Satire horacienne et satire juvénalienne.

La méthode satirique est susceptible de prendre deux directions que l’on peut schématiser, en suivant Ronald Paulson (Paulson, 1967), en les plaçant sous l’égide l’une d’Horace, l’autre de Juvénal, les deux grands satiriques de la tradition latine, et liées aux deux conceptions de la satire qui ont traversé les époques, rattachées à la double étymologie attribuée au substantif.

D’aucuns se sont plu à voir l’origine du terme « satire » dans le latin satyrus, divinité antique effrayante, mi-chèvre, mi-homme. Toutefois, selon l’étymologie la mieux attestée, le mot vient du latin satura, qui signifie littéralement « macédoine, mélange » :

Si l’on se souvient de l’étymologie fantaisiste traditionnelle, la satire doit alors être un texte virulent et âpre, voire obscène, qui n’épargne en rien ceux qu’il attaque ; préférer le second sens fait de la satire un texte moins agressif, mais volontiers composite et désordonné, destiné autant à satisfaire l’appétit (à amuser) qu’à nourrir (à réformer). La première occurrence anglaise écrite du terme se trouve dans le Shyp of Folys of the Worlde, daté de 1509, où il est défini de la manière suivante : « This present Boke myght have been called not inconvenyently a Satyr (that is to say) the reprehencion of foulyshness » 128 . Recouvrant cette double étymologie, une distinction s’établit peu à peu entre les satires qui se placeraient dans la lignée acerbe de Juvénal, et celles qui se conformeraient plutôt au style plus bienveillant d’Horace. Considéré plus comme un réformateur que comme un écrivain à proprement parler, Juvénal était révéré par les Anglais de la période Tudor qui voyaient en sa satire sévère, faisant peu de place au rire léger, la véritable origine du genre. Les néoclassiques lui préférèrent Horace, dont le ton modéré, illustré aussi par Virgile, convenait mieux à l’esprit du temps, préférence qui s’explique aussi par l’admiration des néoclassiques pour Auguste, l’empereur romain de cette période. Par ailleurs, la Préface sur les satires d’Horace de Dacier, publiée en 1687 et maintes fois traduite et interprétée, joue un rôle prépondérant dans la préférence qui s’impose finalement en faveur de la seconde étymologie.

Cette opposition quant à la méthode satirique se cristallise autour du débat sur la satire nominatve : la mention des personnes visées par leur nom est-elle la condition d’efficacité de la satire, qui les expose ainsi à la censure de leurs contemporains, ou bien est‑il préférable de s’en tenir à la dénonciation des vices les mieux partagés du monde, comme le pensent les partisans d’une satire plus bénigne, selon lesquels désigner nommément ses victimes témoigne d’une coupable insensibilité de la part des railleurs ? Les deux points de vue trouvent des défenseurs acharnés, et à l’argument d’Addison déjà cité (Spectator 451, IV, p. 88), répond celui de Pope :

Les oscillations des arguments de Swift en la matière reflètent bien les enjeux du débat : si ses prises de position publiques inclinent en faveur d’une satire bienveillante – « Humour is certainly the best ingredient towards that kind of satire, which is most useful and gives the least offence; which instead of lashing, laughs men out of their follies, and vices, and is the character which gives Horace the preference over Juvenal » (Intelligencer 3) –, les écrits privés, telle cette lettre à Pope à la suite de sa lecture de The Dunciad, confirment la violence de sa pratique satirique :

De plus, à l’instar de nombreux autres satiriques, Swift fit grand usage d’un procédé qui permet d’esquiver la question des noms propres, procédé connu sous l’appellation humoristique de disemvowelling, et qui consiste à imprimer un nom en en supprimant les voyelles, remplacées par des points ou un tiret : ainsi, dans The Battle of the Books, W–tt–on pour Wotton, B–ntl–y pour Bentley, Bl–ckm–re pour Blackmore. La technique permet de désigner quelqu’un de manière suffisamment claire pour être identifiable tout en prétendant préserver son anonymat, mettant ainsi l’auteur à l’abri d’éventuelles poursuites judiciaires, procédé qui ne trompe personne et dont Addison fait la critique ironique dans The Spectator :

Et Addison de conclure, « tongue in cheek », que puisque telle est la mode, Mr. Spectator ne saurait être en reste : « to outshine all this Modern Race, of Syncopists, and thoroughly content my English Readers, I intend shortly to publish a SPECTATOR that shall not have a single Vowel in it » (ibid., p. 538) 130 .

