Le religieux dans la satire ou le discours impossible

Abordée en ces termes, la question de la satire religieuse se solde donc nécessairement par une aporie, plusieurs cas de figure pouvant se présenter. Dans certains écrits satiriques, la dimension topique est prévalante, et exclut de facto la satire religieuse de l’entreprise satirique : c’est le cas de The Drapier’s Letters ou de A Modest Proposal. Quant aux « échos » et autres « résonances » religieux éventuellement présents dans la trame du texte, leur statut, on l’a vu, est identique à celui d’autres allusions socio-historiques que peut contenir le texte. Dans une œuvre comme A Tale of a Tub, religion et institutions religieuses sont éminemment présentes, mais leur position ne diffère pas de celle réservée aux questions épistémologiques : les uns comme les autres constituent les cibles de la satire. L’Église anglicane est également présente comme norme, du moins de manière formelle, puisque A Tale est écrit afin de contrer les errements et excès du fanatisme et de la superstition (« the follies of fanaticism and superstition [are] exposed ») et de célébrer l’Église anglicane comme garante de la véritable religion (« It [A Tale of a Tub] Celebrates the Church of England as the most perfect of all others in Discipine and Doctrine; it advances no Opinion they reject, nor condemns any they receive » (Tale, p. 5).

Reste le cas de Gulliver’s Travels, où l’absence criante de religion, à la fois comme cible de la satire et comme norme, ne peut manquer de faire question. Plusieurs critiques se sont de fait interrogés sur les raisons d’un tel silence, certains invoquant des raisons négatives, tel George Falle – « Swift is disinclined to deal openly and directly in the Travels with religious questions, and such reluctance is understandable after the numerous charges of impiety that had been levelled against the Tale » (Falle 1976, p. 24) –, ou encore Arthur Case :

Edward Rosenheim offre une explication différente, mais là encore motivée par des raisons essentiellement négatives :

Certaines analyses, même si elles s’appliquent à A Tale of a Tub, peuvent être néanmoins généralisées à l’ensemble des écrits satiriques : si Peter et Jack, représentant les erreurs que sont le Puritanisme et le Catholicisme, constituent de réjouissantes victimes de la verve swiftienne, on ne peut guère dire que Martin ait droit aux faveurs littéraires de son créateur ; la description en demi-teinte, puis la disparition de Martin, personnage incarnant dans A Tale l’Église anglicane, posent en effet la question plus générale du traitement de la norme dans la satire. Bien que diverses, les interprétations d’un tel phénomène ont pourtant pour point commun d’être souvent d’ordre biographique. Melvyn New voit ainsi dans ce silence la traduction d’un positionnement philosophico‑théologique de la part de Swift :

Le choix délibéré du silence en lieu et place du discours est la seule manière d’éviter l’orgueil inhérent à tout dogmatisme. J. Russel Perkin voit quant à lui en Martin l’incarnation de la précarité du modèle face aux dangers qui l’assaillent, avec en filigrane l’affirmation de l’urgence à défendre ce modèle 12 . Les raisons invoquées par Michael DePorte sont encore plus clairement biographiques :

Mais quelle que soit leur pertinence, ces interprétations se situent en amont du texte, dans la mesure où aucune d’entre elles ne repose sur des considérations proprement textuelles ou génériques. Parmi ces lectures, il convient de distinguer celles de Charles Beaumont et de Melvyn New, dans la mesure où ce sont celles qui s’approchent le plus de telles considérations. Beaumont voit dans une telle absence un choix délibéré de la part de Swift, qu’atteste le fait, unique dans l’œuvre swiftienne, que pratiquement aucune citation biblique ne soit inscrite dans la trame textuelle de Gulliver’s Travels ; une telle absence est selon Beaumont en accord avec le caractère séculier de la persona gullivérienne (Beaumont, 1968, pp. 53‑63). Melvyn New souligne quant à lui les contradictions auxquelles le texte swiftien confronte son propre auteur lorsqu’il fait remarquer que la « validité de la révélation » (the validity of revelation) est la question que pose A Tale sans y apporter de réponse définitive :

