Les « Societies for the Reformation of Manners »

Si les « religious societies », la SPCK et la Society for the Propagation of the Gospel in Foreign Parts, exclusivement anglicanes, constituent de facto des extensions de l’Église Établie, tel n’est pas le cas des SRM. Anglicanes au départ, elles accueillent cependant des membres issus de la dissidence religieuse dès 1694. Surtout, leur ambition en matière d’assainissement des mœurs publiques est supérieure à celles des sociétés religieuses, puisque leur but n’est pas seulement de lutter contre l’impiété mais également de veiller à l’application des lois séculières. L’entreprise de réforme morale menée par les SRM se caractérise par des méthodes actives qui les placent au cœur de la société.

Alors que les avis sur les causes du déclin des mœurs divergent, tous les membres des SRM partagent en revanche la conviction qu’une application insuffisamment rigoureuse des lois a permis l’expression des mauvais instincts de l’homme. Une telle vision est à l’origine de l’importance de la dimension légale dans l’action des SRM, importance qu’indique la récurrence du terme de « law »dans tous les textes fondateurs, par exemple ceux du fondateur auto-proclamé des SRM, Edward Stephens, qui en définit la finalité de la manière suivante : « to consult and resolve upon the best methods for putting the laws in execution against houses of lewdness and debauchery and also against drunkenness swearing and cursing and profanation of the Lord’s day » 83 , ou encore dans un tract anonyme de 1692, attribué à Edward Fowler :

Se trouvent ici exprimés les présupposés qui sous-tendent les méthodes de l’action des SRM : la récurrence de la notion de loi témoigne moins d’un souci légaliste que de la croyance dans la possibilité d’endiguer le mal au moyen de stratégies appropriées – comme en atteste le terme « check », présent dans les deux extraits cités –, passant par une rigoureuse application des lois, seules à même de limiter les débordements humains, inévitables étant donnée la nature charnelle et peccable de l’homme.

L’action des SRM repose en effet sur une vision théologique précise, éminemment vétéro‑testamentaire, aux antipodes du latitudinarisme qui préside à l’entreprise spectatoriale, et qui fait du monde le lieu d’un perpétuel conflit entre bien et mal, entre Dieu et le Diable. Si le mouvement des SRM rejoint bon nombre des préoccupations du Puritanisme, tant par les cibles visées (débauche, péché contre la loi divine, indifférence religieuse) que par une tendance générale au rigorisme moralisant, les présupposés et la méthode diffèrent pourtant, puisque la prédestination calviniste est remplacée par une théologie de la Grâce divine assistée par le travail humain ; par ailleurs, le chemin de la réforme ne passe pas par l’imprécation mais par l’exhortation et la pression sociale, efficaces dans ce que les anthropologues nomment « guilt cultures », dans laquelle la pression exercée n’est pas due au scandale, comme dans les « shame cultures », mais bien à l’opprobre engendrée par un comportement déviant.À ces considérations théologiques s’ajoutent les exigences de la vie en société, et la théorie de la contamination du mal qui sous-tend l’action des SRM : les mauvaises actions de l’homme ne vont pas seulement à l’encontre des lois divines, les fautes et les errements de quelques‑uns pouvant attirer les foudres divines sur l’ensemble de la communauté, mais de telles actions ne respectent pas non plus les lois des hommes, c’est‑à‑dire les règles sociales, et détruisent la communauté en donnant le mauvais exemple ; a contrario, seule la religion est à même de maintenir la cohésion sociale :

Une telle conception justifie ainsi le système de délation qui se trouve au cœur du fonctionnement des SRM – « [informing is] so highly instrumental in this undertaking that [it] may be reckoned as the very cornerstone of it » 86 – et qui, discutable et discuté, unanimement rejeté par les satiriques, trouve là encore une justification théologique : l’homme étant redevable devant Dieu, il ne suffit pas de mener une vie irréprochable, mais il est du devoir de chacun de s’assurer que tous en font autant, sous peine de voir la communauté tout entière menacée par le courroux divin. Il s’agit ni plus ni moins que d’assister Dieu dans sa lutte perpétuelle contre le Malin, car qui ne marche et n’agit avec Dieu est du côté du Diable :

Être du côté de Dieu ne signifie pas seulement rejeter le péché, mais le combattre activement, en commençant par soi‑même, en vertu de cette croyance en la contagion du mal :

Selon les théoriciens de cette réforme, le jugement de Dieu envers une société coupable se manifeste par la destruction, et les membres des SRM ne se privent pas de citer nombre d’exemples pour souligner le sort réservé aux peuples pécheurs : de même que les Juifs de la Bible, peuple élu de Dieu, ont subi les foudres de la colère divine, de même le peuple anglais, nouveau peuple élu, voit s’abattre sur lui les signes de la colère du Tout Puissant que sont les tempêtes de 1703, voire des tempêtes de nature politique comme le retour du Catholicisme : « It hath been for some TIME past the Opinion of MANY of the soberer Sort among us and – I think – that Opinion is not ill‑grounded – that GOD is angry with us, and that he hath shew it in many Instances » 89 . Si des avertissements tels que la peste ou l’incendie de Londres ont été ignorés, il faut désormais prendre en compte les signes de la colère divine et agir en conséquence ; loin d’être de simples discours fondés sur une rhétorique de la peur, de telles exhortations constituent au contraire pour les prédicateurs une arme puissante pour démontrer l’immensité du pouvoir divin, en raison des conséquences économiques de certaines catastrophes naturelles : une épidémie animale représente ainsi une catastrophe pour une petite communauté rurale, et permet au pasteur de souligner que seule l’intervention divine est à même d’arrêter le châtiment, pour récompenser l’amendement du comportement des citoyens :

