Un espace relationnel élargi

Les séries de déclaration où interviennent des pères employés de commerce sont sans doute les moins instructives de celles recueillies jusqu'ici. Les études de cas nominatifs, qui correspondent souvent à des déclarations isolées notamment pour la Rua da Cruz, sont donc moins fécondes, sans compter qu'il est difficile de comparer les positions et les fragments de parcours des couples entre les deux époques.

Une première vision générale permet de dégager ce qui restera le principal apport de cette étape. Les employés de commerce recrutent les parrains de leurs enfants dans un espace résidentiel plus étendu que la moyenne des habitants de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa. Les différents rapports statistiques sont très clairs (tableau 8.1.). Les parrains de filles ou de fils d'employés de commerce vivent plus rarement dans le proche voisinage. Par rapport à l'ensemble des parrains, ils sont proportionnellement deux fois moins nombreux dans ce cas. En ce qui concerne les situations limites de corésidence, seuls deux parrains de ce groupe – un pour chaque rue – partagent le domicile des parents.

Tableau 8.1. : La résidence des parrains de filles et fils d'employés de commerce
Tableau 8.1. : La résidence des parrains de filles et fils d'employés de commerce

E. : rappel ensemble des habitants

Hasard du corpus ou conséquence de comportements sociaux différenciés, notamment au niveau de la mobilité ou de la fécondité des couples, nous avons recueilli très peu de déclarations multiples effectuées par des pères employés de commerce de la Rua da Cruz. L'information et le profil relationnel types sont assez bien représentés par le couple formé par José Esteves et Regilda Maria Moreira. Un seul acte de naissance, datant de 1930, atteste du passage de ce couple par la Rua da Cruz. Grâce aux informations portées en marge, nous avons pu remonter jusqu'à l'acte de mariage de 1929. À cette date, José Esteves Moreira vivait Rua Feliciano de Sousa. Il est né en 1903 dans la paroisse de Salvador, commune de Penamacor, à la limite septentrionale de la Beira Baixa (la Basse Beira). Penamacor se situe à une trentaine de kilomètres au sud-est de Covilhã. José Esteves Moreira a probablement fait seul le voyage jusqu'à Lisbonne, déjà jeune adulte. Ses parents sont restés à Penamacor. En 1929, le père est décédé et la mère réside toujours à Salvador. Au moment de son mariage, José Esteves Moreira exerce la profession d'employé de commerce. Sa future épouse est née en 1911, à Mafra, à quelques kilomètres au nord de Lisbonne. En 1929, elle vit avec ses parents Tapada da Ajuda, une rue plutôt résidentielle d'Alcântara. Les deux parents de l'épouse sont originaires de Mafra. Le père déclare être «propriétaire". Deux témoins assistent au mariage, tous deux sont commerçants. L'un habite le quartier d'Olivais, à l'est de la ville, l'autre Rua de Alcântara. En 1930, une fille naît. Le couple habite désormais Rua da Cruz. Lui est toujours employé de commerce. Le parrain exerce cette même profession, il est domicilié Rua Jordão, dans le quartier d'Anjos, au centre-ville. La marraine est une voisine. Ni elle ni le parrain ne possèdent visiblement de lien de parenté avec le couple. On perd ensuite la trace des époux Moreira.

Regilda Maria devait être originaire d'un milieu plutôt privilégié, si on en juge par le statut mais aussi par la résidence de son père. Cet héritage a pu avoir une influence sur la position sociale et les pratiques relationnelles du couple. Malgré une arrivée récente à Lisbonne, José Esteves et Regilda Maria Moreira ont des relations dans plusieurs zones de la ville, bien au-delà d'Alcântara. Ils fréquentent un milieu composé exclusivement de commerçants ou d'employés de commerce. Ces deux caractéristiques se retrouvent dans la plupart des profils observés.

