Le rire en procès : les philosophes, le Diable et le Bon Dieu

Si une telle tradition fait partie intégrante de la culture anglaise, l’association du rire et de l’esprit de sérieux et, plus encore, l’idée d’une instrumentalisation du rire à des fins de réforme morale n’est pourtant pas sans soulever un certain nombre de difficultés théoriques, qui tiennent avant tout à l’ambivalence essentielle du rire, tantôt synonyme de joie et de bienveillance, tantôt cruel, orgueilleux ou méprisant. Au dix-septième siècle en France, Bossuet déclare la guerre à la comédie à laquelle il reproche d’ « émouvoir les passions flatteuses ». En captivant les émotions du spectateur et en provoquant une identification, les héros de théâtre détournent le spectateur du seul modèle, du seul spectacle qui mérite de retenir l’attention : « S’il faut, pour nous émouvoir, du spectacle, du sang répandu, de l’amour, que peut-on voir de plus beau ni de plus touchant que la mort sanglante de Jésus‑Christ et de ses martyrs? » 104 .Par‑delà toutes les passions du monde, il convient de faire prévaloir l’autorité suprême de l’Écriture et quel que soit le médium employé, celui‑ci a pour rôle premier de rappeler la voix de cette autorité suprême. La réhabilitation du rire au dix‑huitième siècle constitue donc un important changement de paradigme ; encore s’agit‑il de savoir quelle forme de rire est réhabilitée. Seule une analyse diachronique des arguments ayant présidé à la fois à la défense et à la condamnation du rire permet de saisir pleinement les enjeux de la controverse sur le « religious decorum » qui traverse le siècle.

La conception aristotélicienne du rire, qui fait de celui­‑ci le propre de l’homme a traversé les siècles pour être de tous temps utilisée par les partisans de la réhabilitation du rire. En réalité, Aristote n’est pas directement à l’origine de la formule « le propre de l’homme » – le traité aristotélicien a simplement recours à l’expression « aucun animal ne rit, sauf l’homme » 105 . On doit la formule, devenue topos, à un commentateur du neuvième siècle, Ysaac l’Arabe, dit aussi Ysaac le Juif (in Screech, 1997, p. 2). Quoi qu’il en soit, la formule a beaucoup contribué à conférer au rire une certaine respectabilité. Le pouvoir de persuasion du rire est ainsi unanimement reconnu par les rhéteurs antiques, qui jugent utile d’avoir les rieurs de son côté et reconnaissent au rire trois usages principaux : la plaisanterie peut être utilisée pour détendre l’atmosphère et participe dans ce cas de la captatio benevolentiae 106 ; elle peut également participer de la définition de l’ethos de l’orateur, en contribuant à donner de ce dernier une image favorable. Cicéron affirme ainsi dans De l’Orateur que « la plaisanterie et les bons mots sont d’un agréable effet et souvent d’un grand secours dans les plaidoiries » 107 .Le rire enfin peut être utilisé comme argument, dans le cas par exemple de l’ironie, qui constitue ainsi une forme d’argumentation indirecte et joue un rôle polémique important : l’ironie vise l’adversaire soit directement et est alors utilisée comme procédé de réfutation, soit indirectement, en discréditant l’adversaire aux yeux de l’auditoire, renforçant ainsi la connivence entre ce dernier et l’orateur.

Pourtant, l’esprit de dérision, que l’anglais désigne sous le vocable de ridicule a aussi de tous temps fait l’objet de critiques ou, du moins, été entaché de soupçon, et les théoriciens de la rhétorique ont toujours, parallèlement à la reconnaissance des pouvoirs du rire, manifesté une ambivalence certaine à l’égard du ridicule. Dans La République, Platon s’était ainsi prononcé en faveur de l’exclusion de la dérision de la cité idéale ; Aristote distingue soigneusement « la plaisanterie généreuse de celle qui ne l’est pas », cette dernière étant réfutée au double motif du mal qu’elle peut causer et du caractère douteux des motivations qui y président 108 . La section de L’Orateur de Cicéron portant sur le rire comporte ainsi une longue discussion sur la fonction de la dérision dans l’art oratoire et les questions éthiques que soulève son emploi 109 . Quintilien consacre quant à lui une section entière de l’Institution oratoire au rire, à sa définition et aux usages qu’il convient d’en faire, et s’il en recommande l’usage, met en garde contre un usage inconsidéré car « les mots pour rire, l’honnête homme les dira toujours en observant la dignité et la respectabilité : c’est en effet payer le rire trop cher que de le payer aux dépens de la probité » (VI, 3, 35). L’existence, dès ces premières conceptualisations antiques, d’une telle ambivalence à l’égard du rire permet d’expliquer en partie les réticences parallèles de l’Église.

