Chapitre 8. Des manières de créer des groupes

Dès le départ, notre recherche s'est placée dans le cadre d'une approche configurationnelle. Très rapidement nous avons cependant établi que nous ne disposions pas de données de réseaux mais seulement d'informations sur des relations binaires qui mettent face à face des individus pères et parrains. Nous avons toutefois souvent repris à notre compte des propositions issues des études de réseaux. Nous avons d'abord opéré un rapprochement entre des liaisons émotionnelles – des amis et des couples – et une liaison sociale 746 . Cette démarche se base implicitement sur une caractéristique des relations sociales, à savoir l'homophilie de la plupart des relations affinitaires, illustration du vieux proverbe« qui se ressemble s'assemble" 747 . On considère généralement, et les observations de terrain le confirment, que les amitiés comme les mariages témoignent de la cohérence des groupes sociaux, ces derniers pouvant être définis, par exemple, par des critères professionnels, de fortune, de niveau scolaire, etc.

Le contrôle de la nature des relations entre les pères et les parrains, et entre les couples père/mère et parrain/marraine, a toutefois permis d'affiner notre approche. Nous étudions des relations orientées qui peuvent être déséquilibrées et, par conséquent, ne doivent pas être analysées de la même façon selon que l'on se place du point de vue du père et de sa famille ou de celui du parrain 748 . C'est finalement la notion de capital social qui doit être invoquée. Notre objectif ne vise-t-il pas à repérer parmi les pères ceux qui possèdent les« meilleures relations" et d'en déduire les positions individuelles dans l'espace social, et surtout l'image que chaque acteur se fait de sa propre position ? Ce capital social est perçu comme une ressource potentielle qui peut éventuellement être mobilisée au cours de l'existence. Peu à peu, nous glissons de l'étude de groupes ou de hiérarchies vers celle de l'origine des processus de mobilité sociale. Nous nous situons cependant très en amont dans ces processus. Nous cherchons à décrire un facteur qui peut éventuellement enclencher ces mobilités, mais nous en ignorons les résultats, c'est-à-dire les parcours sociaux effectifs des individus.

Cette grille de lecture des informations recueillies dans les actes de naissance et de baptême doit soulever deux types de réserves. Nous travaillons essentiellement à partir d'indices et non d'une vision complète des pratiques relationnelles individuelles. On ne pourra sans doute pas abandonner toute approche statistique basée sur l'observation de la régularité de certains comportements à l'échelle des deux rues. Un indice isolé reste souvent inintelligible. La deuxième réserve est sans doute plus fondamentale, mais il est encore difficile d'en cerner la portée exacte. Implicitement, nous admettons que tous les habitants des deux rues, aux deux époques, possèdent le même système de valeur et se fixent les mêmes objectifs au cours de leur existence, à savoir suivre une mobilité sociale ascendante, selon une hiérarchie conventionnelle qui irait de l'univers des manœuvres à celui des employés et de la petite bourgeoisie. Le capital social donnerait une indication des opportunités offertes à chaque couple ou individu et, de ce fait, témoignerait des chances d'atteindre cet objectif. Il serait donc possible de classer les individus en fonction de la richesse de leurs univers relationnels, cette richesse se mesurant à partir de critères uniformes pour tous les habitants. Mais jusqu'à quel point les modes de construction des identités individuelles à partir des parcours de vie n'influencent-ils pas ces systèmes de valeurs qui ne seraient plus partagés mais construits par chaque individu ou chaque couple ? Auquel cas, les liens de compérage nous renseignerait tout autant sur ces systèmes de valeur que sur les positions effectives. Cette question est encore mal résolue.

Notes
746.

Norbert Elias, Qu'est-ce que la sociologie ?, op. cit., p. 167.

747.

, Michael Eve, «Qui se ressemble s'assemble ? Les sources d'homogénéité à Turin", dans M. Gribaudi (dir.), Espaces, temporalités…, op. cit., pp. 43-69.

748.

La notion de relation orientée se retrouve aussi dans les études de réseaux et notamment dans le langage des graphes. A. Degenne, M. Forsé, Les réseaux sociaux, op. cit., p. 85.