Les résultats

Dans la présentation des résultats, nous proposons de conserver les notions de groupes valorisés et d'autocompérage. La classification de W. H. Sewell nous permet de faire un pas important dans la compréhension de la structuration des relations sociales dans nos deux rues (tableaux 7.14. à 7.17.). Le niveau de qualification (skill) apparaît en effet comme un facteur essentiel dans l'orientation des choix en matière de parrainage. Nous savions que les manœuvres étaient moins nombreux du coté des parrains, nous pouvons maintenant préciser notre observation : la catégorie unskilled est la moins valorisée de toutes les catégories. Les parrains issus de ce groupe sont dans une large proportion choisis uniquement par des pères de la même condition sociale.

Au début du siècle, si on en croit le choix des familles de la Rua da Cruz en matière de parrainage, ce sont les groupes des employés (sales and clerical) et des petits entrepreneurs (small business) qui sont particulièrement valorisés : leur proportion est multipliée par deux dans le premier cas, par trois dans le second, dans la population des parrains par rapport à celle des pères. Cependant, ces deux groupes ne représentent guère plus d'un cinquième des parrainages (22,5% exactement). À cette époque et dans cette rue, une part essentielle des parrainages se joue entre le groupe des salariés qualifiés (artisan) et celui des non qualifiés (unskilled). Prés de la moitié des parrains sont issus de ces deux catégories, contre 80% des pères. Si ces deux groupes occupent encore une place importante dans la population des parrains, ils ne le doivent qu'à leur poids initial du coté des pères. Les parrains de la catégorie unskilled sont quasi exclusivement choisis (une proportion de 94%) par des pères des catégories unskilled ou artisan. En revanche, l'autocompérage ne représente qu'un tiers des relations pour la catégorie unskilled, c'est-à-dire que seulement un tiers des pères de cette catégorie choisissent un parrain de la même catégorie. Dans la catégorie artisan, l'autocompérage est plus fréquent (41% des pères), mais les parrains de ce groupe sont rarement choisis par les pères des autres catégories, en dehors des ouvriers sans qualification. Autre résultat brut : plus de la moitié des pères de la catégorie des employés (sales and clerical) choisissent un parrain du même groupe social. Parallèlement les parrains de cette catégorie sont régulièrement choisis par les pères de toutes les catégories et en particulier par les ouvriers non qualifiés et dans une moindre mesure par les ouvriers qualifiés, ces derniers optant en revanche plus souvent que les ouvriers non qualifiés pour un parrain issu du groupe des propriétaires de boutique et des petits entrepreneurs (small businessmen). Enfin, les parrains« employés de l'église" sont dans une large majorité (61%)« choisis", si nous pouvons parler de choix dans ce cas, par des ouvriers sans qualification.

En nous limitant aux trois catégories dont les effectifs sont les plus significatifs (unskilled, artisan, sales and clerical), nous pouvons synthétiser les résultats de la façon suivante :

Les ouvriers non qualifiés apparaissent comme le groupe le plus dévalorisé. Peu de catégories sociales cherchent à tisser des liens avec eux (d'après l'observation des liens parrain/père). En revanche, les individus de ce groupe ne se contentent pas de pratiquer l'autocompérage et parviennent à se rapprocher des autres catégories (observation des liens père/parrain). Ils sont proportionnellement plus nombreux que les ouvriers qualifiés à convaincre un employé (catégorie sales and clerical) de parrainer leur enfant. Selon ce mode d'observation, les ouvriers non qualifiés ne se sentent guère plus proches du groupe des ouvriers qualifiés que de celui des employés. Restent que la part importante des parrainschez les pères ouvriers non qualifiés, témoigne du relatif isolement de ces derniers dans ce milieu social.

Les ouvriers qualifiés bénéficient surtout d'une forte cohésion à l'intérieur de leur propre groupe. Que le lien de parrainage soit observé dans le sens père/parrain ou parrain/père, les individus de cette catégorie sont avant tout proches de leur semblable et leur contact avec les autres groupes, et notamment avec les employés, demeurent limités. Il est d'ailleurs intéressant d'observer que pour cette catégorie, le taux d'autocompérage (41%) est relativement proche de ce que nous pouvons appeler l'autoparrainage (55%) 745 . Dans un quart des relations qui incluent un père de cette catégorie, le lien de parrainage n'est que l'occasion de célébrer une relation avec un ouvrier non qualifié ou un. En d'autres termes, pour les ouvriers qualifiés, et en dehors des individus de la même catégorie sociale que la leur, il n'y a guère d'échappée possible. Quand ils se détournent du groupe dont ils sont issus, ils parviennent rarement à enrichir leur réseau de relation à l'occasion d'un parrainage. C'est uniquement auprès des petits entrepreneurs (small businessmen), qu'ils bénéficient d'un meilleur positionnement par rapport aux ouvriers sans qualification.