Voir dans la contradiction entre la situation de l’homme d’Église et le satirique une « position intenable » revient pourtant une fois encore à se positionner en dehors, à côté ou en‑deçà, du texte. Or si réponse il y a, c’est, nous semble-t-il, précisément dans la nature même du texte satirique qu’il faut aller la chercher. En effet, sans aller jusqu’à affirmer, comme le fait une critique récente, que les valeurs positives qui fondent la satire s’abîment nécessairement dans le cataclysme destructeur engendré par la dénonciation satirique 14 , il importe toutefois de souligner quela logique de la dénonciation et celle de la réforme, bien qu’intimement liées dans le jeu satirique, la seconde justifiant la première, sont en réalité, comme le fait remarquer Patrick Reilly, deux catégories hétérogènes :

Plus fondamentalement encore, la logique du mode satirique implique soit la subversion de la norme qui fonde la satire, soit la relégation de celle-ci dans l’implicite du discours satirique. Dans toute satire en effet, ce sont le mal, la déviance, l’anormal qui se trouvent au centre, la norme et le bien n’étant que périphériques, voire sous‑entendus, ce que ne manque pas de rappeler Alvin Kernan : « Our definition of satire should not, I believe, turn on the presence of norms but rather on patterns of futility and grotesque shapes created by the actions of dunces who relentlessly believe that they can achieve the opposite », et qu’exprime encore plus distinctement Philip Pinkus : « Even where a moral norm exists in a satire it is not given emphasis, because that would weaken the dominant image of evil in which all satire culminates » 15 . La question de la place et du statut de la norme demeure pourtant complexe et mérite réflexion au-delà du lieu commun qui élude la question par l’affirmation que la description du vice est plus aisée et plus intéressante que celle de la vertu.

On a pu ainsi souligner à juste titre que l’affirmation et la description de la norme qui fonde la satire constituent en elles-mêmes une contradiction dans les termes, car si l’on part du principe que ces valeurs vont de soi, en faire état revient à nier ce postulat de base : « since [Swift’s] claim is that his positive standards are obvious and in the widest sense normal, restating them in detail merely concedes that they are not, whereas exposing deviations from what is assumed to be taken for granted by everyone strengthens the emphasis on the sheer unreason and perversity of vice » 16 . Par ailleurs, toute tentative d’inscription de la norme dans la trame du texte satirique constitue une contradiction rhétorique qui se solde nécessairement par une impasse. La célèbre exhortation de Martin à son frère Peter dans la Section 6 de A Tale (« But Martin [...] begged his Brother of all Love, not to damage his Coat by any Means », Tale, p. 139) est ce qui, dans l’ensemble du corpus satirique swiftien, se rapproche le plus d’une affirmation sans détour de la norme qui sous‑tend la satire. Or elle conduit droit à l’impasse, pour des raisons parfaitement analysées par Rawson :

