Entre référentialité et fictionnalité : méthodologie

Notre travail ne saurait se dispenser de l’histoire des idées, d’une part en raison du corpus retenu, mais surtout, plus fondamentalement, en raison de la conception du mode satirique qui est la nôtre. Une approche diachronique de la théorie de la satire fait ressortir l’opposition sur le terrain critique de l’école de Yale à celle de Chicago, opposition qui remonte aux années 1960 mais a durablement marqué l’histoire de la critique. Les tenants de l’école de Yale, essentiellement représentés par Maynard Mack, Ronald Paulson et Alvin Kernan, ont inauguré la première poétique de la satire : la satire est une fiction constituée d’une persona, masque du satirique, d’une intrigue (plot, d’où le titre de l’ouvrage de Kernan 26 ), de tropes qui se développent en récit selon une imagerie et une esthétique propres. Cette conception rhétorique est contestée par les théoriciens de l’école de Chicago, qui définissent la satire avant tout par son ancrage référentiel, comme le résume la célèbre formule d’Edward Rosenheim : « [satire] consists of an attack by means of a manifest fiction upon discernible historical particulars » (Rosenheim, 1963, p. 31).

Notre étude combine ces deux théories, en ceci que nous privilégions l’analyse du fonctionnement textuel de la satire tout en y inscrivant les déterminismes historiques qui président à toute élaboration textuelle. Il est à remarquer qu’une telle approche se situe en marge du courant dominant actuellement dans l’analyse de la satire, à savoir la critique post‑structuraliste américaine. Le titre de l’ouvrage publié à la fin des années 1980 par Felicity Nussbaum et Laura Brown, The New Eighteenth Century. Theory, Politics, English Literature, est révélateur d’un désir d’infléchir la théorie de la satire, tout comme l’est la définition que les éditrices donnent de leur démarche :

Récusant l’hégémonie de tout discours, qu’il soit politique ou critique, les théoriciens du « New Historicism » dans la filiation desquels s’inscrivent Felicity Nussbaum et Laura Brown, décentrent les textes en les rattachant à d’autres disciplines intellectuelles comme la philosophie, la sémiologie ou encore la sociologie : « If previous historicist models assumed the unity and integrity of the dominant ideologies of the past, new historicism reads historical texts for gaps, fissures, and possibilities of incompletely articulated but emerging counterideologies » (ibid., p. 20). Toute autre approche est qualifiée de « réactionnaire », en ceci qu’elle témoigne d’un refus de modifier le statu quo critique et d’intégrer une réflexion théorique à l’étude des textes, tendance particulièrement marquée, selon les éditrices, dans les études dix‑huitièmistes. Un tel présupposé nous semble avoir une valeur plus idéologique que critique, et nous souhaitons montrer ici qu’une interprétation moins exclusive de la satire n’est nullement motivée par un évitement de la théorie ou un tempérament réactionnaire, mais par un désir de résister à ce que Howard Weinbrot nommait très justement la « balkanisation des études littéraires » (Weinbrot, 1985, p. 709), et ce en associant une réflexion d’ordre théorique à une analyse détaillée des textes constituant notre corpus.

Trois grands ensemblesordonnent les lignes de notre réflexion : nous analyserons dans un premier temps l’enjeu central que constitue pour la société du dix‑huitième siècle l’enchevêtrement du littéraire et du religieux, comme préambule nécessaire à une étude de la spécificité de Swift en la matière. Cet enchevêtrement n’est nulle part plus apparent dans le grand projet du tournant du siècle, la réforme des mœurs publiques ; car si sermons et « Sociétés pour la Réforme des Mœurs » sont évidemment particulièrement actifs dans cette entreprise, satires et essais périodiques ne le sont pas moins, qui, chacun à leur manière et selon des présupposés bien différents, mènent leur projet de réforme morale avec les armes de la dérision et du wit. Ce sera l’objet de notre première partie. De ce combat, Swift est particulièrement représentatif, comme le révèle une analyse des liens étroits qu’entretiennent modes satirique et homilétique dans son œuvre, analyse menée en deux temps, recouvrant chacune des deux parties suivantes. L’enjeu d’écrits tels que An Argument Against Abolishing Christianity, A Project for the Advancement of Religion et The Sentiments of a Church‑of‑England Man, With Respect to Religion and Government réside précisément selon nous dans l’enchevêtrement des modes satirique et homilétique, dans la co-présence des positions de prédicateur et de satirique et les avantages rhétoriques qu’offre cette mixité. Après une analyse approfondie de cette stratégie dans A Tale of a Tub, sera alors étudiée la manière dont les postures satirique et homilétique s’entremêlent dans les sermons swiftiens : s’il ne s’agit évidemment pas de remettre en cause le positionnement homilétique qui prévaut au travail d’écriture des sermons, il convient en revanche de montrer qu’un tel positionnement n’est pas exclusif d’un recours à l’indirection et à une persona, c’est‑à‑dire à des stratégies rhétoriques semblables à celles que l’on trouve dans les écrits satiriques.

Notes
26.

Alvin Kernan, The Plot of Satire, New Haven, Yale UP, 1965.