La satire religieuse dans l’œuvre swiftienne : l’aporie critique

Il faut relever par ailleurs l’existence d’un nombre important d’articles et d’ouvrages portant sur la question spécifique de la satire religieuse chez Swift, essentiellement bien sûr dans A Tale of a Tub et Gulliver’s Travels. Or de telles lectures montrent selon nous que la question des liens entre satire et religion ne saurait être abordée en ces termes sans conduire à une aporie critique, dans la mesure où elles constituent toutes, d’une manière ou d’une autre, un évitement du texte.

Ainsi de l’approche génétique, qui est celle de Phillip Harth dans son ouvrage au titre révélateur : Swift and Anglican Rationalism. The Religious Background of A Tale of a Tub, approche que confirment les têtes de chapitre – « The Two Backgrounds of A Tale of a Tub » (Chapter 1) ou « The Origin of A Tale of a Tub » (Chapter 5) – ainsi que la programmatique de l’ouvrage telle que Harth la définit lui-même :

La fin du passage sur la technique satirique swiftienne à proprement parler n’en contrebalance pas la teneur essentielle : c’est bien avant tout d’une approche génétique qu’il s’agit ; la connaissance du background est considérée comme indispensable à l’élucidation du « sens » de A Tale :

Le lexique critique auquel a recours Phillip Harth est lui aussi révélateur de son approche : la récurrence de termes tels que intention, purpose, intent, sourcemotive, signifie bien cet intérêt pour l’amont du texte plus que pour le tissu verbal lui‑même 4 .

L’article de T. O. Wedel intitulé « On the Philosophical Background of Gulliver’s Travels » se situe dans la même filiation critique, puisque le but de Wedel est le suivant : « trying to interpret in the light of the ethical revolution of his day, as least some of this [Gulliver’s Travels] provocative satire » ; il s’agit également de prouver que la vision swiftienne de l’homme correspond à la conception chrétienne : « Swift’s view of man, as Wesley perceived, and as Professor Bernbaum has pointed out in our own time, is essentially the view of the classical and Christian tradition » (Wedel 1926, p. 438, p. 450). De telles lectures, si elles présentent un intérêt certain pour tout lecteur de Swift, se situent pourtant en-deçà et en-dehors du texte. Ainsi, lorsque Harth mentionne le « talent particulier », peculiar talents, de Swift et son « style », his manner, c’est dans la conclusion de son ouvrage et uniquement pour souligner une fois encore l’ancrage de Swift dans une tradition particulière : « If [his] manner was different from that which the Anglican apologists whom he had been reading had used, his motive, nevertheless, was not essentially different from theirs » (Harth, 1960, p. 164).

Une seconde catégorie d’études critiques relève de ce que nous qualifierons de lecture symptomatique : l’intérêt du texte ne réside pas dans sa qualité d’artefact littéraire, mais dans sa condition de symptôme, de reflet des opinions de son auteur. Cette croyance dans le texte comme le lieu d’inscription des opinions religieuses de Swift revêt trois formes différentes, dont la première est la lecture des satires swiftiennes, notamment A Tale et Gulliver’s Travels, comme une confirmation chez leur auteur de présupposés quant à son irréligion et à une misanthropie incompatible avec la foi chrétienne. Les dénonciations de l’irréligion et de la misanthropie swiftiennes font florès jusque vers le début du vingtième siècle : les Voyages sont ainsi « a savage denunciation of mankind » 5 et A Tale ne peut se lire que comme révélateur de son mépris pour la religion, « [Swift’s contempt for] everything which is called Christianity » 6 . Le premier biographe de Swift, Lord Orrery, initie la tradition, si l’on peut dire, de ce type de lecture qui voit dans les œuvres une simple confirmation d’opinions préconçues, et bien souvent négatives, sur Swift :

Voltaire, pourtant admirateur de Swift, résume la question en une de ces formules dont il a le secret : « [Swift] prétend avoir respecté le Père en donnant cent coups de fouet aux trois enfants. Des gens difficiles ont cru que les verges étaient si longues qu’elles allaient jusqu’au Père » 8 .

Qu’une telle lecture perdure au vingtième siècle est en revanche plus surprenant, et pourtant les approches psychanalytiques de l’œuvre swiftienne ne sont souvent que la version moderne du même phénomène, et s’enferment parfois de surcroît dans la pétition de principe : « First they [psychoanalysts] cite the scatology in Swift’s writings as proof of his neurotic life; then they cite events in his life as proof of the neuroses exhibited in his scatological writings » 9 . Le travail de Louise K. Barnett proposant une interprétation psychanalytique de la place de la religion dans la vie et l’œuvre de Swift est caractéristique d’une telle tendance, puisque les écrits swiftiens sont instrumentalisés afin de démontrer le bien-fondé des doutes persistants quant à la sincérité de la foi de Swift :

De même, un critique tel que Michael DePorte tient à ce sujet un raisonnement circulaire puisqu’il juge la foi de Swift « problématique » en raison des écrits satiriques de celui-ci, qui à leur tour alimentent ses doutes quant à la foi de Swift : « [in Swift’s satires] we rub against things that do not quite square with the religious tracts and sermons, and are hard to explain away » (DePorte, 1993, p. 10).

