Homilétique et morale.

L’Anglicanisme est ainsi défini comme « système de moralité » (« Our Religion is a System of Morality made perfect by the Scriptures » 47 ) et se veut religion de la vie en société, oscillant entre morale et religion ; loin d’être antinomiques, recherche du bien être terrestre et quête de la béatitude céleste sont au contraire les deux pôles de la vie de tout chrétien :

Encore faut-il inculquer ces principes de théologie pratique à toute la société, et l’Anglicanisme fait du sermon le médium idéal d’une telle entreprise : « The end of Preaching must be acknowledg’d to be the instruction of the hearers in Faith and Good Life, in order to the Glory of God [sic], and their present, and future, happiness » (Glanvill, 1678, p. 10), orientation qui se traduit de diverses manières. Les sermons de l’époque se caractérisent en premier lieu par un « déclin de l’enfer » 48 , déclin symptomatique du phénomène que Françoise Deconinck‑Brossard nomme « la défaite du christianisme augustinien » (Deconinck, 1984, p. 349) ; la vision vétéro‑testamentaire du courroux d’un Dieu vengeur propre au Christianisme augustinien décline sous l’influence grandissante du Latitudinarisme, et les sermons ont de moins en moins recours à une rhétorique de la peur : « La prédication du dix‑huitième siècle anglais […] est trop latitudinaire pour inculquer la peur » (ibid., p. 347). Un tel phénomène apparaît beaucoup plus tôt en Angleterre que sur le continent, comme en attestent par exemple les propos de Defoe, pourtant Dissident, sur l’attitude des prédicateurs du siècle précédent quant à l’épidémie de peste qui a ravagé Londres :

On mesure pleinement l’importance de ce texte lorsque l’on sait qu’au même moment en France, lors de l’épidémie de peste de Marseille, l’évêque publiait une ordonnance annonçant qu’un ange punisseur venait provoquer les pécheurs à la pénitence 50 . La miséricorde divine est présentée par l’Anglicanisme comme un bienfait envers lequel le peuple anglais doit exprimer sa reconnaissance par un comportement moralement irréprochable :

C’est ainsi que la notion de justice divine rétributive est peu à peu remplacée par une éthique toute protestante mettant en exergue la valeur du travail et la relation entre comportement moral et élection divine :

Le travail est un devoir envers soi‑même, ainsi qu’envers la société tout entière : « It is every ones Duty to do his own Business, not only in regard to himself and his Dependants, but also in Justice to the Society whereof he is a Member, because he would be injurious to Society by neglecting it » 53 . Nul ne saurait cependant oublier que, l’univers appartenant au créateur, il n’est que le dépositaire de sa richesse, le gérant de Dieu sur la terre, et devra rendre compte de cette gestion devant Dieu au jour du jugement dernier :

L’insistance sur le caractère inséparable de la moralité et de la religion constitue la seconde manifestation dans l’homilétique de l’époque de la place centrale accordée par l’Anglicanisme à la théologie pratique. Un sermon d’Edward Fowler de 1699 procède ainsi à l’analyse détaillée des motivations devant présider aux actions morales, qui doivent être guidées non par une obéissance servile et craintive (« as when a Man obeys God from a slavish Dread of him, as the poor Americans worship the Devil »), mais par le désir d’imiter les perfections du Créateur (« when his Moral Perfections do shine in our selves »), sans aucune visée utilitaire (« [not] in regard of any Advantage that [a man ] can reap thereby ») 55 . Les prédicateurs insistent également sur la notion de durée dans la réforme spirituelle, processus de toute une vie, l’amour et le pardon de Dieu n’excluant nullement de la part des hommes une attention constante à leur comportement et une vie strictement en accord avec les préceptes chrétiens : « To be good for a while, after we have fasted, confessed our sins, and prayed, will not quite turn away [God’s] wrath, though it may defer it. [God demands] an eternal divorce between us and our sins, and that we seek him with our whole heart, so as to continue in well‑doing » 56 . De surcroît, afin d’éviter l’accusation de socinianisme dont ils font parfois l’objet, les prédicateurs latitudinaires mettent l’accent dans leurs sermons sur l’insuffisance de l’action humaine pour le pardon des péchés au regard du sacrifice christique : « [Christ] hath rescued us from the bondage of sin, and from the slavery of Satan, [and all the services we can perform] are infinitely beneath those infinite obligations which the Son of God hath laid upon the sons of men » 57 . Simon Patrick est sans doute celui des Latitudinaires qui, dans Parable of the Pilgrim, a le mieux exprimé, sous forme d’une série de questions rhétoriques, l’existence d’un lien entre le sacrifice christique et l’action humaine : « [if Christ’s blood was shed,] Was it only that our sins might be pardoned? Did he bear the cross that we might bear none? Did he deny his own will that we might have liberty to do ours? Is his death to excuse us from a holy living? » 58 .

