La stratégie satirique de l’essai périodique

Mais la grande nouveauté et la spécificité de l’entreprise des essayistes résident avant tout non dans la dimension morale de l’essai, dans sa visée d’assainissement des mœurs publiques, mais dans sa stratégie, qui consiste à associer cette dimension morale avec la « politesse » et l’humour. Partant des présupposés que nous avons analysés, l’entreprise de moralisation revêt deux formes : la lutte contre le vice et la personnification des valeurs désirables.

Sa méthode fait du périodique une « version laïcisée et ludique des "Societies for the Reformation of Manners" » (Bony, 1999, p. 54) : la visée réformatrice, bien réelle, ne passe pas par le jugement mais par une indulgence bienveillante ; le regard du « spectateur » suffit, qui agit comme rappel de la norme et « place chacun sous le regard contraignant d’un surmoi silencieux » (ibid., p. 42). En outre, la dénonciation n’est ni personnelle ni punitive :

Ni dénonciation personnelle et violente comme dans les satires juvénaliennes, ni stigmatisation du vice comme dans l’action des SRM, le périodique se contente de moquer en douceur des travers véniels, en vertu, comme on l’a dit, de la croyance en la bonté naturelle de l’homme, inhérente à tout homme de bon sens. C’est pourquoi l’exemplarité est l’une des valeurs cardinales de l’entreprise. La dénonciation des vices s’accompagne ainsi immanquablement de la promotion des trois vertus cardinales des essayistes : « tenderness, compassion, and humanity » (Steele, Tatler 134, II, p. 324), ainsi que d’une recommandation de la religion : « But there is nothing which favours and falls in with this natural greatness and dignity of human nature so much as religion, which does not only promise the entire refinement of the mind, but the glorifying of the body, and the immortality of both » (Addison, Tatler 108, p. 221). La satire se double toujours d’un encouragement à la bonté, et si l’idéal du parfait gentleman est difficile à atteindre – « A finished Gentleman is perhaps the most uncommon of all the great Characters in Life » (Steele, Guardian 34, p. 143) 142 –, il faut néanmoins amender les hommes afin de s’approcher de cet idéal. À cet effet, la norme est non pas implicite mais présente à travers l’incarnation de la vertu dans des personnages souvent inspirés de modèles réels : Sophronius, le vrai gentleman (Steele, Tatler 21), Paulo, le commerçant généreux (Steele, Tatler 25) ou Aspasia, femme idéale (Congreve, Tatler 42, Addison, Tatler 49). De même, le Sir Roger du Spectator constitue une parfaite illustration de la méthode addisonienne, en ceci qu’il s’agit d’un personnage excentrique qui suscite good humour et affection plutôt que mépris et dérision satirique. Sir Roger est en fait l’incarnation d’un type défini par Stuart Tave, celui de l’« amiable humorist » et qui fait la spécificité de la méthode de l’essai périodique par rapport à la satire de Swift ou Pope, que Steele définit ainsi : « This is the Art of Raillery, when a man turns another into ridicule, and shows at the same time he is in a good humour, and not urged by malice against the person he rallies » (Tatler 59, I, p. 332). Les lecteurs étaient sensibles à cette méthode, comme en témoigne le commentaire d’un critique anonyme de 1741, qui voit l’essence du comique addisonien dans les petits travers des personnages : « foibles [which] proceed from a bent of disposition not always directed by reason, nay sometimes from such a disposition as makes us love the character whilst we smile at the foibles. Of this kind is Sir Roger de Coverley’s; and surely that humour is delicate, that heals as it cuts » 143 .

La dimension satirique cède ainsi le pas à l’étude de mœurs, et les condamnations de la satire sont fréquentes dans les essais périodiques. Addison ne s’intéresse jamais à la vraie satire, mais uniquement à l’attaque personnelle qui se fait passer pour une satire, impliquant qu’il n’en existe pas d’autre forme 144 . De fait, la distinction entre vraie et fausse satire s’amenuise au point de disparaître au profit d’une condamnation sans appel qui fait de toute satire un libelle, lampoon, qui doit être remplacée par un comique plus indulgent, mis en œuvre dans le traitement de Sir Roger dans le Spectator : les humeurs de celui-ci n’ont pas à être corrigées ni même modifiées, car elles constituent son caractère particulier et en font un personnage sympathique, objet d’un rire bienveillant.

Il s’agit en fait de défendre les piliers de la société plus que de dénoncer leur corruption ; à la différence des satires de Swift, le mal dans les satires d’inspiration whig d’Addison et de Steele est périphérique, en ce sens que le point de vue adopté n’est pas celui de l’homme scandalisé dénonçant la faute, mais celui de l’honnête homme normatif, et la personne à l’origine du mal est souvent intégrée dans cette norme sans avoir à être corrigée : le Spectateur éprouve de l’affection pour Sir Roger de Coverley, « that good old man », qui est simplement montré comme excentrique. Une telle attitude présente également l’avantage d’une acceptation implicite de tous les points de vue : contrairement à ce qui se passe dans réellement dans le « Scriblerus Club », où il n’y a que des Tories, le club fictif du Spectateur est une sphère ouverte à tous, y compris à des Tories, pourvu qu’ils soient incompétents mais inoffensifs comme Sir Roger de Coverley. Cette mise en présence de points de vue divergents est l’une des conventions de l’essai périodique, et dessine l’évolution entre le temps de Dryden et celui du Spectator, d’une satire mordante à une observation plus tolérante de la société : divers experts se prononcent sur différents sujets ou sur un même sujet en manifestant des opinions divergentes, et ce avec une relative égalité de point de vue. À l’opposition tranchée entre le bien et le mal se substitue un panorama de différentes valeurs ou même d’opinions, présentées pour l’intérêt qu’elles offrent en elles‑mêmes. Conséquence fictionnelle, les personnages sont des types comiques plus que des personnes particulières, mais plus réalistes que des types satiriques puisque la charge satirique est moindre. Le but n’est pas de renforcer un point de vue en ridiculisant ce qui ne s’y conforme pas mais de faire le portrait d’une société dans toute sa richesse et sa diversité.

