La description de milieux urbains

La Rua da Cruz et la Rua Feliciano de Sousa sont des milieux typiquement urbains. Ils connaissent un brassage important de populations. Ce sont des milieux ouverts qui laissent une place aux nouveaux venus. Durant la première moitié du XXe siècle, la ségrégation sociale dans ce secteur de la capitale portugaise n'est pas absolue au point de supprimer tout contact entre groupes sociaux. Ces rues ne sont pas des ghettos. La diversification de leur peuplement est limitée – ce sont des rues populaires –, mais les modes d'affiliation des habitants à l'univers urbain sont nettement différenciés.

Notre enquête nous conduit à conclure que la pluralité et la complexité des sociétés urbaines peuvent être saisies à partir des pratiques relationnelles individuelles. Un dispositif de recherche relativement simple permet de décrire des écarts de positions et des inégalités de situations qui contribuent à structurer un milieu social comme celui d'Alcântara. À un niveau local, voire microlocal, il existe des formes relativement consistantes de stratifications sociales. Ces distinctions sociales peuvent être ramenées à des inégalités relationnelles. Ces processus ne débouchent pas toutefois sur une structuration immuable ou pérenne. Les milieux sociaux liés à la Rua da Cruz et la Rua Feliciano de Sousa ne sont constitués ni de groupes stables et homogènes, ni d'une somme de présences individuelles. Il est possible d'opérer un rapprochement entre des individus qui ont en commun non pas des positions mais plutôt des comportements, des trajectoires, des manières de faire, des tactiques ou des stratégies 809 .

Ces manières de vivre ensemble illustrent différents modes d'insertion dans des milieux associés à des territoires. Au début de cette recherche, nous proposions de nous interroger sur la signification de l'expression «être d'Alcântara". Un élément de réponse se trouve dans la façon dont des individus issus d'univers sociaux diversifiés peuvent entrer en contact. Ces pratiques relationnelles ne s'ordonnent pas uniquement en fonction des identités professionnelles individuelles. Il n'existe pas de déterminismes absolus. La durée de la présence dans le milieu, les mobilités individuelles ou familiales, les stratégies matrimoniales, les modes d'articulation entre relations de voisinage et parenté sont autant de facteurs qui contribuent à définir les degrés de proximités et de distances sociales parmi les habitants de ces deux rues d'Alcântara. La perception des proximités sociales par les acteurs est aussi réévaluée en fonction des expériences de vie.

Dans cet ensemble de facteurs, quelle est la place du quartier comme espace social de type communautaire ? Au début du XXe siècle, Alcântara est à l'origine de pratiques sociales singulières. Les couples de la Rua da Cruz ou de la Rua Feliciano de Sousa qui possèdent un lien fort avec le quartier se distinguent dans leurs choix relationnels. Concevoir toute son existence avec pour seul horizon le quartier d'Alcântara – y être né, y vivre, épouser ou se lier avec une personne née elle aussi à Alcântara – influence fortement la position dans le jeu relationnel local. Dans les années 1900, les couples qui possèdent un lien fort avec Alcântara sont tributaires d'une expérience de vie particulière.

Entre la fin du XIXe siècle et les années 1930, Alcântara s'ouvre à la ville. Ce processus transparaît dans l'évolution des représentations du quartier mais aussi dans l'organisation de l'espace lisboète, notamment du point de vue des axes de circulation et des transports urbains. Les pratiques relationnelles témoignent aussi de ce changement. Dans les années 1930, une relation intime et quasi exclusive avec Alcântara a moins d'incidence sur les comportements relationnels. À cette époque, être d'Alcântara c'est avant tout être lisboète. Les liens avec le quartier sont probablement désormais mis en concurrence avec les mobilités quotidiennes dans la ville. Nous avons pointé à plusieurs reprises l'influence du développement et de la démocratisation des transports dans l'orientation des pratiques relationnelles. Dans le Lisbonne des années trente où les déplacements quotidiens se font plus fréquents, une stabilité résidentielle tout au long d'une vie peut aller de pair avec une relation diversifiée avec l'ensemble des territoires de la ville. À cette époque, la force du lien avec le quartier n'est plus à elle seule suffisante pour entraîner une singularité des pratiques relationnelles. Même si le quartier est l'espace privilégié où se déroule l'itinéraire de toute une vie – du moins entre la naissance et l'âge adulte –, les expériences individuelles sont désormais variées et moins dépendantes du lien avec le cadre résidentiel.

