Étude comparée des pratiques des chaudronniers et des serruriers

Une première remarque s'impose à propos de ces huit figures : nous sommes désormais dans un univers relationnel nettement différent de celui des manœuvres. Les liens pauvres, avec des manœuvres, des employés de l'église, ou même de simples ouvriers, sont peu fréquents au début du siècle et quasiment inexistants dans les années trente. C'est davantage un sentiment de solidarité de classe qui émerge de ces schémas. Dans chaque groupe, plus de la moitié et parfois plus des deux tiers des liens se situent à l'intérieur du groupe des ouvriers/artisans, et probablement plus fréquemment à l'intérieur du groupe des seuls ouvriers, bien que la nature de nos données ne permettent pas de trancher cette question 758 . Les proportions sont plus fortes du coté des pères chaudronniers. On doit attirer l'attention sur le cas particulier des pères chaudronniers de la Rua Feliciano de Sousa dans les années 1900, chez qui toutes les relations observées se déroulent à l'intérieur du groupe des ouvriers/artisans. Il est vrai qu'il s'agit là de l'effectif de pères le plus faible. Nos conclusions portent seulement sur l'analyse des comportements de cinq individus. Mais les choix des pères de la Rua da Cruz ne viennent pas contredire fondamentalement cette observation. Cependant, plus que le poids statistique de chaque groupe social au sein de la population des parrains d'enfants de serruriers ou de chaudronniers – après tout, on pourra toujours considérer la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine –, c'est peut-être la grande diversité des déclarations des parrains ouvriers et l'omniprésence parmi elles des professions du secteur de la métallurgie qui donne cette première impression.

Une analyse plus systématique des configurations permet néanmoins d'établir des différences au niveau des comportements relationnels des serruriers et des chaudronniers. Certes, les relations des pères serruriers ont tendance à s'inscrire au sein du groupe des ouvriers de la métallurgie. Dans la Rua da Cruz, pour chaque période, environ un quart des parrains de fils de serruriers exercent une profession qui peut être rattachée à ce groupe (fondeur, tourneur, ferronnier, serrurier ou chaudronnier) 759 . Dans la Rua Feliciano de Sousa, le contraste entre les deux périodes est plus important : les parrains issus du groupe des métallurgistes sont rares dans les années 1900 (2 cas sur 18 relations observées, soit à peine 11%), mais plus fréquents dans les années 1930 (près de la moitié des liens observés, avec 7 cas sur 18). Il semble toutefois difficile a priori de lire dans les pratiques relationnelles des serruriers uniquement des manifestations d'alliance entre gens du métier. À son sens le plus strict, l'autocompérage est d'ailleurs relativement exceptionnel chez les serruriers, sauf dans le groupe des pères de la Rua Feliciano de Sousa des années trente, où trois pères choisissent un parrain exerçant la profession de serrurier.

On parvient à des conclusions assez différentes en observant les comportements des pères chaudronniers. Dans les années 1930, les relations de ces derniers s'inscrivent davantage à l'intérieur de leur groupe professionnel d'origine. Les liens entre ouvriers métallurgiques sont plus fréquents – environ un cas sur deux dans les deux rues – et surtout l'autocompérage entre chaudronniers n'est pas rare. Entre un quart et un tiers des relations observées relèvent de cette pratique. Nous ne sommes pas forcément bien armé pour analyser l'évolution des pratiques des chaudronniers. Au début du siècle, cette profession est trop peu représentée chez les pères. Cependant il semble qu'entre les deux périodes d'observation le repliement des chaudronniers au sein de leur groupe professionnel se soit renforcé.

Pour les pères serruriers, l'analyse diachronique révèle un autre type d'évolution. Au début du siècle, près de la moitié des parrains ne sont pas issus du monde ouvrier ou de l'artisanat : 8 cas sur 18 pour la Rua da Cruz et un peu moins Rua Feliciano de Sousa, avec 5 cas sur 17. Les pères serruriers recrutent aussi parmi les étudiants, les marins civils et militaires, les petits employés de maison ou domestiques (serviteurs ou cocher), et probablement dans le petit commerce (commerçant). Cette liste ne surprend guère. Elle correspond à un monde qui nous est familier. Il s'agit d'un horizon relationnel relativement limité où on ne trouve guère de trace d'échappée. Les marins de l'Armada, et éventuellement les étudiants – mais quel est le statut social présent ou futur qui se cache derrière cette déclaration ? –, sont les seuls signes d'ouverture vers des groupes sociaux, sinon supérieurs, du moins différents. Dans les années 1930, les pères serruriers évoluent dans des univers plus composites. Certes, ils sont d'abord liés à d'autres ouvriers ou à des artisans. Mais parmi leurs relations, on compte désormais des employés du tertiaire : employés de bureau, employés de l'État ou des postes, comptables ou fonctionnaires. Cet ensemble de professions n'est guère représenté parmi les parrains liés à des chaudronniers. Les serruriers semblent avoir désormais plus de facilité à accompagner le processus global de diversification du monde de la ville.

