Satire et religion : état de la question et enjeux

La question des liens entre satire et religion a fait l’objet de plusieurs ouvrages importants, sous la double forme d’ouvrages consacrés aux liens originels entre satire et religion et de ceux consacrés à l’analyse de la satire religieuse.

The Power of Satire, l’ouvrage fondamental de Robert C. Elliott, constitue une démonstration magistrale du caractère magique et religieux des origines de la satire. Après une première partie consacrée à l’histoire des liens qu’entretiennent satire et magie – ‘« The common element in these tales of the satirists is obvious. Out of hate and desire for revenge the poet writes iambics against his enemy. We may conjecture that the verses expressed the hatred and the will that the enemy die, directly, and that perhaps concomitantly, they employ mockery and ridicule’ ‘, which, under certain circumstances [...] can themselves be fatal » ’(Robert C. Elliott, 1960, p. 14) –, Robert C. Elliott entreprend ensuite de théoriser la nature de ce lien (« to account for the widespread association of satire and ridicule with magic », ibid., p. 98), nature qu’il résume ainsi :

Lorsqu’intervient le changement de paradigme qui à la fidélité rituelle substitue le primat esthétique, la croyance fondamentale dans le pouvoir transcendant de la satire demeure pourtant : ‘origines rituelles de la satire :« If the general hypothesis about ritual origin is correct, it would help to explain why magical potency was attributed to satire long after the satire had been effectively part of a ritual. The form remained powerful after the rite had been forgotten »’ (ibid., p. 65).

C’est dans cette lignée que se situent les ouvrages des critiques G. R. Owst et John Peter sur la satire médiévale anglaise 1 . Owst montre ainsi qu’à l’origine de la satire anglaise médiévale se trouvent les différentes formes de littérature homilétique, dont la trace est très perceptible dans la plupart des satires de l’époque. Ainsi des Poems commonly attributed to Walter Mapes, poèmes satiriques de Thomas Wright : ‘« Not merely the general tone of condemnation in the poems, but the very phrase of satire or invective used are characteristic of the pulpit »’ (Owst, 1933, p. 224). Une telle influence s’explique aisément, selon Owst, en raison de la dimension sociale du médium homilétique, puisque la chaire est historiquement la première tribune politique : ‘« Hence, for better or for worse, we must acknowledge the sermons, however little so intended, as a primary literature of secular revolt, and their authors as the heralds of political strife and future social liberties » ’(ibid., p. 236). Pour John Peter, le genre de la « complainte » (complaint) illustre l’imbrication et la similitude des fonctions homilétique et satirique au Moyen Âge. Les thématiques de la satire élizabéthaine constituent les traces résiduelles évidentes d’une telle imbrication. Insistance sur la nature pécheresse de l’homme, regret d’un Âge d’or opposé aux turpitudes du présent, menace du jugement dernier, taxinomie des vices selon les péché capitaux : tels sont les thèmes récurrents des satires élisabéthaines, qu’il s’agisse de l’emblématique Piers Plowman de Langland ou d’écrits satiriques anonymes.

Quant aux questions théoriques que pose la pratique de la satire religieuse, elles ont été abordées principalement dans les ouvrages de Raymond Anselment, de Louis Lecocq et de Edward et Lillian Bloom 2 . Le troisième chapitre de l’ouvrage de Lecocq est dévolu aux spécificités de la satire religieuse et aux difficultés théoriques qu’elle soulève. Au-delà des questions déjà épineuses de sa virulence et de son anticonformisme, la satire religieuse pose le problème beaucoup plus fondamental du rôle du satirique : celui-ci menace doublement les prérogatives de l’Église en ceci qu’il entend à la fois juger les hommes et les amender, et qu’aux prérogatives de la loi divine, il oppose celles de sa loi personnelle. Si le combat du satirique religieux est tout entier motivé par la défense de la Vérité, encore faut-il s’assurer que l’inspiration personnelle ne prend pas le pas sur la Révélation divine. Se pose en outre la question de l’importance relative des deux éléments qui composent la satire religieuse : la satire se situe-t-elle dans une relation ancillaire à l’égard de la religion ou bien cette dernière est‑elle au contraire instrumentalisée par la satire à laquelle elle sert de simple prétexte ? L’association même de deux éléments aussi disparates que la satire et la religion n’est-elle pas fondamentalement suspecte ?

C’est à l’ensemble des implications théoriques et pratiques de cette question du « religious decorum » que Raymond Anselment consacre tout son ouvrage, qui se veut être « [a study] of the general attitudes of the period [the eighteenth century] towards religious ridicule » (Anselment, 1979, p. 5), ouvrage dont l’intérêt principal réside dans l’analyse de l’ambivalence fondamentale des instances religieuses à l’égard du rire et du recours au comique. Anselment montre parfaitement que si pour certains, le ridentem dicere verum des satiriques est irréconciliable avec le non est major confusio serii et joci des théologiens, pour d’autres au contraire, le rire peut être mis au service de la vérité pour, à l’instar d’Élie, combattre les faux prophètes. Ce passage des Écritures constitue à lui seul la principale justification du recours au ridicule, à la dérision, comme ne manque pas de le souligner Raymond Anselment : ‘« Throughout the seventeenth century Elijah’s reproof of the Baalites in I Kings 18 remains the most documented illustration of divinely sanctioned ridicule and an important exemplification of zeal »’ (ibid., p. 66).

Beaucoup plus spécifique, le quatrième chapitre de l’ouvrage des Bloom, intitulé « SACRAMENTUM MILITIAE: Religious Satire », présente l’argumentation développée à la fois par les partisans et les adversaires de la satire religieuse. Le premier argument des opposants à la satire religieuse concerne la suspecte proximité de celle‑ci avec l’invective : ‘« With parson‑baiting and creed‑sniping high on the list of blood sports, satire was sometimes indistinguishable from the invective once described by Robert Burton »’. L’instrumentalisation de la satire religieuse à des fins de controverse en fait par ailleurs une arme puissante de discorde religieuse : ‘« in a curiously antipodal atmosphere Church of England men validated satire, but so too did nonconformists and unbelievers [...] one may count upon satire designed to whip up or maintain theological partiality »’ (Bloom, 1979, p. 160). C’est justement la redoutable efficacité du mode satirique que soulignent quant à eux ses partisans : la satire religieuse permet non seulement de jeter le discrédit sur ceux qui s’opposent à la vérité divine – ‘« there may be a sanctified bitterness against the enemies of truth »’ – mais encore de ramener les brebis perdues dans le droit chemin : ‘« And I would ask, to what end Eliah mocked the false prophets (I Kings 18: 27)? Was it to show wit’ ‘, or to fullfill his humor? Doubtless we cannot imagine that great servant of God had any other end in all which he there did, but to teach and instruct the poor misled people »’ 3 . Les Écritures divines sont alors mise en exergue afin de parer l’indignation du satirique des atours d’une inspiration divine lui conférant respectabilité et caution morale.

Notes
1.

Owst, 1933 ; Peter, 1956.

2.

Anselment, 1979 ; Lecocq, 1969 ; Bloom, 1979.

3.

Les deux citations sont de Milton, An Apology against a Pamphlet called a Modest Confutation of the Animadversions upon the Remonstrants Defence against Smectymnuus, London, 1642. In Don M. Wolfe ed., The Complete Prose Works of John Milton, 3 vols., New Haven, Yale UP, 1953, I, p. 901 ; III, p. 317.