Les résultats

Les tableaux 7.9. à 7.12. présentent les effectifs des liens professionnels entre les pères et les parrains des deux rues et aux deux époques. Quand les effectifs le permettent, nous présentons les données sous forme de pourcentages arrondis à l'unité. Ces chiffres apparaissent en italique dans chaque case, en dessous des effectifs. Le chiffre de gauche correspond au pourcentage colonne et le chiffre de droite au pourcentage rangée. C'est-à-dire, par exemple, dans le tableau 7.9., pour la première colonne de la première rangée, on doit lire que 90 pères qui exercent une profession de la classe industrie sont liés à un parrain de la classe industrie, ce qui correspond à 75% des parrains de cette catégorie et à 45% des pères.

Tableau 7.9. : Les liens professionnels père/parrain – catégories contemporaines Rua da Cruz 1900-1910
parrains


pères
industrie métallur. transp. commer. force pub. admin. pub. prof. lib. rentes travx. dom. désign. gén. emp. église T. pères %
industrie 90
75/45
14
50/7
11
50/5
24
47/12
13
50/6
1 1 2 2 6 34
74/17
198 61,9
métallurgie 19
16/36
11
39/21
3 10
19/19
1     2   4 2 52 16,3
transports 5   5 6 5           4 25 7,8
commerce 3 3   4   3   1 1   3 18 5,6
force pub. 2   2 6 7 1     2   3 23 7,2
admin. pub.           1           1 0,3
prof. libé.     1 1               2 0,6
rentes                          
travx. dom. 1                     1 0,3
désign. gén.                          
T. parrains 120 28 22 51 26 6 1 5 5 10 46 320 100
% 37,5 8,8 6,9 15,9 8,2 1,9 0,3 1,5 1,5 3,1 14,4 100  
Tableau 7.10. : Les liens professionnels père/parrain – catégories contemporaines Rua Feliciano de Sousa 1900-1910
parrains


pères
industrie métallur. transp. commer. force pub. admin. pub. prof. lib. rentes travx. dom. désign. gén. emp. église T. pères %
industrie 49
73/44
15
48/13
7 11
52/10
3   1 2   6 18
78/16
112 59,3
métallurgie 13
19/34
9
29/23
2 2 4   2   3   3 38 20,1
transports 1 5 2 3 1       1   1 14 7,4
commerce       4 1 2   1       8 4,3
force pub. 4 1 1 1 7         1   15 7,9
admin. pub.   1                   1 0,5
prof. libé.                     1 1 0,5
rentes                          
travx. dom.                          
désign. gén.                          
T. parrains 67 31 12 21 16 2 3 3 4 7 23 189 100
% 35,5 16,4 6,3 11,1 8,5 1 1,6 1,6 2,1 3,7 12,2 100  
Tableau 7.11. : Les liens professionnels père/parrain – catégories contemporaines Rua da Cruz 1930-1939
parrains


pères
industrie métallur. transp. commer. force pub. admin. pub. prof. lib. rentes travx. dom. désign. gén. T. pères %
industrie 62
65/49
15
30/12
16
40/12
23
41/18
6 3       2 127 46,6
métallurgie 14
14/27
19
38/37
10
19/25
3   2   2   1 51 18,7
transports 7 8 13
32/36
6 1     1     36 13,2
commerce 8 4 1 19
34/45
3 4   1 1 1 42 15,4
force pub. 3 4   4 2           13 4,8
admin. pub. 1         1         2 0,7
prof. libé.                        
rentes       1             1 0,3
travx. dom.                        
désign. gén.         1           1 0,3
T. parrains 95 50 40 56 13 10   4 1 4 273 100
% 34,8 18,3 14,7 20,5 4,8 3,6   1,5 0,3 1,5 100  
Tableau 7.12. : Les liens professionnels père/parrain – catégories contemporaines Rua Feliciano de Sousa 1930-1939
parrains


pères
industrie métallur. transp. commer. force pub. admin. pub. prof. lib. rentes travx. dom. désign. gén. T. pères %
industrie 44
66/50
10
31/11
12
44/14
9
27/10
6 2   1   3 87 46,3
métallurgie 7 15
47/40
2 6 4 2   1     37 19,7
transports 7   9 4 1 2   1   1 25 13,3
commerce 7 4 3 9 2           25 13,3
force pub. 1 2 1 4 1 1         10 5,3
admin. pub.   1   1       2     4 2,1
prof. libé.                        
rentes                        
travx. dom.                        
désign. gén.                        
T. parrains 66 32 27 33 14 7   5   4 188 100
% 35,1 17 14,4 17,6 7,4 3,7   2,7   2,1 100  