Au-delà de querelles relevant plus du déni rhétorique que de la profession de foi, il est cependant possible de distinguer deux tendances distinctes dans l’inspiration satirique. La satire horacienne, celle de ses « conversations »,s’attache par prédilection aux sots, aux dupes, aux fools victimes de leur propre aveuglement, tous ceux qui croient être ce qu’ils ne sont pas et dont l’affectation, selon la nomenclature de Fielding, relève de la vanité plutôt que de l’hypocrisie. La satire horacienne est donc plutôt bienveillante, et optimiste quant à son efficacité, puisqu’elle s’assigne un projet relativement modeste, ainsi que dans sa vision de l’homme, qu’elle envisage comme amendable et ouvert à la persuasion. Le lecteur est supposé accepter de bonne grâce ses propres défaillances illustrées par la fiction satirique et s’engager sans trop de difficulté dans la voie de la réforme pour éviter la honte du ridicule qui s’attache au fool que chacun d’entre nous peut, par faiblesse tout humaine, devenir à un moment ou à un autre. La satire horacienne est donc participative, en ce sens qu’elle entre en sympathie avec ses victimes pour mieux accompagner leur effort de réforme ; elle cherche à maintenir la cohésion sociale et à réintégrer ceux qui par aveuglement s’en sont éloignés. La satire juvénalienne se tourne elle plutôt vers les coquins, les knavesen se désintéressant du menu fretin des fools. Chez Juvénal le mal est profond, le danger pressant, la dérision est une arme insuffisante pour l’éradiquer, car le monde est entre les mains des hypocrites qui trompent les autres délibérément, avec d'autant plus d’efficacité qu’ils savent se dissimuler. Le coquin juvénalien est dangereux et il s’agit de le démasquer et de le punir sans faiblesse car il n’est pas susceptible de se réformer ; il faut le neutraliser pour l’empêcher de nuire. La satire juvénalienne est donc bien plus pessimiste, punitive et agressive ; elle ne croit pas à la bonté foncière de l'homme ni à son désir de s’amender, et refuse toute sympathie, toute compréhension qui équivaudrait à pactiser avec le mal. Elle prend donc le parti inverse, et cherche à préserver la cohésion sociale, à protéger la cité de la contamination des méchants en les expulsant de la communauté.

La violence dont fait parfois montre le satirique n’est pas étrangère aux condamantions dont il est souvent l’objet, jetant le doute sur la sincérité de son entreprise de réforme morale. On rapporte ainsi l’histoire du sculpteur Hipponax, dont la violente satire à l’encontre de sculpteurs rivaux qui avaient pris pour cible la difformité physique de celui‑ci, conduisit ces derniers au suicide 131 . Ce sont les émotions de la satire qui sont suspectes, émotions que suscite la satire, mais aussi celles qui animent le satirique, bien loin des vertus chrétiennes d’humilité et d’amour du prochain :

La dénonciation de la violence de la satire comme signe non de l’ardeur morale du satirique, mais d’un caractère bilieux et déséquilibré, constitue un topos dans la condamnation du mode satirique :

La violence de bon nombre des dénonciations de la violence n’est paradoxale qu’en apparence, s’inscrivant au même titre que la satire elle‑même dans le contexte polémique de l’époque :

