Les fondements théoriques de la satire néo‑classique

La satire entend opérer son œuvre de réforme morale non par la punition (comme les SRM) ou par l’exhortation et la peur (à l’instar du sermon), mais grâce à l’opprobre qu’elle fait peser sur ceux qu’elle dénonce. La formule de Pope dans une lettre à Swift définit le champ d’action de la satire sur le terrain de la réforme morale : « Let Philosophy be ever so vain, it is less vain now than politics, and not quite so vain at present as divinity. I know nothing that moves strongly but satire, and those who are ashamed of nothing else are so of being ridiculous » (Corres. IV, 290). La satire se définit avant tout comme intentionnalité, notion centrale dans la théorie classique où l’existence de toute production littéraire se justifie d’abord par la portée didactique de celle­‑ci : il s’agit de dessiller les yeux du public ­– selon la formule du critique swiftien Ricardo Quintana, l’action du satirique est guidée par un instinct qui sans cesse lui fait dire : « It is not as you think – look ! » (Quintana, 1953, p. 51) ­– et éventuellement de le convaincre de s’amender. Prenant pour champ d’action la société, la satire s’intéresse aux travers négligés par la justice autant que par la chaire, travers sur lesquels elle entend exercer une action didactique voire corrective.

Le champ d’action de la satire est résolument social et non réellement moral, dans la mesure où ce sont les follies, les travers des hommes, bien plus que leurs vices qu’elle stigmatise : « I have but laughed at some men’s follies, when I could have declaimed against their vices » 119 . La satire envisage donc l’homme avant tout comme animal social et, présupposant un consensus sur les valeurs de la vie collective dans la cité. Elle dénonce ceux qui violent ce code social, en vertu d’un postulat que résume une formule de Shaftesbury : « There is no love of virtue without knowledge of public good » 120 .

Or le fondement de la vie en commun est la confiance mutuelle, ce qui implique que les hommes pensent ce qu'ils disent, et inversement, qu’ils agissent en conformité avec leur situation dans le monde et soient prévisibles. Cela suppose une société organisée, cohérente, dans laquelle rôles et places sont identifiés, de sorte que soient repérables les écarts ou les contradictions entre l’apparence et la réalité. Le moment privilégié de la satire n’est donc ni celui des sociétés policières, dans lesquelles c’est la loi qui sanctionne tout manquement à la règle, ni celui des sociétés dans lesquelles valeurs et rôles sont en pleine déliquescence et confusion, mais celui, intermédiaire, des sociétés hiérarchisées dont la stabilité ancienne est ébranlée, que cette stabilité soit réelle ou supposée, fantasmée, à travers le mythe d’un « âge d’or », comme au dix-huitième siècle, où la société antique de l’époque d’Auguste joue ce rôle ; seules ces sociétés permettent le jeu, au triple sens d’écart, d’amusement et de duplicité, entre la fonction assignée par la structure et le rôle que l’on peut se donner.

Le satirique intervient dès lors que se manifeste une non‑adéquation entre l’apparence et la réalité, le paraître et l’être, les paroles dites (profession)et les actions accomplies (performance). Les apparences trompeuses constituent donc la cible favorite de la satire. Si la visibilité du mal représente la préoccupation majeure de l’essai périodique ainsi que des SRM, la satire se soucie bien moins du mal universellement (re)connu que de celui qui se dissimule. L’objet de la satire est toujours de révéler une dichotomie plus ou moins délibérée chez sa victime, en montrant que cette dernière agit selon une double échelle de valeurs, double standards,l’une intime, privée, l’autre sociale, publique. Il s’agit donc de mettre en évidence et de dénoncer tout ce en quoi l'homme social cherche à tromper les autres, ou se trompe lui‑même en ignorant sa vraie nature ; c’est pourquoi la satire affectionne le vocabulaire du dévoilement (to expose, to lay bare, to reveal, to unveil, to unmask , etc.) et privilégie les métaphores exprimant une opposition binaire entre apparence et réalité, métaphore relevant de la physionomie (quand le visage dément la vérité de l’âme), du vêtement (qui cache la réalité du corps), ou encore du langage (qui travestit la vérité).

C’est Fielding qui, dans la préface de Joseph Andrews (1742), prpose la conceptualisation la plus aboutie sur la question, ainsi que, pour une bonne part, un vocabulaire générique pertinent à toute la stratégie satirique néoclassique :

Si la duplicité est toujours « affectation »,puisqu’elle consiste à revêtir un rôle d'emprunt, cette « affectation » revêt deux aspects distincts, la « vanité », par quoi l’individu se dupe lui­­‑même mais pas les autres, et l’« hypocrisie », par quoi il dupe les autres mais non lui‑même. Ces deux manifestations de duplicité sont également condamnables, puisqu'elles relèvent toutes deux de la duperie et faussent le jeu social, mais ne sont pas de même gravité :

L’hypocrisie est plus grave que la vanité car elle ne résulte pas uniquement d’un aveuglement, mais d’une volonté délibérée de duper ; l’homme vain est ridicule, laughable, mais non véritablement dangereux, tandis que l’hypocrite au contraire trompe les autres plus que lui-même, est donc plus difficilement repérable et, en tant que tel, fausse plus gravement les règles du jeu social. Ces deux manquements à la règle de la sociabilité relèvent du vice social fondamental aux yeux du satirique néoclassique : l’orgueil, pride,dans le sens précis que théologiens, moralistes et philosophes à l’époque donnent à cette notion. C’est en fait le seul péché véritablement capital, parce qu’il révèle la propension de l’homme à transgresser les limites, celles de la société autant que les siennes propres, menaçant ce faisant l’équilibre harmonieux du monde, lequel repose sur le respect par l’homme de sa place et de sa fonction dans l’ordre divin autant que dans la structure sociale.

