Homilétique et politique.

Le recours au sermon comme médium de la réforme morale se traduit également, de manière plus indirecte mais non moins réelle, par l’instrumentalisation de l’homilétique anglicane à des fins politiques. Le terme de « politique » recouvre aujourd’hui peu ou prou tout débat se situant dans la sphère publique, tandis que le religieux se trouve relégué dans la sphère privée. Or au dix-huitième siècle, ce qu’il est convenu de désigner sous le terme de « Church matters » est au contraire au cœur du débat public. En outre, la doctrine tory du lien inaliénable entre l’Église et l’État est ressentie par bon nombre de polémistes de l’époque comme une évidence, tout comme est évident le caractère éminemment public de la religion 63 . La sphère publique englobe donc les deux ensembles que sont les « State Matters », ou « Politicks », au sens politicien du terme, et les « Church Matters », encore appelés « Religion », distinction qui explique la remarque de Swift au sujet de Mr. C-----ns’s Discourse of Free-Thinking, Put into Plain English, by way of Abstract, for the Use of the Poor (1713) : lorsqu’il décrit cette œuvre comme « a little Pamphlet I have written; but not Politicks » 64 , il faut comprendre que celle-ci n’est pas en lien direct avec les débats qui agitent le monde politique du moment (le revirement de Nottingham, les vicissitudes du ministère Oxford, etc.), ce qui ne signifie nullement qu’il ne traite pas de « religion », c’est-à-dire de questions de morale publique et d’idéologie. Le sermon est ainsi instrumentalisé à des fins idéologiques, en ceci qu’il sert à défendre la vision anglicane du monde et de la société face aux divers assauts que subit l’Anglicanisme, que ceux-ci soient d’ordre idéologique ou plus directement politiques.

Les découvertes scientifiques effectuées au dix-huitième siècle constituent le premier de ces assauts. Les découvertes newtoniennes provoquent en effet un profond bouleversement de la cosmogonie qui prévaut alors : si l’univers, aussi complexe soit‑il, obéit à des lois mathématiques simples et claires, il devient difficile à Dieu de retrouver sa place dans ce mécanisme parfaitement réglé. C’est pourquoi des prédicateurs tels que Richard Bentley ou Samuel Clarke font le choix d’intégrer ce paradigme nouveau et tentent de démontrer scientifiquement l’existence de Dieu, au cours de deux cycles de conférences connues sous le nom de « Boyle lectures », du nom du grand mathématicien du Robert Boyle, conférences qui s’étendent de 1692 à 1707 ; l’accent est désormais mis moins sur la révélation divine que sur l’entendement humain et ses capacités à comprendre les phénomènes naturels, ébranlant sérieusement la notion de mystère divin. Christianity Not Mysterious (1696) du déiste John Toland, ouvrage dont le titre complet, Christianity Not Myterious, or a treatise showing, that there is nothing in the Gospel contrary to Reason, nor above it, révèle parfaitement les enjeux, réduit ainsi la Révélation à la portion congrue, puisque celle-ci vient uniquement confirmer ce que la raison a déjà découvert par elle‑même ; le Christianisme n’ayant rien de mystérieux, il doit être entièrement intelligible à un homme moyen. Le Blasphemy Act de 1697, destiné à lutter contre la diffusion de tels écrits, reste lettre morte dès sa promulgation, et le succès de ces nouvelles théologies est immense : « it became a common topic of discourse to treat all mysteries in religion as the contrivances of priests to bring the world into a blind submission to them; priestcraft grew to be another word in fashion, and the enemies of religion vented all their impieties under the cover of these words » 65 .