Le commentaire de cette série de tableaux passe par une remarque préalable. Malgré nos tentatives pour le réduire, le poids numérique de la classe de l'industrie reste écrasant. Au début du siècle, les individus des classes« industrie" et« métallurgie" représentent près de 80% du total des pères et près de la moitié des parrains. Si, dans les années 1930, l'horizon social des deux rues se diversifie un peu, la classification de Bertillon limitée aux 12 grandes classes n'est pas assez discriminante quand elle est appliquée à la population de notre corpus. Le vaste groupe des professions de l'industrie dissimule de nombreux comportements et phénomènes sociaux. Mais l'intérêt de cet exercice est justement de voir ce qu'une classification basée sur le secteur d'activité permet de distinguer. Le reste pourra être observé d'une autre façon.

L'analyse peut tout d'abord être menée en terme de classes valorisées ou non lors du parrainage, c'est-à-dire en comparant les proportions de chaque classe chez les pères et chez les parrains. Commençons par la première période. Les classes de l'industrie et de la métallurgie apparaissent comme les grandes perdantes. Leurs proportions diminuent fortement du coté des parrains. Ce sont les individus qui appartiennent au groupe du« commerce" qui semblent bénéficier des faveurs de la population. Leur nombre est près de trois fois supérieur dans le groupe des parrains. Les parrainages assurés par des« employés de l'église" révèlent un autre phénomène. Cette pratique est quasiment exclusivement le fait des pères de la classe de l'industrie. La différence est frappante avec ceux de la classe de la métallurgie.

Un autre point d'observation est constitué par la proportion d'autocompérage, c'est-à-dire la proportion de pères qui recrutent le parrain dans leur propre catégorie sociale. Pour chaque classe, environ 20% des pères adoptent ce type de comportement. Nous notons deux exceptions. Dans la classe de l'industrie l'autocompérage est nettement plus fort, mais le poids numérique de ce groupe est ici si important qu'il est difficile de tirer une quelconque conclusion de ce phénomène 736 . Un autre cas est plus significatif : il s'agit de la classe de la« force publique", où l'autocompérage avoisine le tiers des relations dans la Rua da Cruz et la moitié dans la Rua Feliciano de Sousa. Enfin, pour achever cette description des comportements au début du siècle, il faut souligner l'étonnante cohérence de ces résultats entre les deux rues. On notera cependant la plus forte présence de la classe de la métallurgie dans la Rua Feliciano de Sousa. Cette présence s'accompagne d'une plus grande diffusion des parrainages issus de cette classe en direction des autres catégories.

Vingt ans plus tard, les choses ont légèrement évolué. La classe de l'industrie demeure peu valorisée, mais le contraste est moins grand par rapport à la première période. En revanche, la proportion de la classe de la métallurgie est désormais stable entre les pères et les parrains. La classe du commerce reste nettement valorisée par les choix en matière de parrainage. Cependant l'origine sociale des parrains se diversifie en direction des classes des transports, de la force publique et aussi de l'administration publique. Une autre différence avec la première période est constituée par le taux d'autocompérage. Celui-ci avoisine le tiers des pères de chaque classe. Il est donc nettement plus élevé qu'au début du siècle. Ce taux est plus élevé (50%) dans la classe de l'industrie, mais il est beaucoup plus faible dans la classe de la force publique. Nous pouvons faire une dernière observation sur les années 1930 : là encore les résultats sont très proches dans les deux rues.

Cette série de tableaux nous donne une image bien précise du milieu étudié. En regroupant une grande partie des professions recensées dans les catégories« industrie" ou« métallurgie", la classification de Bertillon fait ressortir le caractère ouvrier de la population de nos rues. Michel Verret l'avait remarqué, la C. S. P. ouvrière est en définitif celle qui se compte le mieux 737 . C'est donc un modèle relativement classique que nous mettons en lumière en utilisant ce type de classification. Au tournant du siècle, la population de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa est essentiellement ouvrière et, nous l'avions déjà noté en examinant la liste brute des professions, entre les années 1900 et les années 1930, les secteurs du commerce et des services gagnent en importance. Il a dû certainement exister un décalage chronologique avec des pays comme la France où le mouvement tend à se faire sentir dès la fin du XIXe siècle, alors que depuis longtemps les villes comptaient de 15% à 20% d'employés 738 . Encore faudrait-il étudier d'autres espaces lisboètes plus diversifiés pour en avoir la certitude. Les mouvements perceptibles dans nos rues ne sont pas forcément représentatifs. Mais, le processus est bel et bien enclenché. Le sens de l'évolution est le même.

