Philanthropie et ordre social

La charité est à l’époque envisagée de manière bien plus rationnelle qu’affective, ce qui se traduit de deux manières. La première manifestation d’une telle conception réside dans une rhétorique conforme à cette pensée, régie par des arguments fort éloignés de ceux qu’on lui associe généralement extrapolant du mouvement philanthropique et sentimental de la seconde moitié du siècle. Ce sont ainsi la prudence et le pragmatisme qui conduisent à s’occuper des pauvres : il faut les soigner et veiller à leur santé car ils constituent un réservoir de main‑d’œuvre. Par ailleurs, si la charité est actuellement indissociablement liée à la notion d’amour au sens chrétien du terme – il convient d’aimer et d’aider son prochain – tel n’est pas le cas au début du dix-huitième siècle, où la pratique de la charité s’apparente à une philanthropie égoïste, toujours motivée par des considérations pragmatiques d’ordre économique ou social, voire par des arguments strictement égoïstes et dénués de toute affectivité ou de sentimentalisme : jouir de la conscience de sa propre valeur en éprouvant le plaisir de se sentir vertueux (« The Pleasure which the liberal person feels is pure, solid, and lasting. It is founded on rational grounds, for his actions arise from a virtuous and noble principle. He reflects upon himself, how happy he is in having a tender sense of the wants of others, in knowing the true use of riches, and in being ready to disperse them with a prudent chearfulness »), voire jouir d’un certain pouvoir sur les plus démunis (« The blessedness of this amiable disposition consists partly in this, that […] it lays mankind under an Obligation to us »), s’attirer le respect et l’admiration de ses concitoyens (« It is another happy Circumstance to the Merciful, that the Practice of this Duty [Charity] procures him certainly a great deal of Esteem and Love »), ne pas s’infliger le spectacle peu réconfortant de la misère d’autrui (« The Miseries of our Fellow‑Creatures affect us so sensibly, that to relieve them is really relieving ourselves, and refreshing our own Bowels »), garantir ainsi pour soi‑même l’aide de son prochain (« In Adversity all are ready to help him, who, in his Turn, has been helpful to all ») et de Dieu (« The Providence of God will protect and defend him here [should one be in need], by guarding him against Misfortunes, easing his Pains and Infirmities, supporting his Spirits, and enabling him to bear the Burthen of Human Life with Comfort and Satisfaction ») dans l’hypothèse où l’on se trouverait à son tour dans le besoin, assurer enfin sa célébrité auprès de la postérité (« Many might come in and go out of the World unheard of, was it not for their continued Aids and Subscriptions to the Distressed. This Perfume diffused in your Lifetime is the best Proof of a charitable Heart, and [...] will enbalm you, when dead, beyond all the Arts of Egypt ») 79 . Se montrer charitable est donc un moyen de s’assurer pouvoir, autorité et reconnaissance sociale de son vivant, bon renom ici‑bas et vie éternelle une fois mort.

L’argument selon lequel charité et discernement sont indissociables constitue la seconde manifestation de cette attitude rationnelle. Il s’agit de ne pas se laisser aveugler par des sentiments qui ne sont pas de mise, mais de faire au contraire preuve de discernement dans sa pratique de la charité afin de ne pas encourager l’oisiveté. Selon une opinion très répandue à l’époque, il existe en effet deux catégories de pauvres : les « pauvres méritants » (the deserving poor) qu’il convient d’aider, mais surtout, une grande majorité d’indigents qui doivent leur sort à leur propre paresse ou négligence, et qui choisissent de mendier plutôt que de travailler. Ces derniers représentent une nuisance publique, et non des pauvres qu’il convient d’aider :

C’est pourquoi les « Charity Schools » doivent veiller à ne pas accroître l’oisiveté dont font preuve certains indigents, comme l’explique Bernard Mandeville dans son essai sur le sujet :

Si les positions de Mandeville ne sont que rarement représentatives d’autre chose que d’elles‑mêmes, elles sont pourtant en la matière proches de celles de bon nombre de bénévolistes de l’époque, tel Johnson qui, plus tard dans le siècle, déclare :

Mais il s’empresse d’émettre une réserve de taille, fort similaire à celle de Mandeville : « Of some kinds of charity the consequences are dubious; some evils which beneficience has been busy to remedy, are not certainly known to be very grievous to the sufferer, or detrimental to the community » 82 . Jamais la prise en compte du triste sort des indigents ne doit faire oublier que ces derniers constituent avant tout un danger potentiel qu’il s’agit de contenir.

Notes
79.

Citations extraites des textes suivants : Edward Yardley, A Sermon Preached in the Parish‑Church of Christ‑Church, London, on Thursday May the 3 rd , 1750; Being the Time of the Yearly Meeting of the Children Educated in the Charity‑Schools in and about the Cities of London and Westminster. Published at the Request of the Gentlemen Concerned in the Said Charity. To Which is Annexed, An Account of the Society for Promoting Christain Knowledge, London, J. Oliver, 1750, pp. 7‑8 ; ibid., p. 9 ; Thomas Herring, A Sermon Preached Before the Right Honourable the Lord‑Mayor, The court of Aldermen, the Sheriffs, and the Governors of the Several Hospitals of the City of London, At the Parish Church of St. Bridget, on Monday in Easter‑Week, 1739, London, J. and L. Pemberton, 1739, p. 17 ; Robert Lowth, A Sermon Preached At St. Nicholas’s Church in Newcastle, Before the Governors of the Infirmary For the Counties of Durham, Newcastle and Northumberland. On Thursday, June 23, 1757. Being their Anniversary Meeting, Newcastle: I. Thompson, 1757, p. 5 ; Thomas Herring, op. cit., p. 17 ; ibid., p. 18 ; Edmund Tew, Frugality the Support of Charity. A Sermon, Preached at St. Nicholas’s Church in Newcastle, Before the Governors of the Infirmary, For the Counties of Durham, Newcastle, and Northumberland, On Wedneday June 23. 1756. Beeing their Anniversary Meeting, Newcastle, I. Thompson, 1756, p. 15.

82.

Samuel Johnson, The Idler, No. 4, 6 May 1758, ibid., p. 160 ; je souligne.