Il s’agit également, durant la période post‑révolutionnaire, de faire du sermon un instrument politique qui en sus de ses autres fonctions, sert à défendre une « Église en danger » 66 . La fonction du médium homilétique dépasse largement la dimension théologique dans la mesure où le sermon joue un rôle d’information important, tout comme au siècle précédent :

La remarque vaut pour le dix-huitème siècle également, dans la mesure où l’émergence du médium journalistique est un phénomène avant tout urbain, et le sermon occupe une place de tout premier ordre dans la diffusion de l’information dans les communautés rurales, non pour des raisons théologiques, comme c’est le cas dans la branche calviniste du Protestantisme, où le pasteur est considéré comme un enseignant, mais bien plutôt pour des raisons sociologiques : au sein de ces communautés rurales, le pasteur est souvent le seul lien avec l’extérieur et c’est pour cette raison que le sermon peut être, pour reprendre l’expression de Christine d’Haussy, un véritable « miroir de la société » :

Le sermon devient ainsi, presque autant que la presse, instrument de propagande, à telle enseigne que les sermons sur les affaires de l’État semblent avoir été plus populaires auprès des sermonnaires que les sermons exhortant à la piété : « Is it not the common complaint of all the soberer men in England that too few of the clergy, especially in the country, bend their sermons against vice, but turn themselves wholly to politics? » 67 . L’une des finalités de l’homilétique anglicane consiste donc à défendre et à renforcer le statu quo politico-religieux en présentant l’Église anglicane comme seule détentrice de la Vérité divine, position dont les présupposés sont résumés dans la mise en garde qu’adresse George Berkeley aux magistrats en 1732 :

Une telle entreprise n’est pas sans présenter de difficultés en raison des fondements, institutionnels bien plus que théologiques, de l’Anglicanisme. Née d’une rupture institutionnelle non précédée d’une remise en cause théologique ou idéologique, l’Église anglicane ne s’est en outre affranchie du joug de Rome que pour tomber sous la tutelle du pouvoir royal, puisque l’Acte d’Uniformité de 1662, faisant écho à l’Acte de Suprématie de 1559, réaffirme le lien qui soumet l’Église à l’État d’un point de vue à la fois doctrinal et institutionnel ; ses adversaires ont donc beau jeu de dénoncer en elle un pur produit de l’appareil politique, « a perfect creature of civil power » 69 , institution arbitraire susceptible d’être modifiée aussi aisément qu’elle a été instituée. L’absence de légitimation théologique à la naissance de l’Église anglicane souligne la fragilité, voire la caducité, de tout argument visant à défendre le caractère divin de son existence. La « Glorieuse Révolution » de 1688 constitue ainsi pour l’Église anglicane une crise sans précédent, au sens étymologique du terme, en ceci qu’elle rompt les liens jusqu’alors indissociables qui unissaient l’Anglicanisme à la légitimité dynastique. C’est toute la question de la place et du rôle de l’Église anglicane dans les institutions et dans la société anglaise que pose la révolution de 1688. L’ampleur de la crise est à la mesure de l’emprise que la religion, et donc l’Église anglicane, détenait jusqu’alors sur la société anglaise dans son ensemble :

Dans un tel contexte, le sermon devient l’un des instruments privilégiés de consolidation des liens entre l’Église et l’État, vulgarisant et orientant les termes du débat qui agitent le clergé anglican afin de façonner véritablement les mentalités. La question de l’allégeance au nouveau régime de William et Mary est la première question qui se pose au clergé anglican, car prêter serment aux nouveaux souverains revient peu ou prou à renier le roi légitime, Jacques II, et pour les membres du clergé, à revenir sur leur parole puisque depuis la Restoration, ces derniers n’ont en effet cessé de prôner la soumission, la non-résistance, au monarque de droit divin. C’est donc à contrecœur que bien des ecclésiastiques prêtent serment au nouveau régime, apaisant leur conscience grâce à l’argument selon une obéissance de facto au nouveau roi n’exclut pas d’honorer Jacques comme leur souverain de jure. Mais la question la plus délicate demeure celle de la place à accorder aux « Dissenters ». En effet, si la notion de « toleration » a les faveurs de l’intelligentsia, de plus en plus hostile à la persécution d’individus qui ne troublent pas l’ordre public, le clergé y voit la porte ouverte à un affaiblissement de l’Église anglicane et s’oppose à toute proposition de « toleration » pouvant impliquer une « comprehension », rendant facultative la présence aux cultes et facilitant l’accès des dissidents à des postes de pouvoir.

