Les présupposés de l’entreprise de réforme chez Addison et Steele

Un critique formule ainsi les enjeux régissant l’entreprise spectatoriale : « there were triumphs of the new science to proclaim; there was a civilised literary style to practise; there was a busy advancing civic life to record; there was a whole morality of social conduct to explore in relation to the growing demand for harmony » 136 . Jürgen Habermas donne quant à lui du « journalisme littéraire » la définition suivante : « Elle [la presse périodique] était pour [les écrivains] un moyen de donner à l’usage qu’ils faisaient de leur raison dans un but pédagogique une efficacité sur le plan public » (Habermas, 1992, p. 190). Pour pertinentes qu’elles soient, de telles définitions n’en occultent pas moins une dimension essentielle de l’entreprise de réforme des mœurs que s’assigne le périodique, à savoir le désir de réconcilier l’esprit du monde avec l’idéal religieux. Autrement dit, faire le lien entre satire et religion est l’objectif avoué de l’essai périodique, ainsi que l’affirme explicitement Addison dans le Spectator, qui définit ainsi son but : « to enliven Morality with Wit, and to temper Wit with Morality » (Addison, Spectator 10, I, p. 44). Une telle entreprise est orientée par la conviction, en opposition directe à celle qui anime l’esprit satirique, que tout homme de bon sens est nécessairement homme de vertu, vertu qui a certes besoin d’être entretenue, mais qui est naturelle à l’homme.

On comprend dès lors aisément que les présupposés théologiques qui sous-tendent l’action de l’essai périodique correspondent en fait à une édulcoration de la théologie latitudinaire ; ainsi, la conception du mal qui préside à cette entreprise est ainsi directement inspirée de la théorie de l’optimisme cosmique. Avant d'être ridiculisée par la satire voltairienne – Panglosse, le professeur de Candide, transformant la maxime newtonienne « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles » en l’assertion d’un optimisme béat : « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes » –,puis déconstruite par Samuel Johnson dans la seconde moitié du siècle, cette notion est au centre de la doxa néoclassique telle que l’expose Pope dans sa théologie morale de An Essay on Man.Mais de manière significative l’Essai sur l'homme se fait plus que discret sur la doctrine chrétienne de la Chute et sur la question du mal. L’optimisme cosmique, celle d’une création harmonieuse dans laquelle tout se légitime par une place et une fonction dans un système homéostatique d’échanges et d’équilibres, trouve au mal sa raison comme moindre bien,ce qui a pour effet ou pour implication d’édulcorer la responsabilité de l’homme et de son péché, sinon de le disculper totalement. C’est l’analyse que propose le plus important ouvrage sur la question, le De Origine Mali de l'archévêque King, paru en 1701, traduit en anglais en 1731 et qui connut une grande popularité à l’époque. Selon King, le mal est un manque, une privation, ressentie par l’homme, en fonction de l'intelligence limitée et partielle qu’il a de la plénitude divine. Une vision plus vaste, qui ne lui est pas permise, lui montrerait que ce mal apparent s’insère à son ordre dans une structure qui le transforme en mal nécessaire pour un plus grand bien. C'est bien cette doctrine que véhicule Pope dans son poème philosophique : « Whatever is, is right ».

C’est ainsi que la notion, centrale dans l’entreprise spectatoriale, de « politesse », politeness, dépasse le simple cadre du savoir‑vivre pour englober tout ce qui permet de maintenir la cohésion et l’harmonie sociale, et est sous‑tendue par une morale de la vie sociale directement inspirée de la théologie anglicane du latitudinarisme, comme le montre l’extrait de sermon suivant, dont le titre lui-même est révélateur, puisqu’il s’intitule Religion Productive of Joy, and Consistent with Politeness : « The Christian Religion is so far from discountenancing Politeness and Good-breeding, that it helps promote them, and would be more engaging to many who think themselves fine Gentlemen, was it impartially examined and better understood by them », ou encore : « Do not the Virtues of Temperance and Chastity, for Instance, naturally produce Joy & Chearfulness in those that possess them? Do they not yield unto them many easy Reflections of Mind, and exempt them from many painful Disorders of Body, which often rack and torture the sensual and the voluptuous? » 137 . Quant au passage suivant d’un sermon de John Sharp, il pourrait être à l’origine directe de la finalité de l’entreprise spectatoriale tant il est proche des propos d’Addison désirant mêler inspiration religieuse et esprit du monde :

L’adjectif [un]reasonable est à lui seul extrêmement révélateur de la parenté avec le latitudinarisme, puisque l’on se souvient que le caractère « raisonnable » de la religion, dans tous les sens du terme, est l’un des principaux arguments des « hommes de latitude ».Quant à la notion de « chearfulness », on verra à quel point elle est centrale dans l’éthique de l’entreprise réformatrice de l’essai périodique. Mutatis mutandis, certains numéros du Spectator sont étonnamment proches, dans l’esprit comme dans la lettre, de sermons latitudinaires, comme en attestent ces propos d’Addison :

