b) La qualification n'est pas une garantie

L'examen des configurations professionnelles qui se déploient autour des pères manœuvres laisse entrevoir une grande complexité dans l'analyse des comportements relationnels et, au-delà, dans l'identification des structures sociales et de leurs évolutions. La principale leçon que nous pourrions tirer de cette première étape est que les professions ou les statuts professionnels ne peuvent en aucun cas être considérés comme les uniques facteurs capables d'expliquer les formes d'agencement des rapports sociaux. Les parcours individuels et familiaux, les types de liens matrimoniaux qui traduisent des modes d'insertion dans le tissu social urbain contribuent aussi à orienter les pratiques relationnelles.

En prenant maintenant comme objet d'étude un groupe de pères dont la position sociale est apparemment mieux définie, on peut espérer parvenir à des conclusions différentes. Le fait d'exercer une profession qualifiée influence-t-il les choix et les pratiques relationnelles ? En arrière plan de cette nouvelle étape de l'enquête va se poser la question de la puissance du métier comme créateur de lien social.

Une nouvelle fois, notre analyse doit se limiter aux déclarations les plus fréquentes dans le groupe des pères, aux deux époques et dans les deux rues. Cette contrainte est d'autant plus sévère que l'échantillon est limité. Dans notre cas, la mesure s'avère drastique. Seules deux séries de déclarations remplissent cette condition : serrurier (serralheiro) et chaudronnier (caldeireiro). Cette restriction du champ d'observation ne pose pas uniquement un problème sur le plan de l'exhaustivité de la recherche. Après tout, on pourrait se contenter d'une analyse partielle, mais juste, des phénomènes. Le fait de choisir systématiquement les professions les plus fréquentes peut introduire un biais plus ennuyeux. Nous ne sommes pas en effet certain de l'exemplarité des comportements de ce groupe. L'autocompérage, que nous pourrions interpréter comme une manifestation de solidarité au sein d'une communauté de métiers, pourrait aussi résulter d'un simple jeu de probabilité. Nous posons ici comme hypothèse que les serruriers et les chaudronniers sont effectivement les professions les plus représentées au sein de la population masculine de la Rua da Cruz et la Rua Feliciano de Sousa.

Dans une communauté de quartier où domine une activité économique, l'autocompérage doit être d'abord analysé comme le signe du repliement de la communauté sur elle-même plutôt que comme celui d'une forte solidarité entre individus qui exercent le même métier. Dans ce cas l'analyse, aussi fine serait-elle, ne dépasserait pas le cadre d'un énoncé tautologique qui pourrait être résumé ainsi : dans un quartier ouvrier d'une ville minière, les liens privilégiés entre mineurs sont fréquents. Dans le contexte d'Alcântara, nous bénéficions cependant de deux atouts. La métallurgie est une activité importante durant la première moitié du XXe siècle, mais elle est loin de dominer totalement l'industrie locale 756 . Par ailleurs, le fait de devoir justement analyser les pratiques relationnelles des pères qui exercent deux professions du secteur de la métallurgie permettra éventuellement de mieux distinguer ce qui relève d'une part de la solidarité de métier, et de la cohésion du groupe professionnel ou social pour ne pas dire de la cohésion de classe d'autre part.

Il est peut-être utile de rappeler les différentes fonctions exercées par les serralheiros (serruriers) et les caldeireiros (chaudronniers). Nous avons vu que les serruriers étaient plutôt polyvalents : ils peuvent prendre en charge des opérations de traçage, découpage, soudage, montage et ajustage 757 . À Alcântara, cette profession se rencontre aussi bien dans des ateliers spécialisés dans la production d'objets métalliques les plus divers (plaques, poutres, poutrelles, tubes, clous…), que dans les services de maintenance d'entreprises ou de fabriques d'autres secteurs. Ainsi la compagnie Carris emploie de nombreux« serruriers" dans les ateliers de maintenance de ses équipements et notamment de son matériel roulant. Les chaudronniers sont davantage spécialisés dans le façonnage à chaud ou à froid. Ils peuvent aussi assurer la production intégrale de pièces métalliques à partir de tôles, de barres profilées ou de tubes. À Alcântara, les chaudronniers exercent leur profession quasi exclusivement dans des ateliers de métallurgie, souvent de petite dimension. L'étude des modes de formation des identités professionnelles nous a aussi permis d'établir que, dans le contexte industriel portugais, les authentiques spécialisations débouchent rarement sur des statuts spécifiques. En revanche, il peut exister des variantes dans l'usage du vocabulaire professionnel en fonction des secteurs d'activité. Un serralheiro civil travaille généralement dans un atelier de métallurgie mais exerce le même type de fonction qu'un serralheiro. Le type de matériau utilisé ou le secteur d'emploi peuvent être à l'origine de distinctions qui reposent essentiellement sur des différences dans les techniques utilisées. Ainsi a-t-on évoqué l'existence du caldeireiro de cobre (chaudronnier de cuivre), caldeireiro de ferro (chaudronnier de fer), serralheiro naval (serrurier naval). Finalement les principaux creusets où se forment de nouveaux statuts sociaux, sont les établissements qui ouvrent des possibilités de carrière en prévoyant des barèmes de salaires ou en attribuant des gratifications et des avantages en fonction de l'ancienneté. En ce qui concerne Alcântara, la compagnie Carris nous est apparue comme le lieu le plus important où ont émergé ces nouveaux types d'emplois qui ne se traduisent pas forcément dans le vocabulaire professionnel courant, celui qui affleure dans les actes de l'état civil.

La représentation schématique des configurations professionnelles qui se dessinent autour des pères serruriers ou chaudronniers doit tenir compte de ces différents éléments. Tout en construisant notre réflexion à partir de chaque déclaration effective, il nous a semblé impossible d'établir une nette distinction entre la profession de base et les différentes spécialisations. Notre analyse porte donc sur tous les pères qui exercent une de ces deux professions, mais aussi sur ceux qui déclarent une spécialisation ou les simples statuts d'aide ou d'apprenti. L'agencement des figures (e) à (l) des pages 440 à 443 illustre ce double regard porté sur ces faisceaux de liens. Il s'agit de symboliser à la fois l'unité d'un groupe mais aussi les différences entre sous-catégories, grâce à des conventions visuelles simples. Pour alléger le texte dans les paragraphes qui suivent, les termes« serrurier" et« chaudronnier" désigneront l'ensemble des déclarations, quel que soit le degré de spécialisation, c'est-à-dire y compris les aides, les apprentis, les serruriers mécaniques, les chaudronniers de fer et, pour le groupe des pères de la Rua Feliciano de Sousa dans les années trente, le serrurier naval et le serrurier électricien. On précisera alors quand on fera exclusivement référence aux déclarations composées des deux seuls termes« serrurier" et« chaudronnier".

Notes
756.

Comme nous avons pu nous en rendre compte dans le chapitre 1.

757.

João Freire, Anarquistas e operários…, pp. 94-95. Voir aussi chapitre 6.