Ces remarques s'appuient sur la composition de la population des pères. Les liens père/parrain permettent de souligner un autre phénomène : il s'agit de la proximité entre ces groupes sociaux, une proximité commune aux deux époques. Les« combinaisons de quartier" 739 ne se résument pas uniquement à des proximités résidentielles. Elles imprègnent aussi la structure des relations interindividuelles. Parmi les pères issus du secteur industriel, la part des liens avec le monde du commerce, du transport ou de l'administration publique tend à augmenter. Le phénomène est encore plus visible dans la Rua da Cruz, notamment chez les métallurgistes. Dans les années 1930, la grande nouveauté est peut-être la contribution, encore modeste certes, de l'administration publique. Au début du siècle, ce sont les parrains de la classe de la« force publique" qui cristallisent une part des espérances placées dans les professions au service de l'État. Comment ne pas rapprocher ces évolutions avec les processus de mobilité sociale ? Au début du XXe siècle, les« échappées de classe", pour reprendre encore une des belles expressions de M. Verret, se font en direction des employés 740 . Nous enregistrons des espoirs plus que des réalités, et nous ne savons pas à quel point ces contacts préfigurent des changements d'activité. Et pour quelle génération, celle des pères ou celle des fils ?

La rigidité des catégories ne permet pas d'aller très avant dans l'analyse. Les secteurs d'activités, tels que la classification de Bertillon les définit, ne donnent pas une vision très précise de la nature des relations entre individus. Les parrainages qui établissent un contact entre la classe de l'industrie et celle du commerce peuvent aussi bien être analysés comme l'expression de la modernité de la société d'Alcântara – des liens entre ouvriers et employés – que d'un certain traditionalisme – des liens entre ouvriers et artisans –. Les parrainages à l'intérieur de la catégorie industrie sont eux aussi sujets à interrogation, cette classe incluant autant d'artisans et d'ouvriers qualifiés que de manœuvres.

Mais c'est sur un autre aspect des données contenues dans les tableaux 7.9. à 7.12. que nous voulons conclure cette analyse et nous soulignons ici la grande ambiguïté de ces résultats. Dans les années 1930, la disparition de la catégorie« employé de l'église" du coté des parrains profite à toutes les autres catégories, sauf à celle de l'industrie. La proportion de parrains qui appartiennent à cette catégorie diminue entre les deux époques. Elle passe d'environ 60% dans les années 1900 à environ 45% dans les années 1930. Il s'agit même du résultat le plus constant entre les deux rues. Il n'en va pas de même pour les métallurgistes : la proportion des parrains de cette catégorie est soit constante (Rua Feliciano de Sousa), soit en légère augmentation (Rua da Cruz). En fait, la proportion de parrains de la catégorie industrie progresse pour un seul type de pères : ceux qui sont inclus dans cette même catégorie. Dans les années 1930, les pères de la catégorie industrie font plus souvent appel à des parrains de cette même catégorie : une proportion de 45% au début du siècle, et près de 50% dans les années 1930, pour les deux rues. Ce phénomène doit être analysé dans un contexte d'augmentation générale de l'autocompérage, comme nous l'avons déjà souligné. Les références sur l'évolution générale des sociétés industrielles nous manquent pour interpréter ces résultats. Assistons-nous à un repliement généralisé des réseaux de relation sur le groupe social de chaque individu, ou ce processus n'est-il que le fait d'une construction du regard à partir de catégories mal adaptées ? En changeant justement de catégories et donc d'angle d'observation, nous pouvons espérer y voir plus clair.

Notes
736.

Il va de soit que plus une catégorie est dominante en effectif, plus l'autocompérage perd en signification.

737.

M. Verret, Le travail ouvrier, op. cit., p. 13.

738.

Des chiffres évidemment sujets à caution tant les classifications de l'époque sont aléatoires. Yves Lequin, «Les citadins, les classes et les luttes de sociales", dans La ville de l'âge industriel, sous la direction de Maurice Agulhon, Paris, Seuil - Points Histoire, 1998 (1ère édition 1983), p. 578.

739.

M. Verret, L'espace ouvrier, op. cit., p. 212.

740.

M. Verret, Le travail ouvrier, op. cit., p. 74.