L’homilétique anglicane met donc en avant le caractère indissociable des liens entre Église et État, en insistant sur le caractère divin de toute autorité et présentant toute désobéissance comme un péché, et en recourant de manière récurrente au topos latitudinaire de la « grande chaîne des êtres », great chain of being, qui établit un parallèle entre l’obéissance due par des employés à leur maître et la soumission de l’Église au pouvoir royal, à telle enseigne que le sermon de l’évêque Robert South de 1661 demeure d’actualité un siècle plus tard : « The Church of England glories in nothing more than that she is truest friend of kings and kingly government, of any other church in the world; that they were the same hands that took the crown from the king’s head and the mitre from the bishops » 70 . Le mouvement d’émancipation des dissidents est pourtant inéluctable, favorisé par les Acts of General Pardon de 1689, 1694 et 1708, qui limitent de manière draconienne le pouvoir de juridiction des cours ecclésiastiques et mettent fin aux excommunications, tandis que bon nombre d’anglicans déplore les effets pervers du Toleration Act de 1689 qui prive de facto l’Église anglicane de tout pouvoir coercitif :

De fait, la fréquentation des églises anglicanes chuta de manière assez spectaculaire, tandis que le nombre de demandes d’ouverture de lieux de culte non anglicans augmentait considérablement, puisque entre 1691 et 1710, pas moins de 2536 lieux de culte obtinrent une autorisation d’ouverture. En outre, des écrits jugés hérétiques par l’Église anglicane devenaient inattaquables : déistes, sociniens et anticléricaux avaient désormais le champ libre. Le Toleration Act donna donc aux Anglicans l’inquiétant sentiment qu’il représentait un double danger, affaiblissant leur Église tout en renforçant le pouvoir des dissidents. L’influence du medium homilétique sur la société ne saurait pourtant être sous‑estimée, influence dont atteste par exemple le commentaire suivant paru dans un périodique du début du dix-neuvième siècle : « If we except The Spectator, we think that Dr. Blair’s sermons are the most popular works in the English Language » 72 . Le sermon en effet n’est pas seulement une parole au caractère éphémère, mais prolonge son existence sous forme écrite, puisque dès le dix-septième siècle apparaissent des manuels dactylographiés de sermons (d’Haussy, 1995, p. 47), ce qui permet à ces derniers d’être retranscrits, vendus et diffusés à une autre catégorie sociale de la population. Bien plus qu’un simple rappel des préceptes chrétiens, l’homilétique anglicane du dix-huitième siècle permet de façonner l’opinion publique dans sa dimension non seulement morale, mais politique.

Notes
63.

Voir notamment Bennett, 1975 et J. C. D. Clark, English Society, 1688-1832: Ideology, Social Structure and Political Practice during the Ancien Regime, Cambridge, Cambridge UP, 1985.

64.

Journal to Stella, ed. Harold Williams, 2 vols., Oxford, Oxford UP (1948), 1974, II, p. 605.

65.

Bishop Burnet’s History of His Own Time, ed. M. J. Routh, 6 vols., Oxford, 1823, in Bennett, 1975, p. 19.

66.

Le cri de ralliement « Church in danger » a cours entre 1697 (date de la parution de la Letter to a Convocation Man d’Atterbury) et 1715 (où paraît le tract d’Atterbbury English Advice to the Free‑holders of England), le point culminant se situant en 1705, lorsque sont publiés les tracts d’Atterbury regroupés sous le nom de The Memorial of the Church of England.

67.

A Vindication of the Last Parliament (1711), in Speck, 1972, p. 17.

69.

Matthew Tindal, Prose Works 2, 71, in Montag, 1994, p. 19.

70.

R. South, A Sermon Preached at Lambeth Chapel upon the Consecration of the Lord Bishop of Rochester, Nov. 25, 1661, in Bennett, 1975, p. 5.

72.

The Critical Review, 3rd series, 11 (1807), p. 170.