  • Le troisième point concerne les employés (sales and clerical). Là aussi, nous pouvons noter une forte cohésion au sein de ce groupe, symbolisé par le taux d'autocompérage le plus important de ceux enregistrés (plus de 50%). En revanche, l'autoparrainage est relativement faible, ce qui signifie que d'autres catégories sociales souhaitent se lier avec les employés. Les individus de cette catégorie recherchent avant tout des relations avec leurs semblables, mais sont sollicités par toutes les autres catégories et acceptent de se rapprocher de tous les groupes sociaux et notamment des ouvriers non qualifiés. Malgré son effectif encore limité, le groupe des employés imprègne fortement la nature des relations sociales dans la Rua da Cruz. Il est à l'origine d'un jeu de relations relativement équilibré. Pour les ouvriers, la possibilité de tisser un lien avec un membre de ce groupe ne semble pas vraiment dépendre du niveau de qualification.

Les formes de parrainage observées à la même époque pour les habitants de la Rua Feliciano de Sousa peuvent être comparées au modèle dont nous venons d'ébaucher les contours. Nous pourrions résumer la nature des relations de parrainage dans la Rua Feliciano de Sousa dans les années 1900 en disant qu'elles s'organisent plus nettement autour de l'univers de la production de biens, représenté ici par les catégories des ouvriers qualifiés et non qualifiés. Le rôle des employés est un peu plus effacé. Pour la catégorie des ouvriers non qualifiés, l'autocompérage est légèrement plus fréquent (36% des pères de cette catégorie), mais la pratique de l'autoparrainage est un peu moins répandue (tout en concernant encore 64% des parrains de cette catégorie). Dans cette rue, les pères de cette catégorie se lient plus fréquemment aux ouvriers qualifiés, mais sont moins souvent en contact avec les employés. Le groupe des ouvriers qualifiés est quant à lui plus replié sur lui-même, comme le montrent le taux d'autocompérage toujours important (42%) et le taux d'autoparrainage plus fort que dans la Rua da Cruz (61% contre 51%). Les autres comportements sont constants entre les deux rues. Les pères ouvriers qualifiés se lient toujours moins fréquemment que les pères ouvriers non qualifiés au groupe des employés. Les parrainages des« employés de l'église" occupent la même place dans les relations sociales à l'échelle de cette rue. Ils sont avant tout adoptés par les pères ouvriers sans qualification et, dans une moindre mesure, par les ouvriers qualifiés, toujours dans un ordre de grandeur de respectivement d'un cinquième et d'un dixième des pères de chaque catégorie.

Dans les années 1930, la logique des choix des pères des deux rues en matière de parrainage ne s'est pas fondamentalement modifiée. Le niveau de qualification apparaît toujours comme un critère important dans l'orientation des relations. C'est toujours chez les ouvriers sans qualification que nous observons les taux d'autoparrainage les plus importants. Ce groupe social est le moins valorisé. Les employés sont en contact avec toutes les couches de la société, y compris les ouvriers qualifiés qui étaient plus distants de ce groupe social au cours de la période précédente. Ce type de comportement peut être observé dans les deux rues et n'est plus le privilège des seuls pères de la Rua da Cruz, bien que nous notons toujours dans cette rue une plus grande proximité entre ouvriers non qualifiés et employés : 23% des pères de la Rua da Cruz choisissent un parrain employé contre seulement 18% dans la Rua Feliciano de Sousa. De façon générale, entre le début du siècle et les années trente, nous observons une fois de plus que les comportements des pères des deux rues tendent à s'harmoniser.

Nous avons focalisé nos analyses sur les trois groupes les plus représentés dans notre corpus aux deux époques et dans les deux rues. Nos commentaires négligent notamment le rôle des catégories« armée",« maritime" et« service workers". Leur place dans le tissu des relations sociales est difficile à évaluer compte tenu des faibles effectifs qui sont en jeu. Le poids numérique de chacune de ces catégories est à chaque fois très comparable chez les pères et chez les parrains. Nous ne parvenons pas à identifier de comportements réguliers susceptibles d'indiquer une proximité entre ces groupes et d'autres populations de notre corpus. Il semble a priori que toutes les catégories sociales, ouvriers qualifiés ou non et employés, peuvent à un moment ou un autre se lier avec un parrain ou un père de l'un de ces groupes. Nous atteignons sans doute là les limites de cet exercice statistique qui a cependant permis de dégager quelques idées importantes.

