Homilétique anglicane et théologie

Nous nous intéresserons ici exclusivement à l’homilétique anglicane car si l’Anglicanisme n’est pas la seule religion existant en Angleterre, elle est pourtant centrale dans la définition de l’anglicité, ce qui explique également que l’homilétique anglicane du dix‑huitième siècle se fasse bien souvent, comme nous le verrons, le véhicule d’opinions politiques. Protestantisme et Anglicanisme sont inséparables du sentiment d’identité nationale, comme le rappelle Linda Colley dans l’ouvrage qu’elle consacre à l’émergence du sentiment d’identité nationale en Grande‑Bretagne :

Le contexte de l’Angleterre du dix-huitième siècle confère à l’homilétique anglicane sa coloration particulière. Si tout sermon est par définition prescriptif et son champ d’abord théologique, le sermon s’intéressant avant tout au vice privé et non aux conséquences publiques de celui‑ci, les dimensions morale et sociale sont particulièrement marquées dans le sermon anglican, faisant de celui‑ci un instrument parfaitement adapté à l’entreprise de moralisation et de réforme des mœurs qui parcourt le siècle. Au sein de l’Eglise apostolique des débuts, la prédication remplit les trois fonctions de proclamation du Christianisme, destinée à un public non chrétien, d’instruction des nouveaux convertis, et enfin de confirmation de l’enseignement dispensé aux baptisés. Si le sermon prophétique est destiné à toucher le cœur des paroissiens afin de les encourager à réexaminer leur relation à Dieu, l’enseignement de la doctrine s’adresse à leur intellect, tandis que la dimension prescriptive est essentielle si le sermon consiste en un examen de questions éthiques. On retrouve certes dans le sermon anglican la trace de ces trois fonctions, mais la fonction prophétique est toutefois secondaire au regard du rattachement de l’homélie au genre épidictique, dans le sens où celle‑ci permet la communion autour de valeurs communes, au regard surtout de la fonction d’instruction du sermon, que ce soit sur des points doctrinaux ou d’éthique. Il faut souligner à cet égard que l’importance liturgique du sermon est dans le rite anglican bien moindre que dans le calvinisme, puisque la prédication intervient juste après « préparation » et avant la « consécration », point culminant de la liturgie.

Cet accent mis sur les notions de confirmation et d’instruction explique partiellement la tonalité des sermons anglicans du dix-huitième siècle, qui privilégient la dimension prescriptive : les vérités scripturaires sont appliquées au lien social et institutionnel, et le sermon se voit investi d’une fonction séculière qui n’a rien à envier à la dimension religieuse : « The main business of Religion is a good and holy life; and our main design should be to promote that » (Glanvill, 1678, p. 28). Le sermon peut même prendre la forme de simple information ou d’exhortation d’ordre strictement pragmatique, consistant alors en une demande d’argent pour la construction d’hôpitaux, d’églises ou à destination d’organisations caritatives, à telle enseigne qu’une telle pratique a donné lieu à un sous‑genre spécifique, celui des « charity sermons ».En outre, la dimension institutionnelle est souvent très marquée, non comme le pendant légitime de la fonction religieuse, mais comme une fin en soi : la Restoration et les « Revolution Settlements » ayant mis en place des structures de l’Église considérées comme définitives, on assiste à une confiscation du débat théologique, doctrinal et liturgique de la part du clergé anglican, qui se sent légitimé à s’exprimer sur tous les sujets de société, comme en attestent, pour ne citer que l’exemple le plus évident, tous les sermons commémoratifs sur le « martyre » de Charles Ier.

Affirmer que la théologie occupe dans l’homilétique anglicane une place somme toute peu marquée pourrait passer pour une simple provocation ; il s’agit pourtant d’une réalité correspondant à un positionnement réfléchi et historiquement explicable.