Enfin, la mise en exergue du caractère « raisonnable » de l’Anglicanisme permet elle aussi de transformer le sermon en instrument privilégié de réforme, car c’est bien moins la dimension théologique que pragmatique de la raison qui importe. Sont ainsi d’une part mises en avant des incitations à la piété d’ordre tout à fait pragmatique, comme en attestent par exemple les titres de certains des sermons de Tillotson : « The Advantages of an Early Piety », « The Unprofitableness of Sin in this Life », « The Nature and Benefit of Consideration » ; et si le prédicateur ne manque pas de rappeler l’existence de valeurs transcendantes – « [we must] look beyond things present and sensible, unto things which are not seen and eternal […] and refer all the things of this short and dying life to that state which will shortly begin, but never have an end » –, il insiste tout autant voire davantage sur la finalité pratique d’une vie menée en accord avec les préceptes divins : « we directly promote our own happiness, and in serving God do most effectually serve our own interest » 59 . Est par ailleurs souligné le caractère raisonnable des commandements divins :

« À religion raisonnable, morale raisonnable » (Deconinck‑Brossard, 1984, p. 443). Il n’est donc pas étonnant que le sermon de Tillotson intitulé « His Commandments are Not Grievous » ait été l’un des plus utilisés par les prédicateurs du dix-huitième siècle 61 . Car de l’idée selon laquelle il est aisé de suivre les arguments divins découle un argument de poids en ce siècle très préoccupé par la quête du bonheur : la félicité sur terre comme au ciel est en relation directe avec la vertu. Une telle argumentation est ainsi au cœur du sermon sternien « Inquiry after Happiness », qui s’ouvre sur la proposition suivante : « The great pursuit of man is after happiness: it is the first and strongest desire of his nature » et, après examen des plaisirs factices dans lesquels se perdent les hommes, se conclut ainsi : « there is a plain distinction to be made between pleasure and happiness. [The latter], I contend, is only to be found in religion – in the consciousness of virtue – and the sure and certain hopes of a better life » (New, 1996, IV, 3 ; 10). Une telle mise en exergue par les anglicans d’une religion à visage humain n’est pas sans arrière‑pensées à l’encontre des Puritains, dont il s’agit aussi de contrer les attaques : « Let not the Enthusiast, who works powerfully on vulgar Minds, Brand the chearful Christian, with the most odious Names of Levity or Wantonness » 62 . La politique n’est en effet jamais bien loin des préoccupations des sermonnaires.

Notes
47.

John Sharp, sermon n° 24, pp. 57-59, in Deconinck, 1984, p. 440.

48.

D’après le titre de l’ouvrage de D. P. Walker, The Decline of Hell, London, Routledge and Kegan Paul, 1964.

50.

Voir Deconinck, 1984, p. 350.

53.

Charles Cowper, A Sermon Preached at the Cathedral Church of St. Peter in York; On Sunday March 28, 1756; At the Assizes Held in York, York, S. Stabler and B. Barstow, 1756, pp. 8-9, ibid.

55.

Edmund Fowler, A Sermon Preached to the Societies for the Reformation of Manners (26 June 1699), London, B. Aylmer, 1699, pp. 5, 6, 12.

56.

Simon Patrick, Jewish Hypocrisy, in Works, 9 vols., ed. Alexander Napier, Oxford, Oxford University Press, 1858, V, p. 46.

57.

John Tillotson, Concerning the Incarnation of Christ: A Sermon Preached at St. Lawrence Jewry, 28 December 1680, in Works, 10 vols., ed. Thomas Birch, London, J. F. Dove, 1820, III, pp. 379‑380.

58.

Simon Patrick, Parable of the Pilgrim, in Works, op. cit., IV, p. 381.

59.

John Tillotson, « The Wisdom of Being Religious », in Works, op. cit., I, p. 388.

61.

Le plagiat est alors pratique courante en homilétique ; loin de voir dans cette pratique une marque de malhonnêteté intellectuelle, bon nombre d’intellectuels et d’ecclésiastiques la recommandent au contraire comme un bon moyen d’accroître le pouvoir persuasif du sermon, en permettant de présenter à l’assemblée une œuvre de qualité plutôt qu’une production médiocre : « A Sermon repeated after this Manner is like the Composition of a Poet in the Mouth of a graceful Actor. I could heartily wish that more of our Country Clergy would follow this Example; and instead of wasting their Spirits in labourious Compositions of their own, would endeavour, after a handsome Elocution and all those other Talents that are proper to enforce what has been penn’d by greater Masters. This would not only be more easy to themselves, but more edifying to the People » (Spectator I, 106, p. 442). Certains pasteurs se servaient ainsi abondamment des sermons de prédicateurs fameux, tel Woodforde qui utilisa pendant des années les sermons de John Tillotson pour s’adresser à ses fidèles (voir Norman Sykes, « The Sermons of a Country Parson : James Woodforde in his Pulpit », Theology 38. 224 (February 1939), p. 100). Comme on a pu le démontrer (voir par exemple Lansing van der Heyden Hammond, Laurence Sterne’s Sermons of Mr. Yorick, New Haven, Yale UP, 1948), Laurence Sterne lui‑même débuta sa carrière de prédicateur en effectuant de nombreux emprunts aux meilleurs sermonnires de l’époque, notamment John Tillotson. Sur cette question, voir Deconinck, 1984, pp. 31‑60.

62.

William Howdell, Religion Productive of Joy, and Consistent With Politeness. A Sermon Preached at the Abbey-Church at Bath, April 16, 1744; And, Published in Order to Wipe off the Aspersions that Have Been Cast Upon it By the Methodists, York, C. Ward, 1744, p. 27.