Tableau 7.14. : Les liens professionnels père/parrain – catégories historiographiques Rua da Cruz 1900-1910

parrains



pères
business & prof. / rent. sales & clerical small business artisan service workers unskilled armée maritime divers emp. église T. pères %
business & prof. / rent.   1 1               2 0,6
sales & clerical 1 14
26/52
3 2 2   3     2 27 8,4
small business 1 2   1   2       1 7 2,2
artisan 4 9
17/8
8 44
55/41
4 15
22/14
2 3 7 12
26/11
108 33,8
service workers   2   5 1 1       1 10 5,3
unskilled 1 23
43/16
5 27
34/19
4 48
72/34
6 4 3 28
61/20
149 46,5
armée   2 2   1 1 2 2   2 12 3,8
maritime       1   1 1 2     5 1,6
divers                     0 0
T. parrains 7 53 19 80 12 68 14 11 10 46 320 100
% 2,2 16,6 5,9 25 3,8 21,3 4,4 3,4 3,1 14,4 100  
Tableau 7.15. : Les liens professionnels père/parrain – catégories historiographiques Rua Feliciano de Sousa, 1900-1910

parrains



pères
business & prof. / rent. sales & clerical small business artisan service workers unskilled armée maritime divers emp. église T. pères %
business & prof. / rent.                   1 1 0,5
sales & clerical   5 4 3 1 2         15 7,9
small business 1 3 1 1             6 3,2
artisan 5 2 4 36
61/42
5 10
28/12
6 5 3 9
39/11
85 45
service
workers
      1 3   0       4 2,1
unskilled   6 3 14
24/22
1 23
64/36
1 1 3 12
52/19
64 33,8
armée   1   1 1 1 4 1     9 4,8
maritime       3       1   1 5 2,6
divers                     0 0
T. parrains 6 17 12 59 11 36 11 8 6 23 189 100
% 3,2 9 6,3 31,2 5,8 19 5,8 4,2 3,2 12,2 100  
Tableau 7.16. : Les liens professionnels père/parrain – catégories historiographiques Rua da Cruz 1930-1939

parrains



pères
business & prof. / rent. sales & clerical small business artisan service workers unskilled armée maritime divers T. pères %
business & prof. / rent.     1             1 0,4
sales & clerical 1 16
28/38
9
10
9/24
1 2 1 1 1 42 15,4
small business 1 2 3 5           11 4
artisan 2 19
33/17
3 53
48/48
7 12
32/11
3 8 2 109 39,9
service
workers
  3   5 0 1   1   10 3,7
unskilled 2 13
23/19
1 23
21/33
3 25
61/35
1 3 1 72 26,3
armée       6     2     8 2,9
maritime 1 4   7 2 1   4   19 7
divers             1     1 0,4
T. parrains 7 57 17 109 13 41 8 17 4 273 100
% 2,6 20,9 6,2 39,9 4,8 15 2,9 6,2 1,5 100  
Tableau 7.17. : Les liens professionnels père/parrain – catégories historiographiques Rua Feliciano de Sousa , 1930-1939

parrains



pères
business & prof. / rent. sales & clerical small business artisan service workers unskilled armée maritime divers T. pères %
business & prof. / rent.                   0 0
sales & clerical 3 13
30/39
3 8 1 2   3   33 17,6
small business   1 2 2       1   6 3,2
artisan 1 14
33/18
4 42
58/54
1 8 3 3 2 78 41,5
service workers   3 1     1       5 2,6
unskilled 1 8
18/15
1 17
23/32
4 18
62/34
2 1 1 53 28,2
armée   2   1           3 1,6
maritime 1 2   3       3 1 10 5,3
divers                   0 0
T. parrains 6 43 11 73 6 29 5 11 4 188 100
% 3,2 22,9 5,9 38,8 3,2 15,4 2,7 5,9 2,1 100  

ouvriers qualifiés sont proches de l'univers des employés et inversement la possession d'une qualification peut aller de pair avec un certain isolement au sein de la communauté, ici perceptible à travers le choix d'un« employé de l'église" comme parrain. Le niveau de qualification n'explique pas tout. D'autres facteurs doivent vraisemblablement être pris en compte : la nature de l'emploi – quand nous pouvons l'apprécier –, l'origine des pères, la nature du lien avec la ville. Enfin, dernière observation possible à ce stade de l'enquête, l'évolution diachronique se manifeste dans le rapport entre les deux rues. Au début du siècle nous avons à faire à deux espaces autonomes qui possèdent chacun leurs caractéristiques. Dans les années 30, la population de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa adoptent des comportements qui semblent plus en phase. Que pouvons-nous en conclure du point de vue des formes d'inscription dans l'espace des pratiques relationnelles ? S'agit-il uniquement d'une conséquence d'un rapprochement dans la composition sociale du peuplement des deux rues ?

Notes
745.

L'autoparrainage correspondant à la proportion de parrains d'une catégorie donnée qui se trouvent liés à un père de la même catégorie sociale.