La satire entre l’homilétique et le judiciaire

La satire se situe donc entre l’homilétique et le judiciaire, dans la mesure où elle ne s'attaque ni aux grands crimes, qui relèvent de la loi et de la justice, ni aux grands vices ou perversions intimes, qui relèvent du regard de Dieu. Son domaine est celui, intermédiaire, de tous les comportements ayant une incidence sociale. De tous les néoclassiques, Swift est l’auteur de l’argumentation la plus construite et la plus développée à ce sujet :

C’est dans ses présupposés comme dans ses modalités d’action que la satire se situe entre le judiciaire et l’homilétique. Si le prédicateur s’attache à persuader l’homme d'adopter une ligne de conduite dictée par des vérités supérieures, morales ou religieuses, il présuppose la bonté naturelle de l’homme, qui va le pousser à rechercher le bien commun, ou bien il agit par la menace, la crainte, ou encore par la démonstration logique. Or il ne s'agit pas pour le satirique de rendre les hommes vertueux par choix, un choix dicté par la foi ou la bonté, ni même de le punir directement, punition dispensée par l’institution judiciaire ici‑bas et la damnation éternelle dans l’au‑delà. En cela d’ailleurs, la satire se distingue du genre médiéval de la « complainte », complaint, beaucoup plus marquée par la dimension religieuse :

Si la complaint se rapproche du mode homilétique, le champ du satirique est, comme on l’a vu, celui du temporel plutôt que du spirituel. Il n’est en effet pas du pouvoir du satirique de rendre bon le méchant, tout au plus pourra‑t‑il tenter de le rendre ridicule. Dans Tom Jones de Fielding,Squire Allworthy le bien nommé est un homme bon mais aveuglé par ses préjugés : c’est son travers, et la satire a la tâche facile de montrer le ridicule de cet aveuglement qui porte préjudice à la sagesse véritable de Allworthy. Quant à Blifil, le méchant de l'histoire, il échappe à la juridiction du satirique car il relève de l’institution judiciaire. Certes, Blifil finit par être démasqué et expulsé du monde de la fiction, qui peut dès lors retrouver l’unité harmonieuse que désigne le nom du domaine de Allworthy, « Paradise Hall » ; mais il ne se repent ni ne se réforme, et va simplement exercer ses talents maléfiques ailleurs, c’est‑à‑dire en fait dans le monde du lecteur, où il entreprend une carrière politique grâce à l’argent d'une veuve méthodiste qu’il épouse. Autrement dit, tout le pouvoir de la satire n’empêchera pas qu’il y aura toujours des Blifil parmi nous.

Par ailleurs, dans le cadre d’une dialectique dont les pôles seraient la justice d’un côté et la loi de l’autre, la satire se situe moins du côté de la justice que de la loi, en ceci qu’elle envisage l’homme dans une perspective légaliste et non analytique : éludant toute considération d’ordre psychologique, le satirique se refuse à comprendre et à expliquer pour se contenter de condamner. Il ne s’agit pas d’examiner les motivations, les circonstances atténuantes d’une action, comme le fera le roman, mais les conséquences morales de cette action sur la société. Comme le démontre Ronald Paulson (Paulson, 1967), la satire se distingue du roman notamment par une conception légaliste et non organique du personnage, qui est défini non par ce qu’il est mais par ce qu’il fait. Le jugement satirique assimile l’homme à ses actions et n’envisage pas ce dernier en termes de personnalité mais d’identité repérable à un moment précis, le réifie pour le transformer en type. Cela dit, la métaphore judiciaire est un topos de la rhétorique en faveur de la défense de la satire, comme l’illustre l’argumentation suivante :

Il s’agit là d’une paraphrase d’Addison :

De manière générale, le satirique se présente comme essentiel au bon fonctionnement de la société en remplissant le rôle d’adjuvant de la justice, en ajoutant à la dimension légale le regard de la morale – « Law can pronounce judgement only on open Facts, Morality alone can pass censure on Intentions of mischief; so that for secret calumny or the arrow flying in the dark, there is no publick punishment left, but what a good writer inflicts » 125 –, ainsi qu’en détectant des manquements à la loi qui échappent à la juridiction de la justice et demeureraient impunis sans son intervention :

Notes
125.

William Cleland, ‘A Letter to the Publisher, Occasioned by the present Edition of the Dunciad’, in The Twickenham Edition of the Poems of Alexander Pope, 10 vols., eds. J. Butt et al., London, New Haven,1954‑63, V, 14 ; William King, ‘The Translator’s Preface to The Toast, An Heroick Poem’, London, 1736, p. xxxix.