Qu'est-ce qui permet de réussir à bien s'insérer dans ce milieu populaire lisboète tout au long de ce premier vingtième siècle ? Les univers relationnels des individus ou des couples se constituent sur la base d'une interaction entre quatre éléments : les statuts professionnels individuels ; les itinéraires individuels ; la combinaison de ces itinéraires dans les relations interpersonnelles, notamment à l'échelle du couple ; la nature du milieu d'accueil. Les éléments de diversification ou d'appauvrissement des univers relationnels individuels sont multiples. Parmi les facteurs qui permettent de contourner le puissant déterminisme exercé par le statut socioprofessionnel, on relèvera l'influence des femmes dans la définition des positions des couples dans le jeu relationnel local. Les femmes lisboètes de souche assurent un rôle essentiel dans les processus de mise en relation des groupes sociaux et dans les brassages des populations. Notre mode d'observation n'a pas permis de déterminer exactement quels étaient les mécanismes en jeu : ces femmes se distinguent-elles par une insertion différente dans les réseaux professionnels, familiaux ou de sociabilités urbaines ? Aucune explication n'est à rejeter. À travers l'analyse de ces pratiques relationnelles, nous avons toutefois mis en évidence différents modes de définition des identités sociales, c'est-à-dire des attributs qui peuvent constituer des signes de reconnaissance 810 . Du côté des hommes, c'est un mode normatif qui s'impose : la profession, le statut, le nom. Chez les femmes, ces identités s'élaborent avant tout à partir de pratiques, notamment d'ordre relationnel. Pour elles, les parcours se font plus difficiles quand les ressources relationnelles sont rares. Les femmes sans lien privilégié avec la ville ni avec un courant migratoire dominant ont des destins moins favorables que les hommes qui sont dans la même situation.

La dernière conclusion que nous pouvons dégager de cette enquête concerne les rythmes d'évolution des milieux urbains. Durant ce premier XXe siècle, au fil du temps, il est de plus en plus difficile de se faire une place dans ce milieu populaire qui se structure autour de la Rua da Cruz et de la Rua Feliciano de Sousa. La ville est de tout temps un milieu concurrentiel, plus ou moins hostile pour les nouveaux arrivants. Dans les années 1900, on observe cependant des échanges constants bien que conditionnés entre les habitants d'Alcântara, quelles que soient les appartenances professionnels et les origines. Au contraire, dans le années 1930, ce milieu se fige et s'organise de plus en plus en fonction des statuts professionnels. Cette évolution des pratiques relationnelles tient sans doute pour une part à des changements de conjoncture économique. La crise des années trente a eu un impact tardif et relativement éphémère au Portugal mais elle a pu entraîner un certain blocage de la société 811 . Les habitants de ces deux rues ont pu éprouver une impression de resserrement des champs des possibles. L'instabilité des déclarations professionnelles dans les années 1930 pourrait alors être envisagée comme une conséquence indirecte d'une précarité des situations, les univers relationnels servant d'ultime refuge. Il s'agit là de l'une des interprétations possibles de l'ensemble de nos résultats.

Les évolutions locales imposent cependant leur propre temporalité. La transformation du marché du travail à Alcântara ou l'évolution de la nature du peuplement de ces deux rues – une population qui possède un lien plus solide avec ce territoire et des réseaux de parenté qui se renforcent entre les deux périodes – bouleversent les enjeux. Les habitants ne rencontrent pas forcément les mêmes occasions au cours de leur existence. La physionomie des univers relationnels résulte d'une rencontre entre des parcours individuels et des milieux. L'orientation des pratiques relationnelles est elle-même probablement tributaire de la réceptivité du milieu d'accueil. Ainsi, pour bien réussir en ville, il faut savoir mettre en place les bonnes stratégies ou tactiques, mais il faut aussi être en mesure de s'affilier au bon moment au milieu approprié. On en revient à la question non traitée mais qui est apparue en filigrane tout au long de cette enquête, des rapports entre les univers relationnels et les mobilités sociales. En quoi les univers relationnels influencent-ils les futurs parcours de vie et les mobilités résidentielles ou sociales ? Au-delà, c'est la question des modes d'évolution des milieux urbains et donc, pour une grande part, des sociétés contemporaines qui est posée.

Notes
809.

Susanna Magri parle aussi de groupes qui ont en commun «la pente de la trajectoire". S. Magri, «Villes, quartiers…", op. cit., p. 152. La distinction entre tactiques et stratégies renvoie à des différences de rapport aux pouvoirs et à l'environnement. Les tactiques cherchent à «jouer avec les événements pour en faire des « occasions»". Michel de Certeau, L'invention du quotidien - 1. Arts de faire, op. cit., p. XLVI.

810.

A. Firmino da Costa, Sociedade de Bairro, op. cit., pp. 494-500.

811.

Sur les conséquences de la crise de 1929 au Portugal : Fernando Rosas, «A crise de 1929 e os seus efeitos económicos na sociedade portuguesa", dans O Estado Novo das origens ao fim da autarcia (1926-1959), vol.1, Lisbonne, 1986, pp. 259-274.