Les cibles de la satire dans l’essai périodique

Les cibles visées par les essais périodiques sont délimitées par la formule d’Addison déjà citée : « reprehending those Vices which are too trivial for the Chastisement of the Law, and too fantastical for the Cognizance of the Pulpit » (Spectator 34, p. 144). Cette formule désigne la spécificité de cette entreprise par rapport à ses concurrentes sur le terrain de la réforme morale. Comme on l’a vu, est l’affaire du périodique tout ce qui entrave le bon fonctionnement de la société sans pour autant relever du tribunal ou de la chaire.

Applications laïques du latitudinarisme, l’ouverture d’esprit, broadmindedness, et la tolérance sont les fondements de l’entreprise spectatoriale et constituent la version édulcorée des présupposés théologiques latitudinaires. Tout comme les SRM dont il se réclame parfois ouvertement, notamment le Tatler, l’essai périodique se préoccupe de la visibilité du mal, mais dans ses formes plus anodines (codes vestimentaires, conduites excessives et autres travers véniels) et avec des méthodes moins sévères :

La visée réformiste des périodiques en général et du Spectator en particulier concerne actions et attitudes, celles qu’il s’agit d’adopter ou de changer. Le périodique cherche à créer un réseau de valeurs communes autour desquelles s’articule une communauté : « The Spectator sought to show that Whiggism was the natural consequence of the public values and attitudes that it articulated, and it diverted attention from private and privileged matters of politics to public matters of social behavior » (Knight, 1993, p. 52). Et à la différence des SRM, Addison ne vise pas avant tout les classes populaires, mais les « fine ladies et gentlemen », ainsi que les « merchants », voire les ecclésiastiques. La visée réformatrice de l’entreprise est ainsi définie par Steele dans l’une des dédicaces des volumes du Tatler à Arthur Maynwaring :

Cet extrait est intéressant en ceci qu’il met en lumière non seulement la spécificité du projet réformateur de l’essai périodique, mais le public visé : la réforme des mœurs entend être « générale » (« generally read ») au sein de la société urbaine (« in this town »), vise toutes les catégories sociales (« the Pleasurable, as well as the Busy Part of Mankind », « Persons of all Conditions »), ainsi que les deux sexes (« of each Sex »). Contrairement aux SRM, l’essai périodique n’entend pas réformer uniquement les plus modestes, mais les « fine ladies and gentlemen » : « I shall be ambitious to have it said of me, that I have brought Philosophy out of Closets and Libraries, Schools and Colleges, to dwell in Clubs and Assemblies, at Tea‑Tables and in Coffee‑Houses » (Addison, Spectator I, 10, p. 44).

De plus, ce n’est pas le vice privé que vise le périodique, comme le fait le sermon, mais l’homme dans sa dimension sociale, celle-ci recouvrant le comportement général (« Behaviour »), mais aussi la tenue vestimentaire (« Dress ») et le discours (« Discourse », « Conversation »). Ce dernier terme, associé à celui de « Simplicity », définit de manière à la fois synthétique et assez exhaustive le projet de réforme du périodique, dont la sociabilité et l’absence d’affectation – le mot se trouve dans la citation – sont les maîtres‑mots. Il faut à ce propos relever l’usage qui est fait du substantif « Pretender » : Steele joue sur le double sens du terme pris dans son acception commune d’hypocrite, et dans sa signification politique et polémique de « Prétendant » jacobite, et inscrit ce faisant le projet de réforme du périodique dans la tradition de dénonciation satirique de l’hypocrisie et de l’affectation tout en lui conférant la légitimité d’une cause nationale de défense des libertés anglaises contre l’absolutisme 141 .

L’édulcoration des principes théologiques permet aussi d’élargir le champ d’action des essais périodiques, en faisant de ces derniers, on l’a vu, le lieu d’un hédonisme spirituel, d’une réconciliation de l’idéal religieux et de l’esprit du monde. L’entreprise de normalisation ainsi menée se situe donc aux antipodes des excès de la satire, notamment juvénalienne : à la violence de la déonciation s’oppose la modération de la conversation polie. La révolution des mœurs opérée par le périodique consiste à promouvoir une modération qui permet d’éviter tout comportement susceptible de heurter autrui, la notion centrale étant celle de « politesse », qu’elle soit sociale ou esthétique. C’est pourquoi la dimension sociale est au cœur de l’entreprise de réfome morale de l’essai périodique, et que vertu religieuse et vertu sociale doivent coïncider, car bon sens, bienveillance, bonne conscience et bonnes manières vont de pair. La nouveauté réside également dans le médium employé : le médium journalistique permet de toucher un public non seulement plus populaire mais beaucoup plus vaste que le public lettré des satires ; et de même que la scène sociale concernée est vaste, de même l’esprit qui anime l’essai est aux antipodes de l’esprit partisan, désigné comme l’ « ennemi » de l’entreprise spectatoriale :

Le discours n’est pas celui de la contestation, comme le discours de la satire, mais du consensus : il s’agit d’occuper une position centriste afin de donner une apparence d’objectivité au-delà des intérêts particuliers, et c’est en ce sens que l’on a pu dire du discours du Spectator qu’il était politique sans en avoir l’air : « [The Spectator] move[s] vertically among the levels of abstraction and generality appropriate to [its]topics and [its] audiences, [which] provides a code by which The Spectator authors could carry on a political discourse without appearing to do so » (Knight, 1993, p. 44). C’est dans cette mesure aussi que le Spectator « replaced propaganda with ideology as a mode of political discourse » (ibid., pp. 54-55).

Notes
141.

L’analyse de cette citation doit beaucoup à l’étude d’Alain Bony, in Bony, 1999, pp. 46-47.