Plus encore, il n’est pas rare que des citations scripturaires émaillent le texte d’un essai. Ainsi dans le Spectator 399, consacré à la connaissance de soi, dans lequel Addison cite précisément les deux mêmes psaumes que ceux utilisés plus tard par le pasteur Laurence Sterne dans son sermon portant sur le même thème, intitulé « Self–Knowledge » 139 . Et les propos d’Addison – «But there is another kind of Hypocrisie […]. I mean that Hypocrisie, by which a Man does not only deceive the World, but very often imposes on himself [...] andmakes him believe he is more virtuous than he really is » (Spectator 399, III, p. 493) – semblent bien avoir directement inspiré Sterne : « Most of us are aware of and pretend to detest the barefaced instances of that hypocrisy by which men deceive others, but few of us are upon our guard or see that more fatal hypocrisy by which we deceive and over-reach our own hearts » (New, 1996, IV, 38).

De même, la « Chain and mutual Dependence of Human Society » que mentionne Steele dans le Spectator 428, exprimant la croyance en la nature fondamentalement sociale de l’homme, est un concept là encore directement inspiré par la théologie latitudinaire telle qu’elle s’exprime par exemple dans un sermon de John Sharp :

Le lien social est inscrit dans la nature humaine en ceci que les hommes éprouvent de l’affection les uns pour les autres et partagent le désir de vivre en communauté, car l’humanité est constituée d’une chaîne cosmique s’étendant de Dieu à l’homme et la société un tout organique dans lequel chaque homme est sa place. L’homme est selon le plan de Dieu créature « mitoyenne » dans cette grande chaîne de l’existence : « In this System of Being […] Man [fills] up the middle Space beteen the Animal and Intellectual Nature, the visible and invisible World, and is that Link in the Chain of Beings which has been often termed the nexus utriusque mundi » (Steele, Spectator 519, IV, p. 349). Il a un double devoir, envers les autres hommes et envers Dieu : « a Man should not live as if there was no God in the World; nor, at the same time, as if there were no Men in it » (Spectator 598, V, p. 45). Contrairement à la satire, qui prend en compte essentiellement la dimension horizontale de l’existence, dans la mesure où elle dénonce les travers sociaux plus que les vices, et au sermon, dont la dénonciation des vices fait prévaloir la dimension verticale du rapport avec le divin, le périodique souligne l’indissociabilité des deux dimensions, ce qui n’apparaît nulle part plus clairement que dans la conception spectatoriale de la vertu, définie précisément en fonction de ces deux paradigmes : « Virtue [is] a general Notion as is affixed to it by the Writers of Morality, and which by Devout Men generally goes under the Name of Religion, and by Men of the World under the Name of Honour » (Spectator 243, II, p. 443).

Si, en vertu d’une telle vision du monde, l’homme est naturellement vertueux, il convient pourtant de veiller constamment à entretenir cette vertu : l’immoralité est la cible principale de l’essai périodique – « I have set up the Immoral Man as the Object of Derision. In short, if I have not formed a new Weapon against Vice and Irreligion, I have at least shewn how that Weapon may be put to right use, which has so often fought the Battels of Impiety and Prophaneness » (Spectator 445, IV, p. 65) –, et ce, dans ses formes les plus anodines. Car pour l’essai périodique, tout se tient, il n’existe aucune discontinuité qualitative ou quantitative dans le vice : petits travers et vices profonds sont symptômes des mêmes dérèglements. Le caractère profondément novateur de l’entreprise menée par les journalistes littéraires réside dans cette attention portée aux petits travers, et dans la bienveillance amusée avec laquelle ils sont envisagés, modération qui est à la sphère sociale ce que la via media anglicane est à la religion. Si pour les théologiens des SRM le péché est contagieux, pour Addison et Steele la bienveillance et la politesse le sont tout autant du fait de la sympathie qui unit les hommes les uns aux autres. La sociabilisation des hommes se fait par le « commerce » entre eux, à tous les sens du terme : « all parts of Humane Life is a Commerce » (Spectator 202, II, p. 292). Le monde n’est plus à construire mais à aménager, et le Spectator s’emploie à réguler les rapports entre les hommes.

Notes
136.

A. R. Humphreys, Addison, Steele, and their Periodocal Essays, Writers and their Works Series 109, London, Longman, Greens, and Co, 1966, pp. 9‑10 ; je souligne.

137.

William Howdell, Religion Productive of Joy, and Consistent with Politeness. A Sermon Preached at Abbey‑Church at Bath, April 16, 1744; And, Published in Order to Wipe off the Aspersions that Have Been Cast upon it by the Methodists, York, C. Ward, 1744, p. 24, p. 13.

139.

Psalm 19: 12: «Who can understand his errors? Cleanse thou me from secret faults » ; Psalm 139: 23-24 : « Search me, O God, and know my heart: try me, and know my thoughts: / And see if there be any wicked way in me, and lead me in the way everlasting ». Les références figurent pour Addison dans le Spectator 399, III, pp. 493, 496 et pour Sterne in New I, p. 39.