Les autorités ecclésiastiques ont en effet, elles aussi, toujours fait preuve d’ambivalence à l’égard du rire, ce qui se traduit par le recours contradictoire à des justifications scripturaires, celles‑ci étant utilisées autant pour défendre que pour condamner le rire.

L’attitude qui a largement prévalu au Moyen Âge à l’égard du rire est une attitude de condamnation. Gargouilles des cathédrales, diables grimaçants des morality plays ou des mystères, ou encore caricatures grotesques des tableaux de Brueghel ou de Bosch, tout atteste de la vivacité de l’association du comique au diabolique dans l’imaginaire médiéval. Innombrables sont au Moyen Âge les mises en garde du clergé contre le rire, mises en garde dont la filiation scripturaire fonde la légitimité. En effet, les rares exemples du rire divin qui apparaissent dans les Écritures, notamment dans les psaumes, traduisent la colère ou le mépris, et ne sont jamais des manifestations de gaieté 110  ; quant au Christ, sa vie ayant rôle d’exemplarité, chacune de ses actions a un but moral et il trouve donc plus d’occasions de pleurer que de rire devant les errements humains 111 . On trouve par ailleurs dans la Bible diverses condamnations explicites du rire, que ce soit par l’entremise de la condamnation du fou, comme dans les Psaumes 14 et 53 et dans le Proverbe 14 (« Les fous se moquent de la faute » 14.9) 112 , ou directement : ainsi Paul associe‑t‑il explicitement le rire à une « scurrilitas » indigne des Chrétiens (Ephésiens 5. 4) 113 . Plus fondamentalement, le rire est généralement perçu comme une conséquence directe de la Chute, au même titre que travail, maladie et mort, conception qui traverse les siècles, comme en atteste la formule du théologien Thomas Granger en 1621 : « If Adam had never fallen there should never have beene laughter » 114 . C’est là la tradition patristique qui est ainsi perpétuée, que l’on trouve par exemple dans la règle bénédictine, traduction de l’expression latine : « risum multum aut excessum non amare » (« too much and excessive laughter you shall not love »). De manière générale, quatre limites sont fixées par les théologiens, au‑delà desquelles le rire est péché et transgression : rire de toutes choses divines et sacrées est considéré comme blasphématoire ; le rire doit demeurer bienveillant en toutes circonstances, excluant le rire agressif et aux dépens des malheurs d’autrui ; la modération s’impose, l’excès en la matière témoignant, comme tout excès, d’un manque de maîtrise de la dimension charnelle de l’homme et menaçant l’ordre établi ; enfin, le rire doit demeurer innocent et éviter toute allusion aux fonctions corporelles de l’homme. Car la légitimation scripturaire n’explique pas seule une telle méfiance à l’endroit du rire, qui est également associé, comme le rappelle l’historien Jacques Le Goff, aux vanités et désordres séculiers : « In monastic ideology, laughter is the legacy of a hated paganism and linked to the diabolical expressions of the flesh: theatrical gestures, drunkenness, possession » 115 .