Prenant la forme opposée mais relevant de la même démarche, le second type de lecture symptomatique consiste à réduire le texte aux résonances religieuses qu’il contient, et ce au nom du double postulat que la profession de pasteur de Swift rend la présence de tels échos non seulement inévitable mais essentielle à la compréhension du texte. De cette démarche, le travail effectué par Roland Mushat Frye, bien que vieux d’un demi‑siècle, demeure sans doute le plus représentatif et le plus important par ses ambitions. Partant de l’hypothèse selon laquelle la conception swiftienne de l’homme est en accord avec la vision protestante en général et anglicane en particulier, Frye définit ses objectifs de la manière suivante :

Frye entreprend donc de dresser un inventaire très complet des thèmes qui, dans Gulliver’s Travels, évoquent clairement une approche chrétienne et protestante : les résonances scripturaires et homilétiques sont nombreuses dans la manière dont sont abordés les thèmes de la chair, de la raison, de la souillure et de la dépravation.

D’autres approches similaires existent, de portée moindre toutefois, telles celle de John Cunningham, qui s’attache à montrer combien le thème de l’Eucharistie et de ses perversions participent du sens des Voyages :

ou, encore plus spécifique, celle de Dennis Todd, qui dresse l’inventaire des allusions à l’Ancien Testament dans le Livre III de Gulliver’s Travels (Todd, 1998, pp. 93‑120).

Si elle relève de la même approche, la lecture de Gulliver’s Travels par William Anderson est cependant moins réductrice. La démarche d’Anderson consiste à explorer les résonances bibliques dans le texte, non comme une fin en soi, mais dans le but de monter comment l’entrelacs d’allusions ainsi tissé fait partie intégrante de la stratégie satirique swiftienne :

Quelle que soit la diversité de leur portée et de leur pertinence, ces lectures procèdent pourtant toutes d’une démarche similaire, discutable à deux égards : non seulement le texte est réduit au rang de symptôme des opinions de son auteur, mais la présence de résonances religieuses dans la trame des textes satiriques, et surtout leur importance cruciale dans le processus interprétatif, sont présupposées non en fonction de critères rhétoriques ou stylistiques mais bien plutôt biographiques.

La lecture privilégiant le rapprochement des corpus satirique et homilétique constitue la troisième et dernière forme de cette approche symptomatique. Ernest Tuveson est sans doute celui des critiques qui a formulé le plus nettement le présupposé critique qui fonde une telle démarche lorsqu’il affirme : « [to understand properly the rationale of Book IV of Gulliver’s Travels we need to] bring together the two sides of the man which tradition has separated: Jonathan Swift, satirist, and Dr. Swift the Dean. In that separation lies the principal explanation for some of the most serious misunderstandings of Swift’s work » (Tuveson, 1953, p. 368).

Or une telle lecture est elle aussi problématique, et d’abord parce que, selon la formule d’un critique« Mere affinity really proves nothing but the existence of the affinity itself » (McManmon, 1966, p. 63). L’article de Barker sur le troisième livre des Voyages constitue une parfaite illustration de ce phénomène, en ceci que les parallèles sont en effet envisagés comme une fin en soi et que la seule description tientdonclieu d’analyse. Partant du principe que la troisième partie de Gulliver’s Travels se prête encore davantage que les autres à une interprétation religieuse ­– « [Part III] draws upon the sermons, not as sources, but as analogues » (Barker, 1976, p.102) –, Rosalind Barker entreprend de le démontrer en énumérant les parallèles qui existent entre les sermons et certains passages du Livre III. Ainsi, le sermon « Upon the Excellency of Christianity », portant sur I Corinthiens III.19, qui stigmatise la sagesse du monde comme folie, ou du moins comme imparfaite face à la sagesse divine, peut être rapproché de la dénonciation dans l’ensemble du troisième livre de la vanité intellectuelle des Modernes qui ignorent les limites humaines ; la présence à deux reprises de l’adjectif Christian, en référence à Gulliver, au début et à la fin de la troisième partie, présence d’autant plus frappante qu’elle est rare par ailleurs, rend plausible une telle interprétation. De même, l’on trouve dans le sermon « On the Poor Man’s Contentment » une synthèse des afflictions dont souffrent les habitants de l’Île Volante ainsi que Gulliver, faute de cet espoir que donne la foi. Quant au point noir sur le front des Struldbruggs, il constitue un rappel ironique du caractère mortel de tout homme, en dépit de l’immortalité dont jouissent les Struldbruggs, en ceci que ce point noir évoque la marque que les croyants portent au front le Mercredi des cendres en souvenir de l’exhortation divine: « memento homo, quia pulvis es, et in pulveris reverteris » 10 . De manière plus générale, l’hétérogénéité même du Livre III a une valeur mimétique, en ceci qu’elle illustre l’égarement et l’éclatement qui menace tout être humain refusant un ancrage dans les valeurs chrétiennes.

