Alcântara et l'histoire sociale du Portugal contemporain

L'histoire de la transformation de Lisbonne à l'époque de l'industrialisation n'est pas encore écrite. Cette histoire devra être saisie à l'échelle du quartier mais aussi de la ville, voire de l'agglomération. Il s'agira de décrire la continuité ou les ruptures dans les« usages sociaux" de la ville 802 . À travers l'exemple d'Alcântara, notre contribution reste modeste. Nous avons conjugué plusieurs approches. L'étude conjointe de pratiques et de représentations a permis de compléter, de critiquer ou de relativiser les informations assez succinctes que nous avons pu réunir sur l'évolution des modes de peuplement et sur la transformation de l'économie locale de cet espace lisboète entre la fin du XIXe siècle et la moitié du XXe.

Bien que nous ayons essentiellement concentré notre attention sur le premier XXe siècle, la question de la longue durée n'a pas été totalement absente de notre propos. Nous avons en particulier repéré deux moments fondamentaux dans l'évolution de l'espace alcântarense. Dans les années qui suivent le tremblement de terre de 1755, Alcântara va pour longtemps acquérir une vocation industrielle, liée à la production de biens de consommation courante essentiellement destinés à satisfaire le marché lisboète. C'est aussi à cette époque que se fixent le cadre spatial, la toponymie et bientôt les délimitations administratives et les repères conformes à l'usage commun. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, cet espace urbain connaît une nouvelle phase de profonde mutation sous les coups conjugués d'une forte croissance démographique, d'un développement localisé de l'activité industrielle et d'un aménagement qui donne priorité à la fonction économique de ce territoire au détriment de l'habitabilité. Une ébauche de prosopographies d'établissements industriels donne une idée de la diversité des productions et des rythmes d'évolution de l'économie locale. Après un âge d'or à la fin du XIXe siècle, l'Alcântara industriel connaît vraisemblablement un tassement de son activité dès les années 1910-1920. Bien que cela ne soit pas au centre de notre projet, on a pu parfois replacer l'évolution d'Alcântara dans ses relations avec les autres territoires de la ville et de l'agglomération : les parties orientales mais aussi la rive sud du Tage qui, au début du XXe siècle, s'imposent comme les nouveaux espaces industriels de la capitale et de l'agglomération en voie de formation.

Finalement ce premier XXe siècle, c'est l'époque du quartier populaire. Son image peut être définie en opposition avec celle du faubourg industriel. Alcântara apparaît alors comme un quartier lisboète à part entière, avec son histoire, son patrimoine, sa complexité territoriale. Surtout, il se définit dorénavant à partir de ses habitants et non de sa fonction. Cependant, il n'existe pas de rupture dans les représentations ou dans les usages des espaces ou du bâti. L'Alcântara populaire c'est l'industrie mêlée à la ville, aussi bien du point de vue de l'organisation de l'espace, des activités, des représentations et des sensibilités que de la présence d'hommes et des femmes qui participent à la vie du quartier, tour à tour en tant qu'habitants, ouvriers, salariés ou artisans. L'examen de ces différents usages et représentations du quartier a pu être réalisé à partir de discours ou de pratiques – l'action de la Promotora – qui adoptent explicitement à un moment donné Alcântara comme référence territoriale. Mais tout ne se joue pas à l'échelle du quartier. Nous avons volontairement exclu de notre enquête d'autres formes de sociabilités, notamment celles liées à la vie politique et syndicale. L'étude globale des pratiques politiques dans les milieux populaires lisboètes devra un jour être menée. Mais c'est alors l'examen de différents niveaux de territorialisation – les zones industrialisées, autour des ateliers ou des fabriques, les quartiers, les rues, l'opposition entre centre-ville et faubourgs, ou la ville toute entière – qui devra s'imposer.

La grande ville portugaise contemporaine est à l'origine de milieux sociaux composites, pluriels. Les problématiques rencontrées au cours de cette recherche rejoignent celles soulevées par d'autres contextes nationaux. Notre proposition de banalisation de l'expérience portugaise s'en trouve justifiée. Nous avons surtout abordé cette pluralité de la ville à travers l'étude de certains modes de définition des statuts et des identités socioprofessionnels. Là encore, nous avons cherché à donner une vision générale des processus. Dans le cas portugais, presque tout est à faire en ce qui concerne l'histoire du salariat et des emplois. Le cadre du métier est bien insuffisant pour décrire la diversité des statuts professionnels durant la première moitié du XXe siècle. Dans un milieu comme Alcântara, il existe sans doute un faible niveau de spécialisation dans la plupart des branches professionnelles de l'industrie. Dans la métallurgie, on observe un double mouvement de concentration des attachements identitaires autour de quelques professions phares comme serrurier ou chaudronnier, et de polyvalence des tâches et des fonctions qui entraîne une certaine instabilité des identités professionnelles. L'évolution des modes de déclaration des professions à l'état civil, notamment dans les années 1930, témoigne de ces processus.

À Alcântara au début du XXe siècle, on n'assiste pas à une transformation profonde du marché du travail à travers l'apparition de modes de production rationalisés qui aurait conduit à des oppositions entre ouvriers spécialisés, ouvriers professionnels et personnels d'encadrement. Ce sont plutôt les multiples formes d'emplois qui constituent les véritables creusets des distinctions sociales. La chronologie de ces évolutions est encore très sommaire. En utilisant le répertoire de l'INE nous nous sommes focalisés, de manière un peu accidentelle, sur une époque. Avec la promulgation du Statut du travail national, les années 1930 marquent naturellement un tournant dans l'organisation du salariat au Portugal. Les premières tentatives de définition juridique des statuts professionnels sont cependant bien antérieures. À la fin du XIXe siècle, c'est dans le secteur textile que se déroule probablement la première expérience de négociation salariale collective de l'industrie portugaise 803 . La législation sociale de 1919 qui instaure la journée de 8 heures et jette les bases d'un «État providence" place le Portugal parmi les pays les plus avancés en la matière 804 . Par ailleurs, le secteur public, qui est loin de se limiter à une activité de service, les concessions de l'État dans les transports, ou quelques rares établissements en situation quasi monopolistique sont à l'origine de nouveaux statuts professionnels auxquels sont associés des formes et des niveaux de rémunérations spécifiques, des possibilités de carrière et une protection sociale minimum. Encore faudrait-il se pencher plus précisément sur les modes de gestion de la main d'œuvre dans ces établissements. La Carris offre des conditions d'emploi plutôt protégées, mais à quel personnel ? Suffit-il de travailler pour la Carris pour en bénéficier ? Quels sont les modes de recrutement ? Existe-t-il des distinctions au sein de l'entreprise entre emplois précaires et stables ? Ce sont bien des pistes de recherche qui restent ouvertes.

Notes
802.

B. Lepetit, «Une herméneutique urbaine est-elle possible ?", dans B. Lepetit, D. Pumain (coord.), Temporalités urbaines, op. ci., p. 289.

803.

N. L. Madureira, História do Trabalho e das Ocupações. Vol. I..., op. cit., p. 7.

804.

Miriam Halpern Pereira, «As origens do Estado Providência em Portugal: as novas fronteiras entre o público e o privado", Ler História, nº37, 1999, pp. 45-61.