, portier, etc. Dans la classe 11 sont regroupées les déclarations comme étudiant ou élève, et les mentions non professionnelles qui correspondent le plus souvent à l'âge du parrain quand celui-ci est mineur.

Les classes 3 (industrie) et 5 (commerce) ont suscité plus d'interrogations. Le classement élaboré par Bertillon, et repris par l'administration portugaise jusqu'en 1930, ne distingue ni le statut d'artisan ni celui d'employé. En dehors des déclarations qui relèvent des transports, ces deux groupes professionnels sont dispersés entre l'industrie et le commerce. Pour notre part, nous avons regroupé les métiers de l'artisanat qui peuvent être associés au monde de la boutique dans la classe du commerce. Ainsi les boulangers, les barbiers ou les coiffeurs, les tailleurs côtoient les employés de commerce et les commerçants. En revanche, les professions qui peuvent être exercées indifféremment dans un cadre artisanal ou industriel ont été incluses dans la classe 3. Les ouvriers boulangers (manipulador de pão), les cordonniers, les métiers du bâtiment sont ainsi classés dans la catégorie industrie. Il s'agit de la seule entorse délibérée à la logique de la classification de Bertillon 734 . Cette distinction peut paraître hasardeuse. Pour nombre de ces professions, il est difficile de distinguer ce qui relève de la vente ou de la fabrication. Il nous a néanmoins semblé important de considérer le terme« industrie" dans son sens le plus étroit et donc d'exclure de son champ d'application les déclarations qui renvoient le plus souvent au statut de petit producteur/vendeur indépendant.

Quant à la sous-classe industrie de la métallurgie (3a), sa composition ne va pas non plus de soi. Nous avons vu dans un chapitre antérieur que les limites du groupe professionnel des« métallurgistes" étaient incertaines. Sur la base de la structure des organisations syndicales ou des cursus de formation, les électriciens pouvaient en faire partie. En nous référant à la sous-classe de l'industrie de la métallurgie présente dans le recensement de 1940, nous avons pu limiter la liste des professions associées à ce secteur d'activité. Les électriciens en sont exclus.

La classe 5 regroupe aussi les employés du secteur privé : employés de bureau, employés bancaires, comptables. Ce choix correspond à la logique de la classification retenue. Dans le recensement de 1925, la classe 5 comporte une sous-catégorie« banques, établissements de crédit, assurances". Il n'existe d'ailleurs pas d'alternative. Si cette option a peu de conséquences pour la période 1900-1910, elle est en revanche plus problématique pour les années 1930. L'opération technique qui consiste à associer à chaque profession une classe a relativement bien fonctionné pour la première période, mais elle a posé plus de difficultés et a demandé plus de compromis pour la deuxième. Cette classification, conçue à la fin du XIXe siècle, est dans l'ensemble peu adaptée à une société plus moderne et urbaine qui est peu à peu gagnée par le secteur tertiaire 735 .

Notes
729.

Jacques Bertillon a présenté dans les congrès internationaux trois versions différentes de sa classification. Au Portugal, plusieurs classements avaient déjà été élaborés au cours du XIXe siècle. L'administration portugaise était assez en pointe sur ces questions, comme l'atteste la rapidité avec laquelle fut adoptée la classification de Bertillon, quelques mois seulement après la publication de la première version. António Pinto Ravara, «A classificação socioprofissional em Portugal (1806-1930)", Análise Social, nº103-104, 1988, pp. 1161-1184.

730.

Le recensement de 1920 ne contient aucune classification socioprofessionnelle. En 1930, de nouvelles sous-classes apparaissent : population nomade, industrie du tabac, industrie du liège, industrie du papier, transport par automobiles…Bien qu'il soit facile de les repérer, les désignations des 12 classes ne sont pas spécifiées en 1930. Comme l'a souligné Virgínia do Rosário Baptista, la similitude des catégories ne signifie pas une correspondance totale entre elles. Une analyse fine permet de déceler de nombreuses altérations qui peuvent poser problème si on souhaite comparer les différents recensements. V. do R. Baptista, As Mulheres no Mercado de Trabalho em Portugal…, op. cit., notamment p. 19.

731.

Le recensement français de 1896 contient ce type d'information en annexe. Le classement socioprofessionnel adopté par le recensement portugais de 1940 aurait été sur ce point plus pratique. Chaque sous-classe y est en effet détaillée en fonction des principales professions qui la composent. Cependant ce classement, spécifique à ce recensement et qui prend comme facteur discriminant à la fois le secteur d'activité et le statut professionnel, nous a semblé trop complexe et trop confus pour l'usage que nous souhaitions en faire. Le classement de Bertillon a le mérite de simplifier au maximum les divisions professionnelles.

732.

On ne rencontre la déclaration «chauffeur" seulement dans les actes des années 1930/1939. Tenant compte de l'usage le plus commun à l'époque, nous avons retenu le sens de «chauffeur de véhicule" et non «chauffeur de forge".

733.

Il se peut qu'un individu déclarant comme profession marinheiro, fasse en fait partie da Marine de Guerre. Cependant le prestige de la fonction devait certainement inciter les soldats à déclarer leur statut exact à l'officier de l'état civil.

734.

Nous ne respectons pas forcément ici les principes du classement de Bertillon qui prévoyait de classer les artisans plutôt du côté de l'industrie. Dans les tables du recensement français de 1896, les boulangers figurent dans la classe industrie. Dans le recensement portugais de 1940, qui n'utilise plus la classification de Bertillon, les coiffeurs et les barbiers constituent une catégorie à part, nommée «autres professions" et qui regroupait une liste hétérogène d'activités avec entre autres les infirmiers, les musiciens, et les guides-interprètes.

735.

On pourra consulter en annexe la table alphabétique des professions avec les codes de classification.