Première partie. « SHALL RAILERS INHERIT THE KINGDOM OF GOD? »

Introduction

L’objet de cette partie est de montrer l’enchevêtrement du satirique, et plus largement du littéraire, et du religieux dans le contexte de l’époque, comme préambule nécessaire à une analyse des liens étroits qu’entretiennent les modes satirique et homilétique dans l’œuvre de Swift. Satires et sermons swiftiens ont en effet le plus souvent été traités comme deux ensembles distincts, alors que l’analyse du contexte de l’époque révèle les liens quasi « incestueux » (Nokes, 1987, p. 3) qu’entretiennent les champs littéraire, religieux, politique et social, ainsi que la place centrale de la religion dans tous les domaines. Pour Swift et ses contemporains, la littérature 27 fait ainsi partie intégrante d’une constellation bien plus vaste englobant également religion et politique, les trois domaines se situant dans un même continuum qui définit le climat moral de la société.

Or le dix-huitième siècle naissant se caractérise par un sentiment généralisé de déclin des mœurs : l’émergence dans la seconde moitié du dix-septième siècle des mouvements de piété laïque d’une part, la parution à l’orée du siècle suivant de A Tale of a Tub d’autre part, réflexion en action sur la « modernité » et les divers solécismes (moral, religieux, politique) qui la caractérisent, ne doivent rien au hasard et illustrent bien plutôt le fait que le sentiment de la décadence du siècle, « [with its] too obvious corruption of manners, and visible decay of vertue and Goodness amongst us » 28 trouve des échos de tous côtés et dans tous les domaines. La formule des « High Churchmen », qui rédigent une Representation of the Present State of Religion en vue du synode de 1711, résume le sentiment général du clergé anglican : « we cannot without unspeakable grief reflect on that deluge of impiety and licentiousness which hath broken in upon us and overspread the face of this church and kingdom » 29 . À cela s’ajoute le traumatisme de la « Glorieuse Révolution » qui ébranle bon nombre de certitudes tenues jusque là pour acquises. La réforme des mœurs publiques devient donc la grande entreprise du siècle, visant à compléter la « Glorieuse Révolution » par une révolution culturelle et morale, à telle enseigne que l’expression de « réforme des mœurs » naît bien avant les sociétés du même nom. Il s'agit moins de construire le monde que de l’aménager et de l’assainir en façonnant les mentalités – Steele le formule de manière très explicite dans le premier numéro du Tatler lorsqu’il affirme « it is both a Charitable and Necessary Work to offer something, whereby such worthy and well-affected Members of the Commonwealth may be instructed, after their Reading, what to think ». Sermons, « Sociétés pour la Réforme des Mœurs » 30 , mais aussi périodiques et satires constituent les modalités d’un tel aménagement.

L’enjeu de cette première partie de notre travail consiste donc à analyser de quelle manière sermons et SRM d’une part, productions politico‑littéraires d’autre part, celles‑ci prenant essentiellement la forme d’essais périodiques et d’écrits satiriques, mettent en œuvre leur visée morale et didactique et trouvent leur spécificité sur le terrain de la réforme morale : comment, à partir d’un fonds idéologique commun, comprenant notamment la lutte contre le relativisme contemporain et le déclin de l’Église, et du postulat partagé de la possibilité d’une réforme morale ­­– reposant entre autres sur l’idée que l’exemple, bon ou mauvais, est contagieux, et se diffuse horizontalement et verticalement –, chaque medium définit son champ d’application, ses modalités d’action et ses stratégies ; comment aussi, partant de ces présupposés communs, chaque genre est amené à se redéterminer en fonction des autres. Qu’est‑ce qu’un genre autorise à dire qu’un autre genre ne permet pas, c’est ce qu’une œuvre comme celle de Swift, auteur à la fois de satires, d’essais périodiques, de pamphlets et de sermons, amène à se demander.

Dans ce contexte, poser la question de la place et du rôle du rire, du « wit », dans cette entreprise de réforme morale, n’a rien d’arbitraire puisqu’une telle interrogation est au contraire au cœur du débat, dans la mesure où, si tous les protagonistes s’accordent sur la nécessité d’une réforme des mœurs, ils sont en revanche partagés quant à l’idée d’une instrumentalisation du rire à des fins morales. La littérature de l’époque s’inscrivant dans une idéologie qui postule la fonction sociale et morale de tout art, elle ne se conçoit pas sans finalité didactique, et continue donc à éprouver le besoin de justifier, fût‑ce de manière de plus en plus formelle, le plaisir qu’elle procure par une finalité opératoire. La satire se justifie ainsi aux yeux de ceux qui la pratiquent en ceci qu’elle est l’incarnation même de la théorie du dulce et utile horacien.La question de la place du rire dans la société est donc une une question centrale dans la première moitié du dix-huitième siècle, car le rire a toujours besoin d’une caution morale pour avoir droit de cité et légitimer sa visibilité. Encore s’agit-il de voir si cette caution morale est suffisante pour réhabiliter le rire :

Notes
27.

Parler de « littérature » en rapport avec le dix-huitième siècle constitue en un sens un anachronisme, puisque le terme désigne une notion post‑swiftienne ; le terme est pourtant par ailleurs légitime, dans la mesure où Swift et toute son époque peuvent se référer à vaste un corpus de textes littéraires. La question de la légitimité d’une terminologie moderne appliquée au dix-huitième siècle est abordée par Alain Bony dans sa réflexion sur Swift et la « philosophie » et ses remarques s’appliquent également à la littérature : « La distinction [entre théologie et philosophie] peut paraître arbitraire, ou en tout cas anachronique, et elle l’est dans une certaine mesure : est-il licite, et possible […] de distinguer philosophie et théologie ? […] Plus généralement, est-il légitime d’appliquer à Swift la grille de lecture d’une discipline qui à son époque n’existe pas en tant que telle […] ? Comme discipline moderne et autonome, universitairement reconnue et enseignée, la philosophie est née après Swift, dans la seconde moitié du siècle […]. Mais la « littérature », dont tout le monde convient que Swift relève, est elle aussi une notion post-swiftienne, née à peu près en même temps que la « philosophie », précisément […]. Ces dissociations disciplinaires ultérieures ne rendent pas plus illégitime de parler de philosophie que de littérature à propos de Swift », Alain Bony, « Swift et la "philosophie" », communication donnée le 24 mars 2003 dans le cadre du séminaire dirigé par Frédéric Ogée, Institut Charles V, Université Paris VII. À paraître.

28.

Nathaniel Ellison, The Magistrate’s Obligation to Punish Vice, 1700, p 28, in Rupp, 1986, p. 392.

29.

A Representation of the Present State of Religion, p. 000 [sic], ibid., p. 295.

30.

L’expression est bien entendu la traduction directe de l’anglais « Societies for the Reformation of Manners », lesquelles seront désormais désignées par l’abréviation « SRM ».