Les « Charity Schools »

L’action des « Charity-Schools » se veut préventive – il s’agit de former les enfants plutôt que de réformer les adultes – et a pour objectif de résoudre le double problème de l’irréligion croissante et de la pauvreté. En outre, certains voient en elles un moyen d’accroître l’influence de l’Église anglicane : bien formés, les enfants qui en sont issus sont à même de constituer de véritables remparts contre le catholicisme, « little garrisons against Popery » 73 .

L’idéologie de la période post-révolutionnaire, dont le maître mot est l’équilibre, le fameux balance, dissimule une violence réelle, et une répression qui ne l’est pas moins. Ce qui est vrai de manière générale l’est a fortiori dans le domaine de la charité. Les charity schools sont ainsi conçues comme partie intégrante d’une entreprise de maintien et de renforcement de l’ordre établi, intimement liée à la manière dont le phénomène de la pauvreté est envisagé. Les conditions socio‑économiques de l’époque incitent en effet à penser que la pauvreté ne peut être éradiquée. Fatalisme et résignation prévalent chez les riches comme chez les pauvres dans un monde dominé par les catastrophes naturelles, famines et épidémies, perçues comme autant de manifestations dévastatrices de la volonté divine contre lesquelles l’initiative individuelle n’est pas de taille à lutter. La pauvreté est donc envisagée comme un mal nécessaire et le concept d’égalité sociale demeure un impensable de l’époque. En outre, si la notion de progrès social existe alors, elle n’inclut pas vraiment les pauvres, en ceci qu’elle est centrée avant tout sur l’idée de prospérité économique. La pensée économique du dix-huitième siècle, reposant sur une vision mercantiliste de la société, ne va pas non plus dans le sens d’une éradication de la pauvreté. Il ne s’agit pas de supprimer ou de réduire la pauvreté, mais de contenir le phénomène, afin d’éviter que la société ne soit débordée par les pauvres, qui représentent une menace de désordre. Mais bien canalisé, ce danger potentiel peut se transformer en atout économique, puisque ces masses laborieuses sont à même de servir l’intérêt de la société en augmentant sa richesse.

C’est pourquoi la pratique de la charité n’est en aucun cas associée à une réflexion sur la justice sociale et vise au contraire à maintenir, voire à renforcer, les hiérarchies existantes : chacun, surtout les pauvres, doit rester à sa place. Non seulement la charité n’est pas désintéressée, mais elle permet même d’accroître l’ascendant des nantis sur les indigents. La question vestimentaire est à cet égard très révélatrice. L’habillement de ces enfants constitue en effet une part non négligeable de l’entreprise éducative des « Charity Schools », au même titre que l’inculcation des principes et devoirs chrétiens : il s’agit de transformer de petits sauvageons en de bons chrétiens obéissants, et non d’élever ces enfants au‑dessus de leur condition, mais au contraire de les y adapter :

La dimension caritative de l’action des « Charity Schools » ne doit pas faire oublier qu’elles sont avant tout conçues comme un instrument servant à renforcer l’ordre établi. C’est pourquoi leur but est moins d’instruire les enfants que de leur inculquer le minimum de connaissances nécessaires à un travail efficace, comme le résume un évêque de l’époque :

Plus encore, il convient de transformer une menace potentielle pour la société en des serviteurs obéissants et dévoués :

À aucun moment la question n’est envisagée du point de vue des pauvres, ni même d’un point de vue chrétien : la question est sociale bien plus que morale, d’ordre pratique et non affectif : « Principles, not opinions, are what [we] labour to give them » 77 .Il s’agit donc de trouver des arguments qui permettent aux pauvres d’accepter leur condition sans rechigner, au rang desquels la théorie de la subordination dans la grande chaîne des êtres et de la « subjection mutuelle » (mutual subjection) figure en bonne place. Selon cette théorie, chacun est à la place que Dieu a jugé bon de lui accorder ; les pauvres ne doivent pas se plaindre de leur condition car ils ignorent les inconvénients que présente la condition des riches, qui ont eux aussi des obligations envers eux. C’est précisément ce qui est expliqué dans le passage suivant, extrait d’un sermon anonyme, probablement prêché par Patrick Delany à Dublin :

Notes
73.

Kennett White, Archdeacon of Huntingdon, The Charity schools for Poor Children recommended in a Sermon, May 16, 1706, in Jones, 1938, p. 14.

77.

The Journal of Martha More, ed. A Roberts, London, 1859, p. 9 : ‘Letter of Hannah More to Mr Bowdler’, in Jones, 1938, p. 74.