L’Anglicanisme participe de ce mouvement de remise en cause épistémologique et herméneutique qu’entraîne la Réforme. Bien au‑delà de son rôle de contestation de l’Église catholique, la Réforme soulève en effet la question centrale du critère de vérité, notamment en matière religieuse. Et l’Anglicanisme va trouver ses fondements théoriques dans cette branche particulière du scepticisme qu’analyse Richard H. Popkin et qu’il nomme « fidéisme sceptique »: la suspension du jugement rendue nécessaire par l’absence de preuves suffisantes n’est pas incompatible avec le maintien de certaines croyances, qui n’ont pas valeur de vérités épistémologiques mais précisément de croyances. Le Français Martin Mersenne est le premier à élaborer une théorie conciliant la notion de doute quant à tout savoir quel qu’il soit, et la possibilité d’une connaissance de moindre portée reposant sur des vérités probables concernant les apparences :

Moyen terme constructif, une telle position permet d’éviter les écueils du dogmatisme et du scepticisme absolu. Ce moyen terme passe aussi par une distinction marquée entre le scepticisme concernant la raison et le scepticisme religieux :

La reprise de tels arguments par le théologien anglican Chillingworth permet de contrer la prétendue infaillibilité du Catholicisme : le constat que le type de savoir infaillible qu’exigent les Catholiques est impossible à atteindre ne doit pas conduire à renoncer à la religion et à douter de tout, mais à accepter un degré inférieur de certitude comme preuve, la certitude morale. Ce faisant, Chillingworth ouvre la voie à la tradition anglicane de pragmatisme et donne ses lettres de noblesse à l’irénisme anglican, dont un silence qui confine parfois à l’ataraxie quant aux grandes questions doctrinales, est la traduction rhétorique et que résume parfaitement la réplique du théologien Chillinworth à un adversaire jésuite : « So that those places, which contain things necessary, and wherein errors were dangerous, need no infallible interpreter, because they are plain; and those that are obscure need none, because they contain not things necessary, neither is error in them dangerous » 31 . Le rejet des métaphores élaborées des Puritains est la seconde caractéristique principale de l’homilétique anglicane du dix‑huitième siècle, rejet que fondent les arguments de l’inadéquation de la métaphore au langage religieux, ainsi que l’instabilité sémantique de celle‑ci, ferment de division sociale 32 .

La Réforme et la remise en cause épistémologique qu’elle suscite ne suffisent pourtant pas à expliquer un tel silence sur les grandes questions doctrinales, dans la mesure où ce silence, s’il constitue une caractéristique centrale de l’homilétique anglicane, n’est pas celui du protestantisme en général. Reflet d’une difficulté rhétorique majeure de la religion dont Swift est le représentant, il est la traduction de ce qu’il faut bien appeler l’aporie centrale de l’Anglicanisme et qu’exprime implicitement la définition de cette branche du Protestantisme donnée par William Pitt en 1773 : « a Calvinistic Creed, a Popish Liturgy and Arminian Clergy » (in Sambrook, 1986, p. 36). De fait, la célèbre via media est avant tout perpétuelle oscillation entre ce que l’Anglicanisme récuse comme des extrêmes, « that virtuous mediocrity which our Church observes between the meretricious gaudiness of the Church of Rome and the squalid sluttery of fanatic conventicles » (Patrick, 1662, p. 7). Si le Catholicisme met indûment l’accent sur la notion de rachat par les œuvres, négligeant de ce fait la dimension spirituelle de la foi, les Protestants dissidents ont quant à eux le tort d’accorder une importance démesurée à la seule expérience spirituelle intérieure, trop subjective. L’admirable irénisme caractéristique de l’Anglicanisme repose sur un équilibre théorique et théologique précaire. Sa défense d’une foi rationnelle mais dans laquelle la raison n’est rien sans la religion vise à éviter le double écueil de l’athéisme scientifique incarné par Hobbes et du Socinianisme, c’est‑à‑dire le rejet de la Trinité et du caractère divin de Jésus 33  : « Unto the word of God, we […] add reason […] as a necessary instrument, without which we could not reap by the Scripture’s perfection that fruit and benefit which it yieldeth » 34 . Mais cette alliance de la foi et de la raison n’est pas sans danger. L’insistance sur la rationalité humaine et sur la capacité de l’homme à faire preuve de discernement ne doit pas conduire l’Église anglicane à faire de l’homme un être intrinsèquement bon sous peine de devoir remettre en cause la chute d’Adam, et donc la nécessité de la rédemption : elle tend vers un idéal précaire qui, selon la formule de Spellman, se caractérise de la manière suivante : « the claims of reason neither compromised the work of the Redeemer nor released humanity from the crippling consequences of Adam’s sinful disobedience » (Spellman, 1993, p. 32).