Certaines interprétations tentent pourtant d’inscrire pour ainsi dire de force une norme dans le texte satirique. Grand absent de la conscience critique pendant près de deux cents ans, le Don Pedro de Mendez des Voyages fait un retour en force en étant soudain investi de ce rôle de norme, ainsi inscrite dans la structure du texte. Don Pedro présente de fait l’immense avantage d’être conforme à l’esprit de compromis augustéen et donc à la doxa latitudinaire, ainsi qu’à une vision optimiste de l’humanité. Pourtant, comme le souligne Alain Bony dans son ouvrage sur Gulliver’s Travels, « Qu’il ait fallu attendre deux siècles pour s’apercevoir que la clé des Voyages était dans le livre même, sous les yeux du lecteur, a quand même quelque chose de suspect, de peu convaincant » (Bony, 2002, p. 230). Certes, Don Pedro, « a very courteous and generous person » (IV, 2, 278), qui soumet Gulliver à une thérapie par la parole et le guérit ainsi de ses velléités suicidaires, apparaît « comme une incarnation non seulement du vir bonus [...], mais le type même du Bon Samaritain, et ainsi de la norme évangélique dont la satire, en dernière analyse, se réclame » ; certes, « Don Pedro est aussi un parangon moral, en tant qu’incarnation de la charité chrétienne et plus précisément de la bienveillance latitudinaire », et de surcroît « le porte-parole de la norme sociale, avec son souci de réintégrer Gulliver dans le commerce des hommes » (ibid., pp. 231‑232). Pourtant seuls des arguments hors texte – le rapprochement une fois encore du pasteur et du satirique, au nom duquel on invoque l’impossibilité pour Swift, en parfait orthodoxe anglican, de ne pas vouloir sauver Gulliver – permettent de faire de Don Pedro l’incarnation de la norme. Ce que dit le texte au contraire, c’est que le but de Don Pedro est avant tout de normaliser Gulliver afin de pouvoir lui faire réintégrer la société, et il souhaite moins guérir Gulliver que le rendre inoffensif. En d’autres termes, incapable d’entendre réellement le discours de Gulliver pour ce qu’il est, c’est-à-dire le lieu de sa folie, Don Pedro se révèle être l’exemple même de ce que ne cessent de dénoncer les Voyages, à savoir un mauvais lecteur. Et pour le lecteur, adopter Don Pedro comme incarnation de la norme revient donc à tomber dans le même travers :

Cela est d’autant plus vrai que le mode satirique implique une dialectique complexe du subversif et du normatif qui complique encore ce rapport à la norme. D’une part en effet, la satire est éminemment conservatrice en ceci qu’elle se situe du côté de la norme sociale en stigmatisant les comportements déviants par rapport aux codes régissant l’édifice social. À ce titre, le décodage des valeurs implicitement défendues ne présente théoriquement pas de difficulté majeure. La satire s’en prend à des cibles traditionnelles pour mieux défendre des valeurs qui le sont tout autant : dénonçant au moyen d’une fiction follies et travers sociaux, la satire stigmatise tous ceux qui ne respectent pas le contrat social. Elle ridiculise toute incohérence entre paroles et actes (profession et performance), que cette incohérence soit sociale (hypocrisie), ou morale (vanité). Arrivistes, vantards, (faux) dévots et coquettes constituent ainsi les cibles de prédilection de la satire. On comprend donc aisément que celle-ci ait souvent recours à diverses métaphores de la réduction : la présence marquée de la scatologie dans toute satire agit ainsi comme rappel de la dépendance de l’homme à l’égard de ses fonctions physiologiques, puissant correctif à son orgueil. D’autre part, la satire ayant traditionnellement recours à ce type d’ironie que Booth qualifie de « stable » (Booth, 1974, p. 37), dans laquelle le sens impliqué est à l’opposé du sens explicite, le décodage s’en trouve en principe facilité. Harmonie et cohésion sociales perdues ou menacées par ces éléments perturbateurs que sont précisément tous ceux qui sortent du rang constituent les normes sur lesquelles se fonde la satire. Les satiriques eux-mêmes n’ont pas manqué de mettre en avant cette dimension, qui relève alors autant de la stratégie rhétorique que de la profession de foi : est en jeu l’ethos du satirique, qui fait de ce dernier un homme mû par la révolte que lui inspire les manifestations du mal dans le monde, ethos dont le facit indignatio versum de Juvenal constitue le prototype.

