b) Les catégories historiographiques

La définition des catégories

Nous reprenons la classification élaborée par William H. Sewell dans son étude sur la population de Marseille au XIXe siècle 741 . La classification de Sewell repose sur la distinction des fonctions économiques et des types de tâches réalisées. Ces principes sont en phase avec les objectifs poursuivis par l'auteur, c'est-à-dire la description de la structure socioprofessionnelle d'une population et de son évolution. Selon William H. Sewell, la classification n'a pas vocation à être universelle. Elle est utilisée comme un outil spécifique dans un contexte programmatique précis. Une classification en fonction du secteur industriel serait plus adaptée dans le cadre d'une étude essentiellement consacrée aux évolutions économiques. Par ailleurs, Sewell renvoie explicitement la question de la hiérarchie des prestiges et des statuts à une autre étape de sa recherche où est mis en place un autre mode opératoire.

En annexe de son ouvrage, W. H. Sewell fournit une grille de classification des déclarations qui nous a servi de référence. Nous nous sommes cependant livrés à quelques ajustements qui, sans changer la logique du classement, permettent de mieux l'adapter au terrain d'étude et aux types de données recueillies. Comme chez Sewell, notre classement repose sur la définition de dix catégories 742 :

businessmen and professionals / rentiers – On a fusionné deux catégories qui sont distinctes chez Sewell. Ce groupe correspond aux couches supérieures de la société : entrepreneurs, négociants, dirigeants d'entreprises, mais aussi professions libérales et intellectuelles (avocats, médecins, professeurs, artistes). Contrairement à Sewell qui classe lesparmi les rentiers, nous ne faisons pas de distinction entre industrial et proprietário. Le faible effectif de cette catégorie contraint à certains regroupements. Par ailleurs, nous avons déjà souligné la similitude probable des positions sociales qui correspondent à ces deux dénominations.

Sales and clerical employees – Cette catégorie est composée des 743 . Sont ici rassemblés les employés de commerce, les fonctionnaires et les employés du secteur public, mais aussi les salariés de la force publique (police, garde municipale, garde nationale républicaine, douane). Figurent aussi dans cette catégorie les employés de la compagnie Carris et des chemins de fer. Les cheminots (ferroviários) ont été classés dans cette catégorie, même si nous ignorons le nom de l'employeur. Nous avons en effet considéré que les individus qui déclaraient cette profession étaient forcément salariés dans les chemins de fer.

  • Small businessmen – Cette catégorie est composée des propriétaires de petits établissements industriels ou commerciaux indépendants. C'est avant tout l'univers de la boutique qui est ici représenté. Les individus salariés en sont en théorie exclus. La distinction entre propriétaires et employés est rarement perceptible dans la terminologie des déclarations. Bien souvent un artisan indépendant effectue une déclaration identique à celle d'un ouvrier qualifié qui exerce la même profession mais en tant que salarié. Dans notre cas, les déclarations retenues comme faisant partie de l'univers des petits entrepreneurs sont peu nombreuses : barbiers, épiciers (merceeiros), commerçants – que nous distinguons ici des employés de commerce – et fabricants (fabricante ou manufactor). Nous avons respecté les indications de Sewell, en excluant notamment de cette catégorie les menuisiers, charpentiers, cordonniers, etc. Une telle option conduit immanquablement à sous-estimer le poids du groupe des small businessmen au profit de celui des artisans. 744

Artisan – Il s'agit de la catégorie la plus importante sur le plan de l'effectif. Elle correspond approximativement à ce que João Freire nomme les. En effet, ce sont des caractéristiques très proches qui définissent les deux groupes : une qualification (skill) reconnue qui nécessite souvent une période d'apprentissage, un revenu supérieur aux travailleurs non qualifiés, un degré d'autonomie important dans l'accomplissement des tâches quotidiennes, une présence active des organisations professionnelles. Si nous retrouvons dans cette catégorie les professions de l'artisanat traditionnellement exercées au sein d'ateliers ou de petites entreprises de dimension modeste – on pense aux métiers du bâtiment (les charpentiers, maçons, menuisiers, carreleurs) mais aussi à toutes les professions qui témoignent de la diversité des activités des grandes villes (les cordonniers, typographes, boulangers, bijoutiers, etc.) –, Sewell y inclut aussi les professions de l'industrie mécanique et métallurgique et le groupe plus marginal mais qui représente une force sociale importante dans l'économie de Marseille des travailleurs du port (portefaix et emballeurs). En fin de compte, la réalisation technique du classement conduit à ranger du coté des métiers qualifiés toutes les activités qui possèdent une dénomination précise. Or, nous avons vu que dans certains cas, l'utilisation d'une nomenclature stable ne correspondait pas forcément à un savoir-faire spécifique. Elle pouvait aussi indiquer la nature de la production. Et que dire de la distinction entre bolacheiro et manipulador de bolacha (littéralement biscuitier et manipulateur de biscuit), ou padeiro et manipulador de pão (boulanger et manipulateur de pain) ? Là encore, nous avons presque toujours conservé la logique du classement de Sewell en respectant les indications de la grille de classification des professions. Nous n'opérons pas de distinction entre les professions très et peu qualifiées. Ainsi un serrurier naval se retrouve-t-il dans la même catégorie que certains ouvriers peu qualifiés de l'industrie textile ou alimentaire.

Service workers – Sont regroupés dans cette catégorie les employés effectuant des tâches manuelles dans la production de services et non de biens. Nous retrouvons ici les domestiques et employés de maison, mais aussi certains salariés des entreprises ou des commerces : gardiens, chauffeurs, cochers, cuisiniers, garçons (mossos) de magasins ou garçons boulanger. Nous avons aussi inclus dans cette catégorie le groupe résiduel des vendeurs ambulants qui, chez Sewell, sont renvoyés parmi lesNous avons en effet estimé qu'il existait une forte similitude de condition entre ces différents emplois.

