La spécificité anglaise de l’hybridation des modes sérieux et comique

Si le débat autour du rire existe partout en Europe, il prend pourtant une forme particulière en Angleterre en raison de l’existence d’une tradition de mélange du sérieux et du comique, même si les enjeux d’une telle tradition se situent en dehors du cadre de l’entreprise de réforme des mœurs. La tradition du tragi‑comique nous intéresse toutefois en tant qu’elle pose la question du « decorum », dans la mesure où l’enchevêtrement des modes grave et comique viole la question de l’unité d’action, et en raison de son importance dans l’histoire littéraire anglaise :

Les règles d’unité de temps, de lieu et d’action qui sont supposées régir toute production dramaturgique de l’époque sont les mêmes en Angleterre que partout ailleurs. Pourtant, la mise en avant d’une « exception anglaise » en la matière constitue le principal argument des défenseurs de la théorie du mélange des genres, tel Dryden, qui invoque la particularité du « génie anglais » : « We love variety more than any other nation » 101 . Une telle particularité permet ensuite de justifier le mélange des genres par le goût du public, qui accorde ses préférences à de tels spectacles, comme le souligne l’un des dramaturges les plus célèbres de la seconde moitié du siècle, David Garrick :

Il s’agit aussi par là de s’affranchir de la sujétion aux modèles français, et de revendiquer la légitimité et l’ancienneté d’une tradition littéraire nationale. Les arguments d’ordre pragmatique étant insuffisants, la caution des auteurs comiques anciens est mise à contribution pour tenter de conférer à cette théorie ses lettres de noblesse : Plaute, Térence et Horace sont les auteurs les plus fréquemment cités. Le critique Hurd fait ainsi remonter à Térence les origines du tragi‑comique : « [there is in Terence’s works] a kind of intermediate species of humour betwixt the ridiculous and the grave.[…] Insensibly the one becomes the other, by the accidental mixture of a virtuous quality, attracting esteem » (in Tave, 1960, p. 184). Shakespeare est également invoqué pour prouver la validité de la théorie : le succès du dramaturge anglais tient à sa compréhension du « génie anglais », qui ne se distingue pas seulement par son goût pour la variété, mais par la diversité de sa nature même :

Grâce à cette théorie, le mode tragi‑comique est paré de vertus qui vont bien au‑delà de considérations artistiques, puisque le comique acquiert une valeur thérapeutique permettant de contrer la tendance naturelle des Anglais à subir l’influence du spleen, la maladie par excellence du dix-huitième siècle anglais :

Ce qui était au départ entorse au « decorum » est théorisé et devient ce que Stuart Tave nomme « defensive merriment » : « the comic is necessary moral sustenance to a melancholic victim » (ibid., p. 196).

Notes
101.

John Dryden, Essay of Dramatic Poesy (1668), in Essaysof John Dryden, ed. W. P. Ker, 2 vols., Oxford, Clarendon Press, 1900, I, pp. 69-70.