Mais c’est avant tout au fonctionnement du processus comique que tient la dimension conservatrice de la satire. Si le comique naît bien souvent d’un sentiment d’incongruité, ce sentiment présuppose, certes de manière implicite et indirecte, la notion d’une harmonie préexistante ; l’incongru se définit précisément comme l’anomalie d’un comportement par rapport à cette harmonie, en fonction de laquelle la satire juge et condamne :

Efficace uniquement dans ce que les anthropologues désignent sous le nom de « shame culture », la satire condamne par la dérision toute déviance par rapport à la norme, espérant faire ainsi rentrer les brebis galeuses dans le rang : castigat ridendo mores. Ce sont donc les « follies », ces aberrations par rapport à la norme, bien plus que les vices profonds, que dénonce la satire, sa fonction étant sociale plus que morale.De ce recours à la dérision résultent deux effets antinomiques de tout passage à l’action et donc de toute subversion effective : loin d’amplifier le vice qu’il ridiculise, le comique en réduit au contraire l’importance, et ce malgré l’usage abondant que la satire fait de l’hyperbole. Si celle-ci, par définition, est amplification, elle n’a pas en revanche pour effet de magnifier le vice qu’elle entend moquer, ce qui pourrait provoquer chez le lecteur une fascination morbide et irait à l’encontre de sa visée réformatrice : « unmitigated badness remain[s] in general a figure for tragedy, melodrama, invective » (Ehrenpreis, 1968, p. 213). L’amplification satirique conduit au contraire à l’effet de déréalisation analysé par Bourdieu 18 , qui, empêchant le lecteur d’entrer dans la spirale de la fascination pour le vice, lui permet de garder une distance intellectuelle. L’effet cathartique du comique est lui aussi antinomique d’un passage effectif à l’action. Le rire que suscite l’hypocrisie d’un Tartuffe s’exclamant : « Cachez ce sein que je ne saurais voir » (Tartuffe III, 2) constitue la seule condamnation à l’endroit du faux dévot. Loin d’encourager ici l’action, le comique se substitue au contraire à elle, et les valeurs garantes de la stabilité de l’ordre social sortent renforcées de cette confrontation : par son rire, le public se range implicitement du côté de l’ordre établi. La satire joue donc ce faisant le rôle de soupape de sécurité d’une société qui s’assure par là même de son innocuité, en quoi elle peut être rapprochée de la fonction du carnaval telle que l’a analysée Bakhtine, irruption momentanée et codifiée du désordre dans une société conservatrice qui sert fondamentalement à maintenir la cohésion sociale et à renforcer l’ordre établi.

Pourtant, la fonction de dévoilement des travers et corruptions du siècle confère à la satire une dimension subversive évidente, qu’illustre bien le personnage orwellien Rutherford : « Rutherford had once been a famous caricaturist, whose brutal cartoons had helped to inflame popular opinion before and during the Revolution » 19 . Avant et pendant la Révolution : catalyseur de l’action, la satire a le pouvoir d’agir littéralement comme un appel aux armes. Arrêté et emprisonné lors des « purges » post‑révolutionnaires, Rutherford est ensuite libéré et employé à un poste honorifique : « At one time he must have been immensely strong; now his great body was sagging, sloping, bulging, falling away in every direction. He seemed to be breaking up before one’s eyes, like a mountain crumbling » (ibid., p. 80). Le satirique à qui l’on dénie tout pouvoir subversif se vide peu à peu de sa substance et s’achemine vers la mort ; s’accommodant mal de l’institutionnalisation, son discours se désagrège. Nul hasard, donc, mais bien plutôt manifestation symptomatique d’une perception de ce pouvoir subversif, dans le fait que la satire ait toujours été ressentie comme potentiellement menaçante pour la cohésion de l’édifice social, comme le rappelle à bon escient Robert C. Elliott :

Les protestations réitérées des satiriques affirmant que leurs attaques visent non les institutions mais leurs dysfonctionnements ne suffisent pas à apaiser les craintes de la société, que régit encore peu ou prou la « pensée métaphorique » analysée par Cassirer, en vertu de laquelle posséder une mèche de cheveux de l’ennemi revient à s’attribuer le contrôle de sa personne tout entière, et s’attaquer à la partie permet de s’attaquer au tout (nous y reviendrons).

