Le corpus

Ont été retenus d’abord An Argument Against Abolishing Christianity (1711), A Project for the Advancement of Religion (1709) et The Sentiments of a Church-of-England Man, With Respect to Religion and Government (1708) 23 . L’association de ces trois textes se situe en marge de la doxa critique, puisque pour bon nombre de critiques, les écrits que nous désignons au moyen de l’expression « écrits sur la religion » sont à inscrire dans deux catégories distinctes : les écrits ironiques et satiriques d’une part, et ceux qui expriment sans détour les opinions de Swift d’autre part, ceux dans lesquels on ne trouve que, selon l’expression de Johnson, « le simple poids des faits » 24 . Tel est le cas, pour ne prendre que deux exemples, de J. A. Downie et de Warren Montag. Downie estime ainsi que des textes comme The Sentiments ou A Project ne présentent aucune ambiguïté :

Montag va plus loin, puisqu’il oppose la réussite et la complexité des œuvres satiriques à l’échec d’écrits comme The Sentiments ou A Project, échec qui tient précisément selon lui au caractère direct de ces derniers :

Les raisons qui nous ont conduite à associer malgré tout ces trois textes sont de deux ordres : historique d’abord, puisque ces écrits ont tous trois vraisemblablement été rédigés au cours de l’été 1708 (PW II, xv) ; littéraire surtout, car ces textes constituent selon nous un corpus intermédiaire du fait du positionnement rhétorique de Swift, qui n’est ni clairement celui du satirique, ni pourtant celui du prédicateur. Ce sont les écrits dans lesquels les voix satirique et homilétique se mêlent le plus intimement puisque, comme nous le montrerons, l’enchevêtrement des postures homilétique et satirique se cristallise en un jeu extrêmement complexe autour de la modération, que nous qualifierons d’écriture de la via media.

Les sermons swiftiens constituent la seconde partie de notre corpus. Ceux‑ci ont peu attiré l’attention de la critique, désintérêt auquel nous voyons trois raisons essentielles. Au premier rang de celles‑ci se trouve la pauvreté du corpus homilétique swiftien. Onze sermons seulement demeurent parmi toutes les homélies prêchées par Swift car, si les éditions des œuvres complètes du doyen comptent douze sermons, l’un d’entre eux, « The Difficulty of Knowing One’s Self », est vraisemblablement apocryphe 25 . La datation de ces sermons est quant à elle incertaine, même si l’on peut vraisemblablement supposer qu’ils ont été rédigés entre 1717 et 1726, période durant laquelle Swift occupa le siège de Doyen de la cathédrale Saint­‑Patrick de Dublin. Souhaitant rendre apparente la cohérence interne des sermons swiftiens, Louis Landa propose une « classification approximative mais utile » (a rough but serviceable classification) et les regroupe sous quatre têtes de chapitre : « On the Trinity », « Upon the Excellence of Christianity » et « On the Testimony of Conscience » constituent une première catégorie en ceci qu’ils traitent tous trois de la doctrine chrétienne ; « On Brotherly Love », « On False Witness » et « Upon the Martyrdom of King Charles I » d’une part, « On Mutual Subjection » et « On the Poor Man’s Contentment » d’autre part, sont de nature respectivement politique et sociale. « On Doing Good » et « On the Causes of the Wretched Conditions of Ireland » traitent de questions spécifiques à l’Irlande, tandis enfin que « Upon Sleeping in Church » constitue à lui seul une catégorie à part en raison de sa nature méta-textuelle : la question des comportements irrespectueux à l’Église sert de point de départ à une réflexion sur les artes praedicandi. Sans remettre en cause la validité d’une telle taxinomie thématique, nous verrons cependant que l’ensemble du corpus homilétique se caractérise par une rhétorique propre.

Les déclarations de Swift sur le versant homilétique de son œuvre ont par ailleurs souvent servi de justification au désintérêt de la critique. Voici en effet la manière dont Swift décrit ses sermons à son successeur à Kilroot, le révérend John Winder :

Ou encore, de façon plus humoristique mais radicale, dans « The Life and Character of Dean Swift » :

Prendre de tels propos à la lettre nous semble relever davantage de la pétition de principe permettant de confirmer le présupposé du peu d’intérêt que présentent les textes homilétiques swiftiens, que d’un authentique désir d’analyse. Rien n’autorise en effet à leur accorder plus de valeur critique qu’à la « Lettre de Gulliver à son Cousin Sympson », parergon de Gulliver’s Travels dans lequel Gulliver proteste énergiquement contre les modifications et mutilations que l’éditeur Motte a fait subir à son texte : sans nier ou minimiser la différence de nature entre les deux textes, il nous semble toutefois que ceux‑ci participent tous deux du jeu du secret et de la stratégie de dénégation dont Swift est coutumier depuis la parution de A Tale of a Tub.

À ces raisons s’ajoute l’établissement progressif d’une doxa critique en la matière selon laquelle l’intérêt rhétorique des sermons swiftiens est minime. Le responsable de l’édition moderne des sermons de Swift, Louis Landa, est paradoxalement à l’origine d’une telle vision, puisqu’il affirme dans son introduction :

Les critiques ultérieurs se réfèrent tous plus ou moins explicitement et substantiellement à cette appréciation pour souligner le peu d’intérêt rhétorique et littéraire que présentent les sermons swiftiens, cités dès lors simplement à titre d’illustration des opinions théologiques, voire politiques, du doyen de Saint-Patrick. Or il nous semble au contraire que l’apparente simplicité des sermons swiftiens est trompeuse, en ceci qu’elle dissimule un soigneux travail rhétorique.

Entre ces deux sous‑ensembles du corpus swiftien, il faudra nous attarder sur A Tale of a Tub, œuvre aussi fascinante que hors normes, dans laquelle l’association entre satire et homilétique est mise en évidence sans le moindre souci de cohérence énonciative ou narrative. La part du texte qui concerne directement les questions de doctrine religieuse, l’allégorie des trois frères, qui retrace les querelles des deux derniers siècles depuis la Réforme, ne constitue qu’à peine le quart de l’ouvrage, moins encore si l’on tient compte de The Battle of the Books et de The Mechanical Operation of the Spirit qui lui sont rattachés. Mais on verra comment les jeux textuels et le parti pris « moderne » de désagrégation narrative produisent aussi leurs effets sur l’allégorie religieuse, sous la plume du « Hack », la persona sans doute la plus inventive et imprévisible de toute l’œuvre de Swift.

Notes
23.

Lorsqu’ils seront mentionnés séparément, ces textes seront désormais simplement désignés sous les titres de An Argument, A Project et The Sentiments ; afin d’éviter d’inutiles lourdeurs stylistiques, leur évocation collective se fera, faute d’une meilleure formulation, au moyen de l’expression « écrits sur la religion ».

24.

Samuel Johnson décrivait ainsi The Conduct of the Allies : « [it] operates by the mere weight of fact, with very little assistance from the hand that produced them », in Lives of the Poets, ed. G.B. Hill, Oxford, Clarendon Press, 1905, paragraphe 48, p. 19.

25.

Voir Louis Landa, « Introduction to the sermons », PW IX, 103 ; malgré ces doutes sur l’authenticité de ce sermon, la tradition l’a de tous temps attribué à Swift, comme en témoigne par exemple la référence qu’y fait Sterne dans son propre sermon « Self-Knowledge ».