Le second écueil de cette dernière forme de lecture symptomatique réside en ceci qu’un tel rapprochement postule une similitude entre les deux corpus. Or un tel postulat entraîne distorsion et réduction du texte dans le but de faire correspondre celui‑ci à la doxa chrétienne. Certains critiques atténuent ainsi la misanthropie apparente du Livre IV parce qu’elle est inconciliable avec les valeurs chrétiennes qui sont celles de Swift. De manière générale, de telles lectures tendent vers une simplification du texte satirique dont toutes les aspérités, contradictions et incohérences sont gommées au profit d’une interprétation homogénéisante. L’analyse du Livre IV des Voyages par Anne McWihr illustre bien les acrobaties interprétatives auxquelles conduit une telle lecture. Non contente de noter la rareté des allusions bibliques dans le texte, McWihr souligne que les interprétations religieuses de Gulliver’s Travels reposent par conséquent sur des éléments extra‑textuels, ce qui ne l’empêche pourtant pas de parvenir à la conclusion suivante : « The text of the Travels does support, occasionally with biblical allusions, a religious reading, and by the end of Book IV Gulliver is quite clearly judged according to Christian values » (McWihr, 1986, p. 375).

La troisième catégorie d’études critiques, sans doute la plus intéressante, fait de la satire religieuse une lecture allégorique. Martin Kallich est celui qui a mené cette approche le plus loin, en consacrant un ouvrage entier à la satire religieuse dans Gulliver’s Travels :

Pourtant, une telle lecture est elle aussi réductrice, ce qui se manifeste de deux manières différentes. La satire est parfois rabaissée au statut de simple allégorie. Ainsi de l’épisode du dernier chapitre du Livre III de Gulliver’s Travels, dans lequel Gulliver demande à être dispensé de la coutume qui consiste à fouler aux pieds un crucifix, que Kallich résume en une formule lapidaire : « The satire in the "trampling upon the Crucifix episode" is simply a skirmish in Swift’s running battle with Calvinist Presbyterians » (ibid., p. 58 ; je souligne). Le sens est réduit à une univocité « simple » et le texte ravalé au rang d’épisode dans une lutte idéologico‑religieuse.

Dans d’autres cas, le texte satirique est instrumentalisé en étant investi d’une finalité homilétique, comme l’illustre le passage suivant, dans lequel Kallich analyse la manière dont l’Eucharistie est abordée dans les Voyages :

Outre l’argumentaire lui‑même, des termes et expressions tels que emphatic ou explicit directness révèlent une conception du texte satirique non comme artefact littéraire mais comme instrument utilisé à des fins homilétiques par le pasteur Swift, dont l’art ne saurait prétendre à être autre chose qu’une « piété créatrice » (ibid., p. 50). C’est la même finalité homilétique que Basil Hall assigne aux satires swiftiennes lorsqu’il affirme :

Sont ici clairement exprimés le lien causal entre rapprochement des corpus homilétique et satirique et l’instrumentalisation homilétique de la satire.

Or, comme l’a montré Robert Philmus, de telles lectures allégoriques des satires swiftiennes sont, au mieux, partielles. Les satires swiftiennes s’apparentent en effet toujours à des « allégories spécieuses » (speciously allegorical) en ceci qu’elles encouragent la lecture allégorique tout en la subvertissant : « [Swift’s purpose is] to entrap, or at least, frustrate, the ‘deciphering’ reader » (Philmus, 1992, p. 170). Everett Zimmerman a quant à lui analysé la réduction des satires swiftiennes à une visée homilétique :

Les Voyages sont à la fois une satire et une analyse de Gulliver comme persona satirique, et c’est justement la prétention de Gulliver à jouer les moralisateurs et les prédicateurs qui est mise à mal : « [Swift’s] satires show that fervent enunciations of moral truths are often used for devious ends » (ibid., p. 1032). Mais c’est aussi à un commentaire méta‑satirique que se livre Swift, montrant qu’une lecture qui transforme la satire en sermon est aussi une lecture dévoyée, puisque la fiction devient fixion, immobilisation pétrifiante du texte.

Notes
4.

Voir par exemple pp. 2, 4, 11, 14, 54, 164.

5.

George A. Aitken, « Swift », Cambridge History of Literature, IX, 1912, pp. 105-106.

6.

William Wotton, A Defense of the Reflections upon Ancient and Modern Learning, In Answer to the Objections of Sir W. Temple, and Others. With Observations upon The Tale of a Tub (1705), in Tale, p. 322.

8.

Voltaire, Lettres philosophiques (1734), chap. 22, addition de 1756, ed. R. Naves, Paris, Garnier, 1964, pp. 255‑256. Voir Williams, 1970, p. 74.

9.

Faith Wotton Cartwright, « Jonathan Swift and the Psychoanalysts » Revista de la universidad de Costa Rica 39 (1974), p. 48.

10.

Voir notamment Genèse 3. 19 ; Psaumes 103. 29 et 145. 4