Parler de « piété » anglicane n’est donc certes pas une contradiction dans les termes, à condition toutefois de comprendre qu’il s’agit d’une piété présentant de « sérieuses limites » (serious limitations) : « It was, perhaps above all, a piety that had digested Revelation into Reason, and consequently took little interest in Christian Doctrine except as a support for Christian ethics » (Smyth, 1940, p.158). Les excès des « enthousiastes » sont remplacés par un appel à la raison et au bon sens, changement de paradigme dans lequel les « latitudinaires » jouent un rôle essentiel. Le terme de « latitudinarisme » lui-même n’est pas sans poser de difficulté de définition, en raison de la diversité des contextes dans lesquels il a été employé : « from a synonym for religious moderation […] to a derisive sobriquet in the hands of embittered Nonconformists, High Churchmen, and Non‑Jurors, to a convenient but indeterminate historical description of the entire eighteenth‑century Anglican establishment » (Spellman, 1993, p. 1). Il est néanmoins possible de circonscrire la réalité que recouvre le terme au dix-huitième siècle, essentiellement grâce au tract rédigé par l’Anglican de Cambridge Simon Patrick, intitulé A Brief Account of the New Sect of Latitude‑Men et publié en 1662 ; c’est ce tract qui est à l’origine de la popularité du terme et de son acception comme dénomination du mouvement d’ecclésiastiques anglicans modérés, ayant fait leurs études à Cambridge dans la seconde moitié du dix-septième siècle. Les « hommes de latitude » (men of latitude) se caractérisent d’un point de vue théologique par une orientation héritée de l’augustinisme médiéval et d’un point de vue ecclésiologique par une résistance constante à l’esprit de persécution qui habite l’Église anglicane de la seconde moitié du dix‑septième siècle : l’Église doit s’efforcer de ressembler à la Cité de Dieu et travailler à imiter l’esprit de paix qui anime l’au‑delà. C’est dans cette perspective que s’inscrit l’importance centrale réservée par le latitudinarisme à la raison, accent qui s’oppose aux arguties théologiques des Puritains et doit permettre de remporter l’adhésion du plus grand nombre : « [There is no point in divinity] where that which is most ancient doth not prove the most rational, and the most rational the ancientest; for there is an eternal consanguinity between all verity » (Patrick, 1662, pp. 10‑11). Les Laws of Ecclesiastical Polity de Richard Hooker, dont l’influence va croissante au cours du siècle, constituent l’effort le plus marqué de réconcilier Révélation et raison. Les « lois » auxquelles fait référence le titre de l’ouvrage de Hooker vont de la loi qui gouverne la nature divine à celle qui dirige la vie des hommes, la loi de la raison ; si la nature déchue de l’homme ne lui permet d’avoir de la loi divine qu’une connaissance partielle et imparfaite – « The book of this law we are neither able nor worthy to open and look into. That little thereof which we darkly apprehend we admire, the rest with religious ignorance we humbly and meekly adore » 35 –, l’homme doit pourtant s’efforcer de la suivre en obéissant aux lois humaines de la société civiles, lois rendues nécessaires par la nature pécheresse de l’homme, mais qui doivent pourtant être aussi conformes que possible à celles de l’ordre naturel divin.

C’est Simon Patrick qui le premier met l’accent sur une raison que rien n’oppose aux précepts divins mais qui est au contraire elle‑même d’origine divine :

La vague rationaliste qui balaye la sphère spéculative affecte ainsi le discours religieux lui‑même, et le Christianisme est prononcé conforme aux lois de la raison :

L’expression « reasonable faith » se lexicalise peu à peu dans la rhétorique anglicane et participe du topos d’une foi conforme à la raison bien qu’au‑delà de celle-ci :

La raison doit donc être utilisée comme puissant soutien de la foi :