La satire ne s’intéresse toutefois au péché d’orgueil que dans la mesure où il fausse le jeu social. C'est la raison pour laquelle elle s’attaque non aux individus en tant que tels, mais à des types, c’est-à-dire à leur définition sociale, leur rôle public : médecins, hommes de loi, mais aussi coquettes, femmes savantes, veuves joyeuses, ou encore vantards, avares, petits marquis et autres « fops » sont les cibles favorites de la satire, même classique. Dans l'ordre social, l'affectation prend la forme privilégiée, véritable lieu commun de la satire, de l'arrivisme, upstartism, et le parvenu, upstart, est sa cible de prédilection. En effet, ce vice social n’est que la transposition homologique, à l’échelle de la cité, de la mise en cause radicale de l’ordre divin par l’orgueil de la rébellion luciférienne, inspirant celle de l'homme grâce à la promesse de la transgression ultime : « Ye shall be as Gods » (Genesis 3: 5). En vertu de la croyance en la correspondance entre macrocosme et microcosme, toute déviance par rapport à la norme sociale est manquement à la loi divine.

Il s’agit donc pour le satirique de convaincre les hommes de renoncer à leurs travers, voire à leurs vices, en donnant à de tels errements un aspect ridicule qui leur fasse honte.Cette technique ne peut être efficace que dans les cultures dans lesquelles le ridicule tue (réellement ou métaphoriquement), et que les anthropologues, on l’a vu, désignent sous le vocable de « shame cultures ».Elle n’a en revanche guère sa place dans les sociétés reposant davantage sur la culpabilité, dans lesquelles l’individu déviant est désigné comme responsable de tous les maux de la collectivité et doit donc être éliminé physiquement comme bouc émissaire – c’est le pharmakos grec – afin de restaurer la stabilité de l’édifice social. C’est pourquoi la satire ne saurait se confondre avec l’invective ou la dénonciation personnelle : dans la mesure où la satire cherche à atteindre sa victime nécessairement par la biais et le détour d’une fiction généralisante, l’indirection est le fondement même de la méthode satirique. Pour reprendre la distinction aristotélicienne entre logique et rhétorique, le propos du logicien est de convaincreet de confondre par une démonstration directe, alors que le satirique s’emploie à persuader par le moyen de l’analogie fictionnelle, donc du détour.

Cette fictionnalité est aussi ce qui place le satirique au-delà et en-dehors de la condamnation qu’il profère, et l’exempte de l’accusation d’une participation au mal dont par sa description il manifeste une connaissance intime : le satirique ne parle pas en son nom propre, mais n’est que le porte-parole de la norme sociale ; mutatis mutandis, ce n’est pas au lecteur lui-même qu’il s’adresse, mais à son voisin, en quelque sorte, faute de quoi le lecteur, se sentant mis en accusation personnellement, rejetterait la condamnation, alors que la fiction satirique lui permet de voir dans le miroir que lui tend la satire uniquement le visage d’autrui. C’est, on s’en souvient, la célèbre métaphore développée par Swift dans la préface de The Battle of the Books : « Satire is a sort of Glass, wherein Beholders do generally discover every body’s Face but their Own; which is the chief Reason for that kind of Reception it meets in the World, and that so very few are offended with it » (Tale, p. 215). En outre, les satiriques font preuve d’une belle unanimité pour refuser la dénonciation personnelle et s’en tenir à la stigmatisation de vices généraux. Ainsi Dryden : « In a word, that former sort of satire [personal], which is known in England by the name of lampoon, is a dangerous sort of weapon, and for the most part unlawful. We have no moral right on the reputation of other men. ‘Tis taking from them what we cannot restore to them ». Et Dryden de préciser qu’il existe seulement deux cas qui justifient le recours à une satire personnelle : lorsqu’on a soi‑même été calomnié, même si la charité chrétienne voudrait en fait que l’on pardonne à son ennemi, et, surtout, lorsqu’un individu devient « a public nuisance » : « ‘Tis an action of virtue to make examples of vicious men. They may and ought to be upbraided […] both for their own amendment, if they are not yet incorrigible, and for the terror of others » 121 . C’est une argumentation très similaire que développe Addison dans le Spectator :

La satire est rhétorique et non accusation devant le tribunal des hommes ou de Dieu.

Notes
119.

John Dryden, ‘Preface to Absalom and Achitophel’, in The Works of John Dryden, eds. Sir Walter Scott and George Saintsbury, Edinburgh, s. n., 1882‑1893, 18 vols., IX, p. 212.

120.

Anthony Ashley Cooper, Lord Shaftsbury,Characteristicks of Men, Manners, Opinions and Times, ed. John M. Robertson, 2 vols., Gloucester, MA, Peter Smith, 1963, I, p. 72.

121.

John Dryden, A Discourse Concerning the Original and Progress of Satire (1693), in Essays of John Dryden, ed. W. P. Ker, 2 vols., Oxford, Clarendon, 1926, II, p. 79 ; p. 81.