La troisième étape de cet examen de quelques configurations professionnelles particulières devrait nous éloigner de l'univers de l'industrie ou de l'artisanat. Au fil de notre étude, nous avons déjà rencontré plusieurs fois le monde du commerce. Dans les années 1930, la profession d'employé de commerce est assez fréquente, tant chez les pères que chez les parrains. On a pu remarquer que la dénomination empregado no comércio était remarquablement stable, sans pour autant forcément impliquer une constance dans les déclarations. Certaines séquences de déclarations instables juxtaposent en effet la profession d'employé de commerce avec celle de travailleur, de commis ou de chauffeur. En revanche, dans le chapitre qui traite de la formation des identités professionnelles, nous avons peu abordé le cas des professions du commerce. Il est vrai que cela nous aurait sans doute entraîné bien loin du paysage social dominant dans l'Alcântara de la première moitié du XXe siècle. À partir des sources que nous avons réunies, il était de toute façon illusoire de penser être en mesure de porter un regard suffisamment perspicace sur cet aspect du monde du travail.
À propos du monde du petit commerce, deux références contradictoires viennent à l'esprit. Tout d'abord, les études de quartier ou de communauté urbaine ont souvent pointé la proximité entre le milieu ouvrier et le petit commerce. Le commerce est une voie essentielle de la promotion sociale. À Saint-Étienne, dans le quartier du Soleil, la boutique facilite à la fois la mobilité sociale et l'accès à la propriété immobilière. Mais, il y existe différents degrés d'investissement possible. Quand le commerce reste une activité complémentaire, souvent confiée aux femmes, cette mobilité demeure interne à la classe ouvrière. Dans les familles, c'est seulement quand le mari fait du commerce son activité principale qu'il y a changement de statut social et passage vers la petite bourgeoise commerçante 764 . Ainsi la progression de l'artisanat et du petit commerce, observée par exemple à Belleville durant la seconde moitié du XIXe siècle, doit être interprétée comme un facteur de complexification des statuts sociaux et des hiérarchies. Pour Alcântara, nous ne disposons pas de séries statistiques aussi éclairantes que celles construites par Gérard Jacquemet 765 . Mais si on s'en tient au sondage effectué dans les années 1930 à partir des licences de commerce et d'industrie (chapitre 1), on peut mesurer le poids de cette activité, sans doute en progression dans l'économie locale. Selon une autre approche, la proximité entre petit commerce et classe ouvrière peut aussi se lire dans les biographies individuelles des militants politiques ou syndicaux qui trouvent dans la boutique des points de chute, après avoir été classés sur la liste noire des employeurs. La boutique devient un refuge et non plus une promotion. Elle prend alors plus souvent la forme de la taverne ou du marchand de vin que de l'épicerie 766 . Le dynamisme de l'entreprise s'en ressent. Au XXe siècle les reconversions violentes, pour des raisons économiques – un licenciement – ou des accidents de la vie – un handicap, la maladie –, peuvent entraîner des destinés similaires. Au bout du compte, les parcours individuels, fruits ou non de stratégies ou de choix maîtrisés, constituent une grille de lecture essentielle des statuts économiques et sociaux forgés par ces activités.
La deuxième série de références permet au contraire d'insister sur l'écart qui se creuse, surtout au XXe siècle, entre le monde des employés du commerce et les ouvriers. La formation d'un groupe culturellement distinct qui penche du coté des employés du tertiaire est mise en évidence. C'est le monde des grands magasins, des demoiselles, de la grande consommation, des vendeurs et des chefs de rayon. Certes, la précarité des statuts est souvent la règle, surtout quand il s'agit d'emploi féminin 767 . Et on aurait tord de ranger une fois pour toutes ces professions dans la petite bourgeoisie. Mais, on ne se situe plus dans la classe ouvrière. Au Portugal, dès la fin du XIXe siècle, il existe d'ailleurs un véritable effort de professionnalisation qui passe par des temps d'apprentissage et de formation. En 1913, l'Ateneu Comercial de Lisbonne qui fête ses 34 ans d'existence forme 488 élèves. Sont dispensés des cours de langue (portugais, français, anglais), de comptabilité, de géographie générale et commerciale et de calligraphie 768 . La direction de cette école se plaint encore des carences de la formation professionnelle dans ce secteur et souhaite que l'enseignement élémentaire public intègre des disciplines commerciales. Bien sûr ces cours s'adressent davantage aux employés des établissements d'import-export ou aux voyageurs de commerce. Ils sont rarement exigés pour les simples vendeurs de boutiques de quartier.