L’ampleur du phénomène est telle que le sermon s’apparente plus à l’essai moral, moyen d’inculquer une éthique utile à la société, qu’à une proclamation de la parole divine. Les raisons qui conduisent Swift à vanter les mérites des sermons d’Atterbury :

sont les mêmes qui, plus d’un siècle plus tard, susciteront de violentes critiques : « And beyond a general impression that it is more prudent on the whole to believe the Gospel, in a modified sort of way, than not, what impression that Tillotson convey? » 39 . Il s’agit là, dans sa forme extrême, d’une dérive dont le clergé anglican de l’époque est parfaitement conscient, puisque dès 1675, un des « royal chaplains » met en garde contre cette tendance au sein de l’Église : « [one should not] supplant Christian Religion with natural Theologie; and turn the Grace of God into a wanton Notion of Morality […] making Reason, Reason, Reason, their only Trinity, and sole Standard, whereby to measure both the Principles and Conclusions of Faith » 40 . Cette critique a cours également du temps du Swift : ainsi, en 1724, Edmund Gibson, alors évêque de Londres, juge nécessaire de rappeler aux membres du clergé qu’ils sont des prédicateurs chrétiens – « Christian Preachers, not barely Preachers of Morality » – bien conscient de la cause première de cette valorisation de la moralité au détriment de la théologie :

Il convient toutefois de souligner que l’accent mis par le latitudinarisme sur la dimension pragmatique de la foi ne constitue en rien une rupture radicale avec l’esprit de l’Anglicanisme, cette dimension étant présente dans les articles fondateurs des statuts de l’Église anglicane : alors que le Catholicisme tend à envisager morale et ascétisme comme deux catégories hétérogènes, la première se préoccupant de la légalité ou l’illégalité des actions humaines, la seconde de progrès spirituel, l’Anglicanisme en fait une préoccupation unique puisque, selon l’article XII des « Trente‑Neuf Articles », les actions charitables ne sauraient avoir une influence quelconque sur le jugement divin, mais sont au contraire la manifestation naturelle de la foi : « [they] do spring out necessarily out of a true and lively Faith; insomuch that by them a lively faith may be as evidently known as a tree discerned by the fruit » 42 . S’opposant au légalisme catholique, l’Anglicanisme se situe également aux antipodes des arguties théologiques des Puritains – « subtle notions and questions are more the fashion of the times, than these moral duties […] but they are withal the disease of the times ») 43 –, qui ne peuvent que semer la division au sein des Chrétiens eux‑mêmes, et, selon l’argument du juriste anglican Matthew Hale, engendrer la peur au lieu de l’amour de Dieu (« [those disputes cause fear in people] instead of filling their hearts with the true and genuine effects of Christian religion » 44 ). L’accent est donc mis non sur le versant théologique de la foi, mais sur la théologie pratique orientée vers l’action – selon la formule de William Sancroft : « the life of Religion is Doing » 45 –, dont les présupposés sont résumés par le théologien John Moore : « There is no fundamental Doctrine of Christianity, but an Obligation naturally flows from it to some Instance or other of a good Life » ; « Knowledge and Practice, how much soever they may differ in our Notions of them, are in Christian Religion but Two Terms importing the same Matter » 46 .

Notes
31.

William Chillingworth, The Religion of Protestants, in Works, London, s. n., 1820, I, p. 211.

32.

Pour une discussion de cette question du « plain style », voir infra, Troisième partie.

33.

Rappelons que le socinianisme, nommé d’après Socin, est une doctrine hérétique qui rejette la Trinité et la divinité de Jésus ; le socinianisme accentue la fonction prophétique de la vie du Christ au détriment de sa dimension divine et de la valeur d’exemplarité, la mort du Christ constituant ainsi un prix suffisant pour les péchés du monde.

34.

Richard Hooker, Laws of Ecclesiasticel Polity, III, viii, p. 10, in Marcus Walsh, 1999, p. 23.

35.

Hooker, I, 5-6, ibid., p. 24.

39.

J. H. Overton, Life in the English Church: 1660‑1714, London, 1885, in Smyth, 1940, pp. 162‑163.

40.

John Standish, A Sermon Preached Before the King at Whitehall, London, Henry Brome, 1676, pp. 24‑25.

42.

Article XII, Thirty‑Nine Articles, in John H. Leith ed., Creeds of the Churches, Atlanta, John Knox Press, 1977, p. 264.

43.

John Wilkins, Sermons Preached on Several Occasions, London, Richard Chiswell, 1701, p. 73.

44.

Matthew Hale, A Discourse of Religion, in The Works, Moral and Religious, ed. T. Thirlwall, 2 vols., London, H. D. Symonds, 1805, I, p. 294.

45.

William Sancroft, Occasional Sermons, London, Thomas Bassett, 1694, p. 149.

46.

John Moore, Sermons on Several Subjects, ed. Samuel Clarke, 2 vols., London, T. Pemberton, 1724, I, p. 23 ; I, p. 22.