L'état civil comme source en histoire sociale

Les registres de l'état civil sont depuis longtemps reconnus comme des instruments essentiels de connaissance des sociétés passées. Les historiens y ont d'abord vu une source de nature démographique. Ces documents permettent de recenser partiellement des populations, de dénombrer des actes civils ou religieux, ou de reconstituer des lignées familiales ou des communautés. Mais l'étude intensive d'actes de naissance ou de baptême révèle aussi les potentialités de cette source pour l'histoire sociale. De notre parcours de recherche, nous retiendrons trois aspects intimement liés : les processus d'élaboration des identités individuelles, les formes de contrôle social et les modes de déclaration des identités et des positions sociales adoptés par chaque individu, ce que Thierry Dutour nomme les stratégies de présentation de soi 805 .

Pour ces questions, l'approche en fonction du genre est probablement la plus féconde. Les hommes et les femmes ne sont pas identifiés de la même manière dans ces actes. On pourrait même dire que seuls les hommes sont clairement reconnus à travers un nom, une ascendance – les noms et prénoms des parents – et une profession. Les femmes n'ont pas de profession ou, ce qui revient au même, elles sont toutes domésticas. Un grand nombre d'entre-elles ne sont pas formellement identifiées par le nom de famille. Jusqu'à la moitié du XXe siècle, pour de nombreuses femmes d'Alcântara, perdure l'habitude d'utiliser seulement un prénom, parfois complété d'un surnom à caractère religieux. En définitive, l'identification précise des femmes se fait principalement à travers les liens relationnels : avec l'époux ou le compagnon, et avec l'ascendance (l'identification de la mère et surtout du père). Les femmes d'Alcântara sont «épouse", ou «compagnes de… « ou «fille de…"

C'est le résultat d'un long processus de définition des formes de distinction sociale qui affleure dans ces actes. Norbert Elias remarquait que déjà sous la République romaine,« les hommes ne considéraient pas les femmes comme des individus au même titre qu'ils se percevaient eux-mêmes, et n'avaient donc pas besoin de leur donner des noms personnels" 806 . Car cette absence de nom – ou de profession – est le signe d'une domination. À Paris au XVIIIe siècle, posséder une identité – c'est-à-dire un nom et une adresse – est un privilège de riche. Dans la rue, les gens du peuple se reconnaissent davantage par des habitudes quotidiennes, des postures ordinaires ou une origine – souvent repérée grâce à un accent – que par une identification formelle à travers un nom ou une adresse 807 . Nommer un individu, lui reconnaître une activité professionnelle, c'est déjà lui concéder une place dans la communauté locale. Les actes de l'état civil gardent en mémoire ces formes élémentaires de distinction sociale.

À ces définitions normatives des identités sociales peuvent être opposées les stratégies individuelles de présentation des situations. Nous en avons repéré au moins un type qui agit au niveau de la déclaration de la profession. La revendication d'une spécialisation, d'un employeur ou d'un rang hiérarchique relève de pratiques spécifiques à des branches professionnelles ou à des secteurs d'activité. On ne déclare pas sa profession de la même façon quand on est serrurier, chaudronnier ou menuisier, employé de la C.U.F. ou de la compagnie Carris ou salarié d'une petite fabrique sans grande réputation, employé de l'État, civil ou militaire. C'est tour à tour le savoir-faire, l'appartenance à un groupe socioprofessionnel, la connaissance technique, le statut professionnel, la position hiérarchique ou le prestige social que l'on revendique. Mais ces stratégies peuvent être aussi plus personnalisées : la mise en évidence de l'existence d'un double lien entre la profession du père et celle du parrain illustre la dimension relationnelle des processus de définition des identités sociales. Chaque habitant de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa tend à déterminer son identité socioprofessionnelle en fonction des autres, de son entourage – ici les personnes présentes lors de la rédaction de l'acte –, mais aussi du moment. Les identités professionnelles sont intrinsèquement instables et sans cesse sur le point d'être redéfinies. Les informations contenues dans les actes de l'état civil font état des négociations qui permettent de fixer provisoirement les références autour desquelles s'ordonnent les rapports sociaux.

Enfin, ce sont aussi certains modes d'organisation du territoire urbain qui transparaissent dans ces documents. En choisissant deux rues comme cadre spatial, on pensait porter un regard le plus neutre possible sur la ville. La rue n'était pas définie comme une unité sociologique singulière. La façon dont nous avons constitué notre corpus implique pourtant une conception particulière des manières d'habiter dans ce milieu urbain. Les individus et les couples étudiés sont regroupés pour la seule raison qu'ils ont déclaré à l'état civil une adresse où figurent les mentions« Rua da Cruz" ou« Rua Feliciano de Sousa". Les notions de résidence et de corésidence à l'échelle de la rue sont définies à partir de critères précis et standardisés. Le lieu de résidence correspond à une adresse, c'est-à-dire à un nom de rue, un numéro d'immeuble, et souvent un étage et un numéro de porte. Cette définition très normative de la résidence nous a sans doute empêché d'affiner notre analyse des proximités résidentielles.

Nous n'avons jamais cherché à critiquer les formes d'ordonnancement de l'espace urbain. Or ces informations doivent aussi être lues à la lumière d'un processus de longue durée d'aménagement de la ville qui a conduit à une disciplinarisation et à un contrôle des espaces populaires par les classes dirigeantes 808 . Au XXe siècle, l'espace lisboète est déjà largement maîtrisé. Les noms des rues sont inventoriés et la plupart des immeubles sont numérotés. Dans les manières d'habiter, il existe pourtant encore de multiples formes de résistance à cet ordonnancement général. Dans les registres de l'état civil par exemple, l'identification des habitants des pátios n'est pas toujours aisée. Lors de la déclaration de son domicile, l'habitant d'un pátio peut choisir comme référence principale le nom du pátio ou le nom d'une rue – un même pátio peut donner sur plusieurs rues –, ou encore une combinaison assez variable de références diverses. En élargissant la durée d'observation et le cadre spatial à plusieurs rues ou plusieurs quartiers, ce sont les évolutions de l'organisation et des modes d'appropriation des territoires urbains qui peuvent être reconstituées à partir des actes de l'état civil.

Notes
805.

T. Dutour, «La réhabilitation de l'acteur social...", op. cit., p. 36.

806.

Cité par Nathalie Heinich, La sociologie de Norbert Elias, op cit., p. 36.

807.

Arlette Farge, Vivre dans la rue à Paris au XVIII e siècle, op. cit., pp. 104-105.

808.

A. Farge, Vivre dans la rue à Paris..., op. cit., pp. 241-242. Tous ces thèmes sont développés par Michel Foucault dans Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. Voir aussi les commentaires de Bernard Lepetit dans «La ville : cadre, objet, sujet...", op. cit., pp. 18-19.