L’œuvre satirique de Swift soulève de manière aiguë cette question de la norme, dans la mesure où cette dernière est particulièrement difficile à définir. Swift en effet subvertit les codes satiriques et a recours à une ironie qui repose bien moins sur l’inversion que sur l’incomplétude, puisque là où le satiriste vilipende l’hypocrisie et démasque l’imposture, Swift révèle que l’intérieur ne vaut pas mieux que l’extérieur : « Yesterday I ordered the Carcass of a Beau to be stript in my Presence; when we were all amazed to find so many unsuspected Faults under one Suit of Cloaths » (Tale, p. 173). Face à un satiriste qui se contente de dire : « Not this but something else » (Traugott, 1984, p. 147), le lecteur se trouve dans l’impossibilité de penser la norme en termes d’inversion. Par ailleurs, l’instabilité de la relation identification‑distanciation entre Swift et ses personae complique encore la question. Certains passages laissent même entendre la voix de Swift s’exprimant in propria persona, comme dans la célèbre prétérition de A Modest Proposal (PW IX, 116), où figurent toutes les solutions au problème irlandais dont on sait qu’elles étaient précisément celles invoquées par Swift.Enfin, si l’on trouve dans les satires swiftiennes des exemples d’ « ironie stable », ils se contredisent mutuellement, selon un processus que Stringfellow résume de manière éclairante. Les satires présentent en effet des affirmations ponctuelles assez souvent facilement déchiffrables, qui, en tant que telles, peuvent être qualifiées de stables, mais leur sens global est beaucoup plus difficile à définir, car ces affirmations sont souvent contradictoires entre elles : « The supposedly stable ironies often add up to a great deal of instability » (Stringfellow, 1994, p. 75). La théorie du grand biographe de Swift, Irvin Ehrenpreis, à ce sujet, repose sur l’hypothèse que de telles incohérences sont d’ordre purement rhétorique – pris dans une argumentation, Swift la mène à son terme à l’aide des arguments les plus aptes à défendre sa cause, sans se soucier de savoir si ces derniers sont en accord ou non avec son système de pensée et de croyances en général – et n’interfèrent en rien avec ses valeurs (« the general, moral outlook », Ehrenpreis, 1983, p. 462), qui transcendent les différentes prises de positions spécifiques parfois contradictoires.

Mais bien souvent, comme c’est fréquemment le cas dans la critique swiftienne, le discours glisse subrepticement de l’analyse à la prise en compte de facteurs d’ordre psychologique, et le débat autour de la norme satirique n’échappe pas à la règle. Stringfellow fait ainsi appel à une interprétation psychologique de l’ironie pour rendre compte de telles contradictions : outil rhétorique, l’ironie est aussi le lieu d’expression des peurs, désirs et ambivalences inconscients de l’auteur, l’ambivalence à l’égard de ses propres idéaux n’étant pas la moindre de ces contradictions. L’ironie devient le signe visible du refus de l’individu de s’identifier absolument avec les règles, interdictions et idéaux du Surmoi, que cette rébellion soit consciente ou non : « In other words, at the very moment when a person chooses to express himself ironically, he is exercising the ambivalent rebelliousness that precludes his full acceptance of the superego’s authority and of any of its commands – an acceptance, indeed, that in many respects the ironist may devoutly wish to force upon himself » (Stringfellow, 1994, p. 81). De sorte que la distinction entre ironie stable et instable ne tient plus, toute ironie étant par définition instable, même si l’instabilité réside moins dans l’ironie elle‑même que dans celui qui la pratique. Les contradictions que l’on trouve chez Swift ne sont donc que la traduction de cette instabilité : « The ironist pays obeisance to the very authorities, and their ideals, that he cannot help ridiculing whenever he feels himself sufficiently protected by his evanescent ironic smoke screen » (ibid.). S’appuyant sur les analyses de Roland Barthes dans S/Z, un autre critique s’inscrit dans la même logique lorsqu’il postule que la violence de l’attaque satirique est proportionnelle non au rejet des valeurs condamnées, mais à l’attirance que Swift éprouve à leur endroit ; l’attaque a pour but de créer la différence et la distance, rendue nécessaire chaque fois que la différence est menacée de disparition, ce qui requiert la mise en place de limites : « Satire, then, would be that literary form that works to convert an ambiguous relation of identification and division into one of pure division » (Bogel, 1995, p. 46). Ces hypothèses ont pour elles la séduction de la cohérence, en offrant une lecture totalisante qui rend compte à la fois du texte et du « cas » Swift : bien plus qu’un simple outil rhétorique, l’ironie serait ainsi un moyen pour Swift d’exorciser démons, doute et révolte.