Mais la plus grande nouveauté d’une telle entreprise consiste à associer à la dimension réformatrice et religieuse la notion centrale de plaisir, de delight. Les essayistes introduisent ce faisant deux changements paradigmatiques majeurs : les travers ne sont plus objet de mépris mais des traits distinctifs qui suscitent la sympathie (Sir Roger est aimable parce qu’il est présenté comme tel par Mr Spectator), Addison initiant ainsi la tradition anglaise de l’excentricité en littérature. Par ailleurs, le plaisir est associé non plus au vice et à la débauche, incarnée par le rake, légué par le théâtre de la Restauration, mais à la vertu, qui est elle‑même synonyme de religion : « life without the rules of morality is a wayward, uneasy being [...]; but under the regulation of virtue, a reasonable and uniform habit of enjoyment » (Steele, Tatler 49, I, p. 283). Addison et Steele élaborent ainsi une nouvelle théorie du comique, puisque l’humour et la raillerie, au sens français du terme, prévalent sur le wit agressif de la satire, dont les motivations sont perçues comme troubles : ainsi dans le Spectator 23, Addison associe l’esprit (wit) à la malveillance (ill-natured) :

Est en jeu non une théorie du comique, mais la dimension sociale du rire, ce dernier participant de ces attitudes qui témoignent aux autres le bien qu’on leur veut et la sympathie gratifiante qu’on éprouve à leur endroit, « the Secret and Incomparable Pleasure of doing Good » (Addison, Spectator 95, I, p. 404) : la « bienveillance », benevolence, la « bonne volonté », good will, good nature, mais aussi l’humour bien intentionné, good humour, sont autant de ces manifestations. C’est dans ce contexte qu’il convient de lire la distinction demeurée célèbre qu’établit Addison entre « cheerfulness » et « mirth » :

Aux côtés de la tempérance, de l’abstinence, de la foi, du dévouement, de la justice et de la charité, « Chearfulness and good Humour [are Virtue’s] two great Ornaments » (ibid.), « Good nature » étant synonyme de compassion, d’humanité et de bienveillance (« Compassion, Benevolence and Humanity », Addison, Spectator 169, II, p. 165). La notion de vertu est ainsi étroitement liée à celle de « good nature » à laquelle Addison consacre deux numéros entiers du Spectator : il existe deux types de « good nature », celle qui qui n’est pas rationnelle et repose uniquement sur l’émotion ; celle-ci constitue un bon début mais ne suffit pas et doit être relayée par une bienveillance plus rationnelle, de l’ordre du devoir, et qui seule mérite le nom de vertu :

Ainsi qu’on l’a déjà vu, la charité doit être discriminante. L’influence de l’entreprise de réforme morale effectuée par les périodiques fut considérable et définitoire de l’anglicité ; Macaulay disait ainsi d’Addison qu’il avait été l’auteur d’une « great social reform » (in Stephens, 1965, p. 157) et un critique contemporain définit quant à lui Addison comme « The most self‑conscious of public shapers » (Phiddian, 1995, p. 24). De fait, les essais périodiques ont littéralement façonné la société anglaise, ce dont les contemporains d’Addison et Steele étaient déjà conscients. Dans le Public Advertiser, à l’occasion d’une réédition récente du Spectator, Samuel Johnson va ainsi jusqu’à affirmer à son propos : « It has now for more than half a century supplied the English nation, in a great measure, with principles of speculation, and rules of practice; and given Addison a claim to be numbered among the benefactors of humanity » (in Bloom, 1980, p. 386). Bien plus que sermons et satires, l’essai périodique a opéré une véritable révolution des mœurs, d’une ampleur telle que, comme le souligne Alain Bony, on peut affirmer que l’essai périodique a façonné bon nombre des caractéristiques qui définissent aujourd’hui l’anglicité :

Notes
142.

Steele reprend dans cet essai la trinité vertueuse du Tatler 134, avec une variante : « Tenderness, Compassion, and Benevolence », ibid.

143.

A Dissertation on Laughter; and, An Essay on Humour (1741), in Isaac Reed, Repository: A Select Collection of Fugitive Pieces of Wit and Humour, 2nd ed., London, 1783, II, p. 24.

144.

Voir par exemple le Spectator 23 : « It must indeed be confess’d, that a Lampoon or Satyr do not carry in them Robbery or Murder; but at the same time, how many are there that would not rather lose a considerable Sum of Mony, or even Life it self, than be set up as a Mark of Infamy and Derision? And in this Case a Man should consider, that an Injury is not to be measured by the Notion of him that gives, but of him that receives it » (Addison, Spectator 23, I, p. 97). Voir aussi Spectator 35, I, pp. 355, 451.