Ainsi peut-on d'ores et déjà tenter de tracer l'évolution de la position de ces deux professions dans la communauté d'habitants d'Alcântara durant la première moitié du XXe siècle. Dans les années 1900, serruriers et chaudronniers sont insérés dans le même univers social. Leurs relations les rattachent principalement à un monde ouvrier assez hétérogène, plutôt qualifié, mais sans grande ouverture vers les autres groupes sociaux. Leurs fréquentations débordent rarement de ce cadre traditionnel. Quand les serruriers parviennent à glisser vers un ailleurs hypothétique, cela n'est guère porteur de futures opportunités. Seul l'univers des petits employés de service domestique vient en effet se mêler à cet arrière-fond ouvrier. À cette époque, les chaudronniers adoptent déjà plus volontiers un comportement de classe dans le sens qu'ils fréquentent davantage leurs congénères. Dans les années 1930, il n'existe plus vraiment d'unité entre les pratiques relationnelles des serruriers et des chaudronniers. Chez les chaudronniers, c'est le lien du métier ou de la communauté de métiers – les métallurgistes – qui prime. En contrepartie, les pères chaudronniers sont rarement en mesure de faire jouer une relation en dehors de leur groupe social. Les liens de compérage ne révèlent aucune proximité avec d'autres groupes et encore moins avec les employés du secteur public ou privé. Au contraire, les serruriers semblent pouvoir jouer sur plusieurs tableaux à la fois. Tout en étant toujours promptes à manifester des sentiments de solidarité entre gens du même «métier", d'autres voies peuvent s'offrir à eux. Ainsi, à cette époque, exercer la profession de serrurier peut signifier entamer un rapprochement avec des groupes et des milieux initialement plutôt éloignés.

Notre vocabulaire reste assez vague. Il ne fait que traduire l'imprécision d'une analyse sujette aux carences des informations sur les parcours individuels. Que signifie un «rapprochement" entre des groupes sociaux ? Derrière cette question se cache bien sûr le problème de la mobilité sociale individuelle ou intergénérationnelle. Nous avons pris le parti de négliger, au moins provisoirement, l'analyse du rapport entre pratiques relationnelles et parcours individuels. En revanche, une autre question est plus directement liée à notre champ d'étude : quels peuvent être les facteurs à l'origine de ces rapprochements et pourquoi existe-t-il des divergences de comportement entre deux professions qui correspondent a priori à des statuts sociaux très similaires ? Les éléments de réponse doivent être sans doute cherchés du côté des conditions d'exercice de ces professions et notamment dans les formes d'emploi. Nous opérons ici une synthèse entre, d'une part, certains modes de définition des identités professionnelles et des statuts sociaux que nous avons pu décrire dans un chapitre précédent et, d'autre part, des pratiques relationnelles.

Le degré de qualification n'explique pas les différences de comportement entre les serruriers et les chaudronniers. En effet, dans le tissu social d'Alcântara, ces deux professions correspondent à des savoir-faire, à des durées d'apprentissage et à des niveaux de reconnaissance des compétences assez comparables. Il existe pourtant un point essentiel de différenciation dans les diverses manières d'exercer ces professions. L'une, celle de chaudronnier, est étroitement liée à un secteur d'activité, la métallurgie, qui vivote tant bien que mal dans l'Alcântara de la première moitié du XXe siècle. L'autre, celle de serrurier, tout en étant une profession manuelle qualifiée, liée à un type de production bien spécifique, permet d'accéder plus fréquemment à d'autres catégories d'emplois, souvent en dehors du secteur artisanal ou industriel traditionnel 760 .