L'univers professionnel des employés de commerce a souvent été évoqué dans le cinéma portugais des années 1930/1940. Des comédies comme O Pai Tirano (1941) ou O Pátio das Cantigas (1942) mettent en scène toute une petite communauté citadine. Les références au monde ouvrier sont généralement soigneusement gommées. Les personnages masculins comme féminins sont néanmoins bien connotés socialement. On les voit fréquemment sur leur lieu de travail. Beaucoup d'entre eux sont employés dans les boutiques de quartier ou parfois dans les magasins plus chics du Chiado. L'héroïne du film O Pai Tirano est justement vendeuse dans une parfumerie du haut de la Rua do Carmo, la rue principale du Chiado. Son chevalier servant travaille chez un chausseur non loin de là. Ce vaudeville lisboète puise toute sa saveur dans la description des mœurs d'une petite bourgeoisie qui rêve d'ascension sociale 769 . Dans ce secteur d'activité, les hiérarchies internes peuvent parfois se lire à travers la répartition spatiale des lieux de travail. Les employés de commerce n'ont probablement pas le même statut et ne revendiquent pas la même position sociale quand ils travaillent dans les boutiques du Chiado ou dans les échoppes d'Alcântara.
L'examen des configurations professionnelles des employés de commerce peut être construit à partir de cette double référence. Il s'agit donc de s'interroger sur la proximité ou sur la distance avec le monde ouvrier, autrement dit de chercher à déterminer si les employés de commerce de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa constituent un monde à part. Notre regard sur ces configurations risque d'être cependant tronqué. Il sera difficile de prendre en compte le processus de formation du groupe des employés de commerce au niveau local, si tant est que celui-ci existe. En effet, si nous disposons de suffisamment d'éléments pour envisager sérieusement une analyse des pratiques relationnelles des pères employés de commerce dans les années 1930, pour le début du siècle nous devons nous contenter de six liens de compérage : cinq concernant des habitants de la Rua da Cruz et un seul pour la Rua Feliciano de Sousafigures (m), (n) et (o), pages 453 et 454 770 .
J. P. Burdy, Le Soleil noir…, op. cit., p. 53.
G. Jacquemet, Belleville au XIX e siècle…, op. cit., pp. 294-302.
Au cours d'une recherche précédente, nous avions trouvé la trace de ce type de parcours en étudiant le milieu blanquiste lyonnais des années 1880. Frédéric Vidal, Les milieux populaires lyonnais face au boulangisme : tentations, résistances, Mémoire de Maîtrise d'Histoire contemporaine, Université Lumière Lyon II, juin 1994. D'autres références dans : Alain Faure, «L'épicerie parisienne au XIXe siècle ou la corporation éclatée", Le Mouvement Social, n°108, 1979, pp.114-130 ; François Gresle, L'univers de la boutique, les petits patrons du Nord (1920-1975), Lille, Presses Universitaires de Lille, 1981, 161 p.
S. Schweitzer, Les femmes ont toujours travaillé…, op. cit., pp. 163-166.
Valentim Pereira de Carvalho, O ensino comercial e as associações da classe - Tese apresentada pelo Ateneu Comercial de Lisboa, 1º Congresso Nacional das Associações Comerciais e Industriais Portuguesas, Lisboa, 1914 (V. O. – Cx. «Indústria").
Pour une étude sociologique du cinéma portugais de cette époque : Vasco Diogo, «Comédias cinematográficas dos anos 30-40 em Portugal", Análise Social, nº158-159, 2001, pp. 301-327
Les relations des habitants des deux rues sont représentées dans la même figure, la couleur permet d'identifier la relation du père de la Rua Feliciano de Sousafigure (m).