L’action ne saurait prendre d’autre forme que celle d’une réforme généralisée des mœurs, car le péché n’est pas une question privée mais bel et bien l’affaire de tous. Les SRM se situent donc résolument dans le monde, au cœur-même des institutions, qu’elles ne cherchent pas à évincer ou à remplacer, mais à réformer, comme l’illustre la pression constante exercée sur le système judiciaire dans le but de faire appliquer la loi de manière rigoureuse. Le rôle central des « informateurs », informers, s’explique ainsi par les justifications morales évoquées plus haut, mais aussi par des considérations pratiques : il s’agit de compléter l’action des autorités judiciaires et ecclésiastiques. L’action des juges en matière de crimes et délits est certes consciencieuse mais néglige la prise en compte de délits d’ordre moral. Quant à l’Église, son action est elle aussi limitée, dans la mesure où les cours ecclésiastiques ne possèdent pas de réel pouvoir coercitif, et où les sermons touchent un public trop restreint ou déjà acquis à la cause de la réforme morale. En outre, les informateurs peuvent exercer une action de détail bien plus que l’Église ou les magistrats, en s’occupant de délits extrêmement concrets tels que le non respect du Sabbat ou le blasphème le jour du Seigneur, et la tâche des informateurs consiste à désigner aux juges les infractions à la loi allant de l’ébriété au non­ respect du repos dominical en passant par l’immoralité et le jeu 91 . La question de la visibilité du péché est donc centrale pour les SRM, puisque sont visées les infractions à la loi visibles, et donc condamnables en tant qu’elles peuvent contaminer l’ensemble du corps social.

Nettement moins controversé est le second volet de la méthode des SRM, que partagent à des degrés divers toutes les entreprises de réforme morale, l’exemplarité : « an example […] is more moving […] than the bare representation […] in an admonition », ou encore : « Our Reformation can never prevail while Precepts govern and Examples fail » 92 . Une part de l’action des SRM est donc préventive, action reposant sur le travail et l’éducation, en vertu d’une conception traditionnelle de l’oisiveté et de la pauvreté comme mères de tous les vices : « If we ask any thief, strumpet, or other malefactor what it was that brought them to their wicked way of life, they often reply that it was their want of an honest employment, and that they did it to get their bread. And ‘tis very probable that sometimes they speak the truth » 93 .

Ainsi les SRM trouvent-elles un créneau spécifique dans le champ de la réforme morale, moins en raison de la dimension légale et sociale de leur démarche – l’entreprise menée par l’essai périodique partage avec les SRM le souci de la visibilité du mal – que du caractère punitif de leur action. Le péché, dénoncé à triple titre, comme immoral, irrationnel et contre‑nature – ­­­« whilst you live in sin, you are not in your right mind » 94 –, est combattu très activement, entreprise qui a sur la société anglaise un peu l’effet d’un électrochoc et perdure jusqu’en 1714, d’autant les SRM trouvent dans l’entreprise spectatoriale un allié inattendu mais efficace. Quoi qu’il en soit, et même si la Society for the Reformation of Manners affirme avoir jugé plus de 100 000 pécheurs en quarante-cinq ans, la situation de 1740 n’est guère meilleure que celle de 1690. On a pu de surcroît reprocher à ces sociétés de ne viser que les petites gens et de fermer l’œil sur les manquements des membres des classes supérieures, le désordre public étant le fait des pauvres davantage que des riches, non plus vertueux mais plus discrets 95  ; Defoe comparait ainsi ces sociétés à une toile d’araignée qui ne piégerait que les plus faibles : « these are all cobweb laws, in which the small flies are catched and the great ones break through [...]. We do not find a Rich drunkard carried before my Lord Mayor nor a swearing lewd merchant » 96 .