Face à de telles interprétations qui, en dépit de l’intérêt qu’elles présentent, se situent hors texte, il convient de recentrer le débat autour du fonctionnement du texte satirique, et de souligner que l’absence d’expression directe de valeurs est inhérente à la satire, qui s’exprime par des voies détournées et se caractérise par ce que Wayne Booth nomme « l’habitude de la rhétorique négative » (« the habit of negative rhetoric in which affirming and denying are rhetorically interchangeable») 20 : la satire se constitue avant tout autour des cibles qu’elle attaque. Toutefois, si, par définition, les valeurs que défend implicitement la satire en s’attaquant à tout ce qui les menace n’apparaissent pas directement dans la satire, par définition également, elles constituent nécessairement l’arrière‑plan et la raison d’être de la satire : « The context [of satire] is determined by the social, political, religious, and intellectual realities of time and place, enunciated or tacit, challenged or accepted, but still operative in the milieu » (Starkman, 1989, p. 37). Mais il est essentiel, comme le rappelle à juste titre Robert C. Elliott, d’éviter la confusion entre l’affirmation indiscutable que des valeurs morales ou éthiques sous‑tendent la satire et l’illusion que de telles valeurs peuvent être identifiées de manière irréfutable :

Ainsi la place de la norme demeure-t-elle en creux, comme une évidence, mais quasi absente de l’espace discursif. Ni système philosophique ni doctrine religieuse, la satire ne procède pas en élaborant systèmes ou dogmes, que précisément bien souvent elle récuse, mais par prétérition et indirection, désordre et foisonnement faisant partie intégrante de sa nature.

Notes
12.

C’est la théorie qu’il développe de manière convaincante dans « Religion, Language, and Society: Swift’s Anglican Writings », English Studies in Canada 15.1 (March 1989), pp. 21-34.

14.

« The satirist’s often obsessive commitment to a rigorous logic of exposure [...] is not identifiable with reform, and may indeed stymie any positive impact by drawing into the web of scandal the very conditions of satire’s own possibility », Erin Mackie, « The Culture Market, The Marriage Market, and the Exchange of Language: Swift and the Progress of Desire », in Connery and Combe, 1995, p. 173.

15.

Satire Newsletter 1. 3 (Fall 1964) 13 ; 21 ; ce numéro de l’éphémère périodique est en fait un numéro spécial consacré à cette seule question de la norme satirique ; les auteurs, parmi lesquels se trouvaient les plus grands noms de la théorie de la satire (Elliott, Kernan, Rosenheim,Frye, etc.) devaient apporter leur réponse à la question suivante : « Are norms, moral or other, necessary in satire ? ».

16.

Claude Rawson, « The Character of Swift’s Satire: Reflections on Swift, Johnson, and Human Restlessness », in Claude Rawson, 1983, p. 72.

18.

« L’exagération littéraire risque toujours de s’anéantir elle-même en se déréalisant par son excès même », in Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 102.

19.

George Orwell, Nineteen Eighty-Four (1949), Harmondsworth, Penguin Books, 1987, pp. 79-80.

20.

Wayne Booth, Modern Dogma and the Rhetoric of Assent, Notre Dame, Notre Dame U.P., 1974, pp. 129sq.