Le sentiment de cohésion du milieu des employés de commerce ressort de toutes les séries nominatives. Les époux Rezende constituent cependant un cas extrême. Dans les années 1930, ce couple réside Rua Feliciano de Sousa. On connaît son environnement social à travers deux actes de naissance et un acte de mariage. En avril 1930, José Rezende épouse Beatriz do Carmo. Il est originaire de la région d'Aveiro et plus exactement de la commune d'Estarreja. Il est né en 1905. En 1930, son père est déjà décédé et sa mère réside toujours à Estarreja. José Rezende est employé de commerce et habite Rua Feliciano de Sousa. Sa future épouse originaire de Viana do Castelo vit avec ses parents, Rua das Fontainhas à Alcântara. Le père de celle-ci est métallurgiste. Il s'occupe d'une forge. Il s'agit de l'unique présence du monde ouvrier parmi les proches du couple. Les deux témoins du mariage sont employés de commerce. D'après le rapprochement patronymique, il s'agit probablement de deux frères qui résident ensemble à Alcântara. L'un sera parrain d'un des fils du couple né à la fin de l'année 1930. En 1932, un deuxième enfant est déclaré à l'état civil. Le parrain est un employé de commerce de la Rua dos Lusíadas, à Alcântara. Pour ses deux enfants, le couple choisit la même marraine qui déclare une adresse identique à celle des deux témoins du mariage. On n'ignore cependant s'il existe un lien de parenté entre ces trois individus.

C'est un groupe uni par de multiples liens et composé quasi exclusivement d'employés de commerce qui se fédère autour des Rezende. Seule l'origine ouvrière de Beatriz do Carmo vient un peu bousculer ce bel ensemble. La relation à la ville semble ici être un facteur assez négligeable. Aucun des deux partenaires de ce couple n'est lisboète de souche. Ces origines provinciales n'empêchent pas un solide ancrage dans le milieu professionnel. En revanche, toutes les relations connues des Rezende se concentrent dans le quartier d'Alcântara, mais en dehors du voisinage.

Ce type de comportement n'est pas très courant chez les employés de commerce, qui possèdent souvent au moins une relation en dehors d'Alcântara. On a déjà eu un exemple avec le couple Moreira, eux aussi des provinciaux récemment installés en ville, l'épouse étant cependant originaire des environs immédiats de Lisbonne. L'ouverture spatiale du réseau de relation des couples se vérifie principalement quand l'un des deux partenaires, et notamment la femme, est lisboète de souche. C'est le cas avec les Jau. Floriano Jau est originaire de l'Alentejo. Il est né en 1902 dans un petit village, pas très loin d'Évora. En 1931, il épouse dans la paroisse d'Alcântara Virginia do Carmo née en 1910 dans cette même paroisse. À cette date, les parents de Floriano Jau et le père de Virginia sont décédés. Virginia vit avec sa mère, Rua do Alvito. Floriano Jau exerce déjà la profession d'employé de commerce et ne changera pas d'activité dans les années trente. Deux témoins assistent au mariage : l'un est employé de commerce et habite non loin d'Alcântara, dans la paroisse de Santos ; l'autre est tailleur dans la Rua da Fé, au centre-ville. Au cours des années trente, les Jau déclarent trois enfants. Les trois parrains choisis viennent d'horizons professionnels différents : en 1932, le parrain est ferblantier à Alcântara ; en 1934, c'est un employé de commerce domicilié à Campo Grande, un nouveau quartier du nord de la ville ; en 1938, c'est un voisin sous-sergent de la Marine. Les marraines résident aussi dans différentes zones de la ville comme Arroios et Santa Isabel. En 1931, le choix du couple se porte sur une voisine dont le nom témoigne de l'existence d'un lien de parenté avec la mère.

Les Jau évoluent dans un environnement dominé par une profession mais qui n'est pas entièrement uniforme. Les employés de commerce côtoient d'autres métiers ou activités. Ce réseau de relations, tel que nous avons pu en partie le reconstituer, se distingue surtout par sa grande ouverture spatiale. Cette caractéristique doit être interprétée, au moins pour une part, comme une conséquence du type de lien établi avec la ville par le couple, un lien qui passe par la mère et épouse, Virginia do Carmo.

Un autre couple de la Rua da Cruz présente le même profil relationnel. Là encore, il s'agit d'une alliance entre un alentejano – une personne originaire de l'Alentejo – et une lisboète née à Alcântara. Parrains, marraines et témoins au mariage sont recrutés dans les paroisses de Beato, Olivais et Santos. Le milieu professionnel est toujours homogène et dominé par les employés de commerce.