Certains critiques soulignent aussi qu’une telle violence peut se retourner contre le satirique lui‑même, qui encoure la sanction des tribunaux : « I did not launch much out into Satyr, considering the uncertainty of Fortune, and the various change [sic] of Ministry, where every Man as he resents may punish in his turn of Greatness; and that in England a Man is less safe as to Politics, than he is in a Bark upon the Coast in regard to the Change of the Wind, and the danger of Shipwreck » 134 . De manière générale, on peut ramener à trois les principaux arguments développés au cours des siècles à l’encontre de la satire. Le premier concerne le statut ontologique du satirique : celui-ci s’arroge de facto une prérogative divine en se constituant censeur des mœurs de ses contemporains et pairs, alors qu’il n’est qu’un homme parmi d’autres. La seconde objection est d’ordre pragmatique : si la visée réformatrice de la satire est le plus souvent acceptée, l’efficacité de son action est en revanche contestée. Le dernier argument est quant à lui sociologique, dans la mesure où la satire a toujours été perçue comme potentiellement menaçante pour la cohésion de l’édifice social. En dépit des protestations réitérées des satiriques affirmant que leurs attaques visaient non les institutions mais leurs dysfonctionnements, les sociétés ont de tout temps exprimé leur méfiance à leur endroit, selon la logique de la « pensée mythico-linguistique » telle qu’elle a été analysée par Cassirer : la pensée d’ordre magique repose sur un fonctionnement synecdochique d’identification qui attribue à la partie les pouvoir du tout ; en vertu de ce raisonnement, posséder une mèche de cheveux de l’ennemi revient à s’attribuer le contrôle de sa personne tout entière, et attaquer le représentant d’une institution revient à ébranler l’édifice lui‑même 135 . Or comme le souligne Robert C. Elliott, une telle croyance est loin de prévaloir dans les seules sociétés primitives régies par le mythe :

La contradiction essentielle de la satire réside dans le mouvement pendulaire qui est le sien entre valeurs collectives et individuelles :

C’est pourquoi le dilemme que soulève parmi tant d’autres œuvres le Tartuffe de Molière est en réalité aussi ancien que la satire elle-même (il se pose dans des termes quasi identiques dans la satire lucianique) : l’œuvre satirique se contente-t-elle d’attaquer les mauvais exemples ou bien, comme l’affirment ses détracteurs, sa critique ébranle-t-elle les fondements-mêmes de l’institution qu’elle vise ce faisant indirectement ?

Notes
128.

Sebastian Brant, The Shyp of Folys of the Worlde, ed. T. H. Jameson, New York, Da capo Press, 1970, II, p. 17.

130.

Addison tiendra parole, puisque le numéro suivant du Spectator est une parodie de querelle entre Mr. Spectator et « an angry politician », querelle dans laquelle les protagonistes ont recours à ce procédé du « disemvowelling », exercice oulipien à la George Pérec du plus haut comique étant donnée la nature fictive des protagonistes (Spectator 568, IV, pp. 359-360).

131.

Duval et Martinez, 2000, p. 22.

134.

Matthew Prior, ‘Heads for a Treatise upon Learning’, in The Literary Works of Matthew Prior, eds. H. Bunker Wright and Monroe K. Spear, 2 vols., Oxford, Clarendon Press, 1971, I, pp. 583-584.

135.

Ernst Cassirer, Langage et mythe. A propos des noms de dieux, trad. Ole Hansen-Love, Paris, Minuit, 1973 [Yale UP, 1953], chapitre 6, pp. 105 sq ; Cassirer définit ce principe de la manière suivante : « Lorsque deux concepts logiques sont saisis sous l’espèce supérieure la plus proche qui est leur genus proximum, cette relation qui s’établit entre eux préserve néanmoins soigneusement leur différence spécifique. En revanche, dans la pensée linguistique et avant tout mythique, c’est d’une façon générale la tendance opposée qui domine. Il règne ici une loi que l’on pourrait véritablement appeler loi du nivellement et de l’effacement des différences spécifiques. Chaque partie d’un tout […] apparaît équivalent au tout […] On peut avant tout ici rappeler le principe que l’on peut qualifier de véritable principe fondamental de la « métaphore » linguistique autant que mythique, le principe que l’on exprime habituellement sous le nom de principe du pars pro toto. L’ensemble de la pensée magique, comme on sait, est dominé et pénétré par ce principe. Celui qui s’empare d’une partie quelconque du tout a par là même, au sens magique, pris le pouvoir sur le tout » (p. 114).