Concomitamment, et au sein même de l’Église, le potentiel moral et didactique du rire est mis en évidence, au nom là aussi, paradoxalement, d’une justification. Ainsi l’Éloge de la Folie d’Érasme, traditionnellement considéré comme la première défense du rire dans la philosophie occidentale depuis le traité aristotélicien, se réclame des Ecritures, et notamment des épîtres pauliniennes qui font du fou aux yeux des hommes un sage au regard de Dieu 116 . Le rire reste néanmoins suspect et seule une finalité didactique et morale justifie au Moyen Âge le recours au comique, concession faite à la faiblesse humaine. Le rire peut en effet servir à enseigner les bases du Christianisme à la condition de faire preuve de modération afin que le plaisir de la comédie ne fasse pas oublier l’enseignement visé ; il est donc acceptable s’il entre dans le cadre des morality plays, c’est‑à‑dire dans des pièces jouées devant Dieu et pour lui : « The Corpus Christi drama is an institution of central importance to the English Middle Ages precisely because it triumphantly united man’s need for festival and mirth with instruction in the story that most seriously concerned his immortal soul » (Kolve, 1966, p. 134). Mais rire avec modération ne signifie pas nécessairement se contenter d’un sourire discret. C’est parfois un rire rabelaisien qu’appellent les morality plays, un tel rire étant considéré comme un signe de bonne santé mentale, voire de sainteté, face aux erreurs ou à la stupidité des pécheurs, dénonciation de l’incongruité d’un comportement au regard d’une norme chrétienne, et qu’illustre l’histoire suivante qui avait cours au Moyen Âge : Saint Martin de Tours, assisté de son filleul Saint Brice, disait un jour la messe, lorsque ce dernier se mit à rire de bon cœur au milieu de la cérémonie :

L’aberration du comportement est une caractéristique essentielle du Malin, et le rire, même moqueur, est donc parfaitement justifié. Il ne s’agit pas de faire preuve de plus d’indulgence ou de charité que le Créateur, mais d’approuver ses jugements : « Le juste se réjouira en voyant la vengeance » (Psaume 57. 11).

Si un critique affirme que « In the Renaissance, Christian laughter swept into prominence, aided by the conviction that Man is a laughing animal » (Screech, 1999, p. 4), il serait plus juste de dire que le flottement dans les prises de position théoriques de l’Église laisse en fait la porte ouverte à une pluralité d’attitudes, du rejet le plus sévère à une acceptation assez large, ce qui explique que la controverse resurgisse au cours des siècles suivants 118 . En dépit de la persistance d’une telle controverse, on assiste au début dix‑huitième siècle au développement de deux média, la satire et l’essai périodique, dont la finalité explicite est précisément l’utilisation du rire à des fins de réforme morale, même si chacun de ces modes d’expression tend à se définir en opposition à l’autre et a du rire une conception singulière.

Notes
104.

Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie, in Œuvres Complètes, 17 vols., Paris, Outhenin‑Chalandre, 1841, XVII, p. 335.

105.

Aristote, Les Parties des Animaux, III, 10, texte établi et traduit par P. Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 97.

106.

Pour une discussion plus détaillée des fonctions de la rhétorique et des différentes parties du discours, voir infra, Troisième partie, Chapitre 1.

107.

Cicéron, De l’Orateur, II, liv, 217, Texte établi et traduit par E. Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1950, p. 96.

108.

Aristote, Ethique à Nicomaque IV, 14, 1128a, Texte établi et traduit par J. Tricot, Paris, Vrin, 1959, pp. 207‑209.

109.

Cicéron, De l’Orateur, II, liv, 217‑290, op. cit., pp. 96‑128.

110.

Psaumes 2.2‑4 ; 36.13 ; 58.9.

111.

Voir V. A. Kolve, « Religious Laughter », in Kolve, 1966, p. 126.

112.

Psaume 14. 1 : « Les fous se disent : / « Il n’y a pas de Dieu ! » / Corrompus, ils ont commis des horreurs ; aucun n’agit bien ». Le premier verset du Psaume 53 constitue une reprise quasi identique de ce passage.

113.

Voir aussi Proverbes I. 26‑33 ; 2 Chroniques 36. 16 ; Jérémie 15. 17.

114.

Familiar Exposition or Commentaries on Ecclesiastes, in Anselment, 1979, p. 13.

115.

Jacques Le Goff, « Laughter in Brennu‑Njàls saga », in From Sagas to Society. Comparative Approaches to Early Iceland, ed. By Gisli Pàlsson, Middlesex, Enfield Lock, 1992, p. 161.

116.

Voir I Corinthiens 1. 27 ; 3. 18 ; 4. 10.

118.

Pour une étude plus approfondie des liens entre rire et religion au Moyen Âge, voir Kolve,1966, Owst, 1961 et Peter, 1956.