Ainsi, chez les employés de commerce, le rapport à la ville se fait plus complexe. Un lien ancien avec la ville, et notamment un lien féminin, conduit à un élargissement spatial du champ relationnel. Faut-il voir dans ces corrélations une relation de cause à effet ? Un contre exemple apporte un élément de réponse. Mario Azevedo est né en 1906 à Santa Marta de Penaguião, tout près de Vila Real au nord du pays. Au début des années 1930, il est employé de commerce et domicilié Rua Feliciano de Sousa. Il vit avec son épouse, Rosa, née à Guarda en 1908. On ne sait pas où a été célébré le mariage qui est seulement attesté par la légitimité des enfants. Entre 1931 et 1934, trois enfants naissent. Durant cette période, la situation du couple ne change pas. En 1931, le parrain et la marraine sont l'oncle et la tante paternels de l'enfant. Lui est menuisier, elle domestique. Ils habitent Rua Jau à Alcântara. En 1933, le choix des parents se porte sur un commerçant de la Rua Fábrica da Pólvora et son épouse. Le statut social exact du parrain paraît douteux : l'individu ne sait pas signer et un témoin est obligé d'assister à la cérémonie. Enfin, en 1934, un autre couple de voisins est choisi. Le parrain est un simple ouvrier.

Pour mieux saisir la portée de cet exemple, il faut revenir sur l'ambiguïté du statut social associé à la profession d'employé de commerce. Entre l'ouvrier en difficulté qui cherche une voie de reclassement et le salarié formé et expérimenté qui peut prétendre faire carrière dans un emploi, le continuum des situations est vaste. Si on inverse notre mode de pensée et qu'on déduit le statut social en fonction des fréquentations, on peut supposer que les Azevedo n'occupent pas une position sociale très élevée. Cette situation s'accompagne d'un resserrement du réseau de relations autour du simple voisinage. Chez les employés de commerce, la relation à la ville et le statut social saisi à travers la position dans le jeu relationnel local sont donc intimement liés. Le processus d'ouverture du champ relationnel à d'autres espaces urbains au-delà du cadre résidentiel, phénomène fréquent dans ce groupe professionnel, peut être compromis si le statut social effectif est insuffisant.

L'examen détaillé de ces trois univers professionnels montre la formidable complexité des pratiques relationnelles dans un groupe d'habitants d'un quartier comme Alcântara. À partir de la profusion des cas individuels, il est cependant possible de parvenir à un certain niveau d'ordonnancement.

Une première conclusion peut être énoncée, qui est désormais définitive : aucun facteur de différenciation entre les individus n'agit séparément pour fixer des degrés de distance ou de proximité sociale entre les groupes. Le niveau de qualification, qui demeure sans doute l'un des facteurs les plus influents, n'explique pas à lui seul tous les aspects des configurations professionnelles. On a émis l'hypothèse que les formes d'emploi pouvaient, même à un niveau micro-local, influencer les modes d'insertion dans la communauté urbaine. Ainsi, des spécialisations professionnelles comparables, comme celles des serruriers et des chaudronniers, correspondent-elles à des pratiques relationnelles assez distinctes. L'influence du niveau de qualification doit aussi se lire en fonction de ce que nous avons nommé le degré d'affiliation à la profession, perceptible à travers la stabilité des déclarations.

Mais la présentation de quelques cas nominatifs a aussi permis d'étendre notre analyse à l'action d'autres facteurs. Le lien avec la ville est déterminant pour expliquer la position des manœuvres dans le jeu relationnel local. Par la suite, on devra aussi s'interroger sur l'importance de l'origine de la mère – ou épouse –, et donc du lien féminin avec la ville, dans l'orientation des pratiques relationnelles des couples. L'influence de l'ancrage dans le quartier apparaît en revanche contradictoire : elle semble favorable pour les manœuvres au début du siècle, mais plutôt négative pour les serruriers et les chaudronniers dans les années 1930. On entame donc la dernière étape de cette recherche avec l'idée qu'il n'existe pas a priori de facteurs bons ou mauvais dans la détermination des positions relationnelles des couples, mais plutôt des combinaisons de facteurs qui se révèlent être, en fonction des contextes, tantôt avantageuses, tantôt plutôt défavorables.