Il faut ici également mentionner le frein à l’action des SRM que représenta l’opposition de l’Église établie, symptomatique des contradictions dans lesquelles s’enferre cette dernière. Tout en estimant que l’irréligion constitue l’un des plus graves problèmes de la société contemporaine, les ecclésiastiques demeurent convaincus que la situation a précisément pour origine la diminution du pouvoir de l’Église et sont donc plus que méfiants à l’égard de toute alliance avec les laïques, et c’est de l’Église elle-même que s’élèvent les critiques les plus nombreuses et les plus virulentes contre toutes les sociétés laïques, d’autant que certains supportent mal de se voir dicter leur conduite par des laïques. D’autres encore voient d’un mauvais œil la présence de non anglicans au sein de ces sociétés : le non‑conformisme étant en soi une hérésie, comment ces sociétés peuvent-elles ne pas être dangereuses pour l’Église établie ? Surtout, certains considèrent ces sociétés comme néfastes au pouvoir de l’Église en s’arrogeant indûment des prérogatives qui lui reviennent. De fait, les Societies for the Reformation of Manners privaient les cours ecclésiastiques de leur prérogative de juger de délits tels que le non‑respect du repos dominical. Au-delà de l’emphase caractéristique de sa rhétorique, l’argumentation de Sacherevell reflète les sentiments de bon nombre d’ecclésiastiques de la « haute Église » en général :

Si tous les membres du clergé n’étaient pas opposés à ces sociétés et considéraient comme faisant partie de leur devoir le fait de prêcher devant les enfants des « Charity Schools » et de lutter contre le vice dans la vie publique, ce n’est qu’au début du dix‑huitième siècle, bien après la naissance des premières « sociétés », que l’Église se rend à l’évidence : l’ampleur du mouvement est telle qu’il lui faut s’y associer sous peine d’être complètement dépassée 98 . L’ensemble du clergé n’en demeure pas moins partagé quant à la nature de l’action à mener ; beaucoup se montrent ainsi très méfiants à l’égard des réprimandes publiques qui, outre qu’elles rappellent fâcheusement les pratiques puritaines, pourraient fort bien se révéler contre‑productives et détourner les gens de la religion anglicane : « Our business is to win People to their Duty by all the Arts that Pity and good Nature and an [sic] hearty Concern for their Welfare can suggest, and ‘tis happy when we are under no Obligation to Disgust, which often renders our best Attempts fruitless » 99 . Reste que, dans certaines circonstances, l’échec des sermons et des exhortations privées place le clergé devant un choix difficile : ne rien faire, ce qui paraît inconcevable, ou présenter le coupable devant une cour ecclésiastique ou séculaire, considération pragmatique qui plus que toute autre d’ordre théorique ou idéologique justifie le ralliement de certains membres du clergé à la cause des SRM. Même si la Society for the Reformation of Manners a réussi à garder secret le nombre de ses membres, on pense que les pasteurs anglicans qui participèrent à son action furent de plus en plus nombreux, ce qui accrut la respectabilité de ces sociétés et en 1699, pas moins de vingt‑cinq ecclésiastiques de renom, parmi lesquels Gilbert Burnet, Simon Patrick et Edmund Gibson, autorisèrent la Society for the Reformation of Manners à les citer publiquement comme soutiens officiels 100 .

Notes
83.

Edward Stephens, The Beginning and Progress of a Useful and Hopeful Reformation in England, London, 1691, p. 4.

86.

Josiah Woodward, An Account of the Rise and Progress of the Religious Societies in the City of London etc., and of their Endeavours for Reformation of Manners, London, 1701, p. 9.

89.

Nathanael Dodge, God’s Voice in the Earthquake: Or, a Serious Admonition to a Sinful World. A Sermon, Preached in the Parish Church of Sheffield, On December 7, 1755, York, C. Ward, 1756, p. 14, ibid., p. 321.

91.

L’infraction la plus facile à repérer était le non respect du repos dominical, auquel dissidents comme Anglicans accordent une grande valeur symbolique ; pour preuve, cette anecdote rapportée dans le Journal du pasteur Woodforde à la date du 12 mars 1769 : « As I was going to shave myself this morning as usual on Sundays, my razor broke in my hand as I was setting it on the soap without any violence. May it always be a warning to me not to shave on the Lord’s day or do any work or profane it ‘pro futuro’ », in The Diary of a Country Parson, ed. J. Beresford, 5 vols., Oxford, 1968, I, 85, in Rupp, 1986, p. 297.

92.

Ibid., p. 14 ; Daniel Defoe, Reformation of Manners, A Satyr, Vae Vobis Hypocrite, London, 1702, p. 63.

93.

Josiah Woodward, The Duty of Compassion to the Souls of Others in Endeavouring their Reformation, London, 1698, pp. viii-ix.

94.

Josiah Woodward, The Young Man’s Monitor, London, 1706, p. 32.

95.

Voir par exemple le commentaire suivant : « Vice when it is private and retired is not attended with those provoking circumstances as when it revels in your streets and in your markets and bids defiance to God and Religion in the face of open day », in John Disney, A Second Essay Upon the Execution of the Laws Against Immorality and Profaneness, London, 1710, p. 48.

96.

The Poor Man’s Plea, 1698, p 10, in Deconinck, 1984, p. 298.

98.

Ainsi en avril 1699, l’archevêque Tennison envoie au clergé une circulaire leur enjoignant de former des groupes afin de promouvoir plus efficacement une conduite morale, tant chez les laïques qu’au sein du clergé. Calendar of State Papers Domestic, 1699‑1700, 13 July 1699, in Rupp, 1986, p. 396.

99.

John Hough, A Sermon Preach’d at the Church of St. Mary‑le Bow, London, 1705,ibid.

100.

An Account of the Society for the Reformation of Manners, London, 1699, Preface, in Rupp, 1986, p. 399.