Une telle aporie critique nous conduit à envisager la question des liens entre satire et religion dans les écrits swiftiens à un autre niveau, le double niveau de l’imbrication des postures homilétique et satirique dans certains pamphlets sur la religion, et du recours à une persona dans les sermons. La définition que Swift donnait de lui-même, pasteur-soldat ralliant ses troupes – « [I look upon myself,] in the Capacity of a Clergyman, to be one appointed by Providence for defending a Post assigned me, and for gaining over as many Enemies as I can » (PW IX, 262) – rend bien compte de la dimension profondément militante et donc polémique de son œuvre tout entière, sans distinctions génériques. Nous postulons donc que cette œuvre gagne à être envisagée dans sa globalité, et ce pour deux raisons. Comme nous le verrons plus en détail, les textes swiftiens s’inscrivent dans une tradition remontant à la Restauration, selon laquelle littérature, religion et politique se situent dans un même continuum qui définit le climat moral de la société : « Satire, irony and invective arose from a setting in which language, politics, religion and history were not separate activities but one activity, taking these several forms » (Donoghue, 1971, p. 26). Il nous semble par ailleurs qu’au‑delà de considérations d’ordre générique, le positionnement rhétorique swiftien est toujours similaire : même dans les écrits supposés « directs », l’énonciation résulte toujours d’une part de l’association d’une expression in propria persona et d’une persona, d’autre part de l’enchevêtrement, à des degrés divers, et selon des modalités différentes, des postures homilétique et satirique.
Or, si la question de l’alliance dans les écrits, la vie et la carrière de Swift de la posture de l’ecclésiastique et de celle du satirique, du preacher et du jester 22 a déjà été abordée – Irvin Ehrenpreis en faisant même la principale caractéristique de la vie et de l’œuvre de Swift lorsqu’il affirme : « [Swift’s] entire career can be described as the partnership of a clown and a preacher » (Ehrenpreis, 1967, p. 217) –, aucun critique ne s’est à notre connaissance intéressé aux conséquences rhétoriques et stylistiques d’une telle imbrication, même lorsque cette question se trouve a priori au cœur de l’analyse. Ainsi de l’ouvrage de Peter Steele : partant du principe que les postures homilétique et satirique sont d’égale importance chez Swift – « He is, famously, a preacher in various causes, and in various spirits: but he is, as crucially, a jester, and that over as wide an array of events and moods » –, Steele entreprend d’analyser l’entremêlement de ces deux postures au cœur d’un certain nombre de « motifs dominants dans les écrits » (dominant motifs in the writings) : « those of fools, of acting, of play, and of the grotesque » (Steele, 1978, p. 7, p. 11). Dans les faits, cependant, la place réservée à l’analyse effective de l’enchevêtrement de ces deux postures est réduite à la portion congrue et cède le plus souvent la place à une analyse des thèmes mis en avant par Steele. Dans un article consacré spécifiquement à cette même question, George Falle prend comme point de départ le célèbre vers swiftien « He reconcil’d Divinity and Wit » (« The Author Upon Himself », 1714, vers 12) afin de montrer à quel point l’œuvre swiftienne illustre cette profession de foi. La démarche choisie est pourtant assez schématique puisque Falle recense les exemples de « wit » dans les sermons et, inversement, les citations religieuses dans les textes satiriques, entreprise qui tourne court puisque force est à l’auteur de reconnaître que de tels exemples sont rares dans les deux cas : « In the sermons there is the occasional moment when one hears the voice of the witty and ironic Dean, if not in its most resonant intensity » ; et par ailleurs :
Il nous semble que l’enchevêtrement systématique et parfois difficilement démêlable des voix satirique et homilétique mérite une analyse plus détaillée et abordée en des termes quelque peu différents.
Les termes reprennent ceux du titre de l’ouvrage bien connu de Peter Steele : Jonathan Swift: Preacher and Jester, Oxford, Clarendon Press, 1978.