  • Unskilled workers – Cette catégorie correspond à quatre déclarations seulement mais qui représentent un effectif important : trabalhador, operário, serventuário, carroceiro (manœuvre, ouvrier, aide, charretier). Ce groupe se définit par la très faible qualification et souvent l'instabilité de l'emploi. À noter que nous distinguons les cochers (cocheiros) et les charretiers (carroceiros), les premier étant inclus dans le groupe service workers. Dans ce cas, la terminologie professionnelle correspond bel et bien à une différence de condition et de type d'emploi.
  • Armée – Nous avons créé cette catégorie qui n'existe pas chez Sewell. Nous avons voulu dans ce cas tenir compte de la particularité de l'univers social étudié. Cette catégorie rassemble tous les militaires de métier des différents corps armés, y compris la Marine (Armada). Du point de vue du statut professionnel ces individus sont employés de l'État, mais leur mode de vie (leur résidence, leur grande mobilité et les absences fréquentes) en fait un groupe à part.
  • Maritime – Il s'agit là de la marine civile, représentée par des déclarations comme marinheiro et marítimo. Là aussi, plus que le type de travail – des travailleurs manuels qualifiés –, c'est le mode de vie qui constitue la cohérence du groupe.
  • Divers – Sont rassemblées dans cette catégorie les déclarations qui ne correspondent pas à des professions ou à des emplois. Il peut s'agir d'une absence de déclaration – la profession est inconnue – ou, dans le cas des parrains, de l'âge du déclarant.
  • Employés de l'église – Cette déclaration est isolée car, nous l'avons déjà souligné à maintes reprises, la nature de l'information est différente. Il ne s'agit pas d'une catégorie professionnelle.

Avant d'analyser les résultats proprement dits, il est intéressant d'examiner l'univers social que laisse apparaître cette classification. Là encore, c'est la composante ouvrière de la population qui est largement mise en valeur, mais aussi la faible qualification des emplois. L'étude de W. H. Sewell peut fournir un point de comparaison. Nous reprenons dans le tableau 7.13. les données recueillies dans les registres de mariage de Marseille pour l'année 1869. Évidemment, on rapproche ici des résultats très différents : les uns concernent la population d'une ville tout entière, les autres d'un espace urbain bien spécifique et forcément moins diversifié compte tenu de l'inégale répartition des populations en ville en fonction des revenus et des appartenances sociales. La comparaison est cependant intéressante car elle concerne deux villes portuaires qui ont pu posséder des tissus socioéconomiques assez comparables.

La première constatation est la faible représentation, par rapport à l'exemple marseillais, du groupe business and professional/rentier dans les différentes populations qui constituent notre corpus. Nous sommes bien dans un milieu social spécifique d'une grande ville, plus populaire que bourgeois. La structure socioprofessionnelle de la population marseillaise de 1869 est cependant assez analogue à celle des habitants de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa dans les années 1930. Nous notons toutefois dans les rues de Lisbonne une proportion plus faible du groupe small business – même si on ne tient pas compte de la réévaluation du poids quantitatif de ce groupe par Sewell – et une présence plus forte des travailleurs sans qualification (unskilled). Au début du siècle, ces deux différences sont encore plus accentuées. En revanche dès 1900, la population des parrains se rapproche du modèle marseillais, la part des professions non qualifiées restant toujours plus importante dans notre corpus, que celui-ci soit défini à partir des habitants des deux rues – les pères – ou des individus avec lesquelles ces mêmes habitants sont en relation – les parrains –. Ainsi, le milieu que nous étudions est plutôt typique d'une grande ville française du XIXe siècle, avec en plus une forte proportion de travailleurs sans qualification. Entre le groupe des pères et celui des parrains, il peut aussi y avoir une différence de temporalité : le premier est encore largement marqué par les formes anciennes de travail, le deuxième possède un temps d'avance dans l'évolution de sa composition socioprofessionnelle.

Tableau 7.13. : Le classement socioprofessionnel des déclarations des pères et des parrains des deux rues - catégories historiographiques

* entre parenthèses sont indiqués les données corrigées.
** ne figure pas dans le tableau la catégorie Agriculture (5,1% des déclarations).

Notes
741.

William H. Sewell, Structure and mobility…, op. cit., chap. 3 «The occupational structure", pp. 44-73. Nous suivons une fois de plus les traces de Maurizio Gribaudi et d'Alain Blum qui ont déjà démontré l'intérêt de cette démarche. M. Gribaudi et Alain Blum, «Des catégories aux liens individuels…", op. cit.

742.

Chez Sewell, les catégories sont les suivantes : businessmen and professionals ; rentiers ; sales and clerical employees ; small businessmen, artisans ; service workers ; maritime workers ; agriculturalists ; miscellaneous.

743.

W. Sewell, op. cit., p. 47.

744.

W. Sewell a corrigé les résultats obtenus en se basant sur les données d'une enquête de la Chambre de commerce de Marseille de 1848. Le poids statistique des Small busnessmen a ainsi été réévalué à la hausse, au dépend du groupe des Artisans. Dans ce cas, la classification doit permettre d'analyser l'évolution de la répartition des groupes professionnels au sein de la population. L'objectif est purement quantitatif, d'où le recours à des méthodes de correction. Pour nous, cet exercice ne correspond qu'à une étape intermédiaire. Nous étudions des liens interindividuels et nous ne cherchons pas à déterminer des proportions exactes et fiables.