L'influence de la spécialisation sur les pratiques relationnelles met en relief les dissemblances entre serruriers et chaudronniers. Parmi les pères serruriers, le degré de spécialisation apparaît comme une clef importante pour l'accès à un champ relationnel plus diversifié. Cela est vrai quand la déclaration du père mentionne une spécialisation effective : serrurier mécanique, serrurier naval ou serrurier électricien. Ces cas de figure se rencontrent seulement dans la Rua Feliciano de Sousa et surtout dans les années trente. On pourrait donc voir ici l'effet micro-local d'un plus grand brassage des populations, à une époque et dans un espace donnés. Mais on note la même propension à l'ouverture des relations sociales du coté des aides-serruriers, dans les deux rues et aux deux époques. On a vu que la déclaration «aide" (ajudante), qui indique une position inférieure dans la hiérarchie professionnelle, pouvait être aussi interprétée comme la marque d'une situation salariale protégée par un statut prévoyant le déroulement d'une carrière au sein d'un emploi. Ainsi la référence à une spécialisation ou à un degré hiérarchique au sein de la profession de serrurier semble-t-elle aller de pair avec une meilleure position dans le jeu relationnel local. Il en est tout autrement du côté des chaudronniers. Les déclarations «chaudronnier de fer" ou «aide-chaudronnier" ne coïncident pas avec des pratiques relationnelles plus valorisantes. Au contraire même, si on se fie aux liens de compérage observés chez trois chaudronniers de fer de la Rua da Cruz, dans les années 1900. Dans ces trois cas, le parrainage de l'enfant révèle des liens contre-productifs avec un employé de l'église, un ouvrier et un manœuvre.

Nous sommes confronté ici à deux logiques nettement différentes. À travers leurs choix, les pères chaudronniers manifestent l'appartenance à un groupe professionnel et à une communauté de métier, ceci quel que soit leur niveau de spécialisation. Les pères serruriers apparaissent moins repliés sur eux-mêmes, leurs horizons relationnels sont moins étroits. Bien qu'évoluant essentiellement dans un milieu ouvrier, ils parviennent assez fréquemment à se rapprocher d'autres groupes sociaux. Pour certains, les emplois occupés permettent probablement de dépasser les barrières de classe. Nous trouvons là sans doute l'explication de la corrélation entre niveau de spécialisation et diversification des relations sociales chez les serruriers. Dans cette profession, la spécialisation permet d'accéder à de meilleurs emplois, souvent en dehors du secteur industriel ou artisanal traditionnel. Ce n'est donc pas le niveau de spécialisation qui favorise l'ouverture du réseau de relation – dans le cas contraire on observerait en effet le même processus du coté des chaudronniers – mais vraisemblablement le type d'emploi. Ce facteur s'avère être essentiel.

À partir du dispositif de recherche mis en place, il semble difficile d'obtenir une preuve irréfutable de l'existence, au niveau local, d'un processus de formation de pôles relationnels structurés pour une part en fonction du type d'emploi occupé par les différents partenaires. Il nous faudrait en effet bien plus d'éléments sur les situations et sur les parcours professionnels des habitants de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa. Dans le cadre de notre étude, les déclarations multiples peuvent cependant apporter de nouveaux éléments qui, nous l'espérons, vont confirmer notre propos.

Notes
758.

On observe les proportions suivantes : 11 liens sur 17 parmi les pères serruriers de la Rua da Cruz au début du siècle puis 7 sur 11 dans les années trente ; 10 sur 18 pour les pères serruriers de la Rua Feliciano de Sousa puis 10 sur 18 ; 7 sur 13 puis 19 sur 27 pour les pères chaudronnier de la Rua da Cruz, respectivement dans les années 1900 et dans les années 1930 ; 5 liens sur 5 puis 7 sur 12 pour les pères chaudronniers de la Rua Feliciano de Sousa, respectivement dans les années 1900 et 1930.

759.

Moins d'un cinquième des pères des deux rues exercent une profession du secteur de la métallurgie. On peut estimer que cela correspond au poids de ce secteur dans la population active d'Alcântara. Le fait qu'un quart des parrains soient métallurgistes atteste donc d'une légère propension à établir des relations à l'intérieur du même groupe professionnel.

760.

On remarquera que des chaudronniers figurent cependant parmi le personnel de la Carris. Ils sont certainement moins nombreux, puisqu'on les retrouve uniquement dans les ateliers où ils occupent selon le barème des salaires, une position inférieure aux serruriers (cf. Annexe). L'ensemble de ce raisonnement part de l'hypothèse que les habitants de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa travaillent pour la plupart dans le quartier d'Alcântara. On considère en effet que les pères de notre corpus occupent les catégories d'emplois présentes dans l'espace d'Alcântara ou, à la rigueur, dans la ville de Lisbonne, c'est-à-dire ceux que nous avons pu décrire aussi bien en traitant des activités économiques du quartier (chapitre 2), que des modes de formation des identités professionnelles (chapitre 6). Les nouveaux centres industriels de la rive sud du Tage peuvent avoir été à l'origine d'une plus grande complexification des statuts sociaux. Nous imaginons que ce processus particulier ne concerne pas la population que nous étudions.