« Wit », « raillery », « railing » : les enjeux d’un débat sémantique

La question de ce qu’il convient à l’époque d’appeler le « religious decorum », c’est‑à‑dire la manière appropriée de traiter des sujets religieux, et donc, a fortiori, celle du rire en matière de religion, n’est en fait qu’un aspect, certes essentiel, du questionnement plus vaste qui traverse le dix-huitième siècle sur la nature, le rôle et la place dans la société du rire lui‑même, et qui pose à son tour la question du bon usage de la satire dans les écrits contemporains. The Characteristicks of Men, Manners, Opinions and Times (1711) d’Anthony Ashley Cooper, plus connu sous le nom de Lord Shaftesbury, sont au cœur de ce débat, comme en témoigne le titre initial de la seconde section de cet ouvrage, parue séparément en 1709 sous le titre de Sensus Communis; An Essay on the Freedom of Wit and Humour.

Si la question du rire relève en fait d’une réflexion sur le langage, c’est que le wit met directement en cause la stabilité du langage. L’instabilité du langage est en effet perçue comme menaçante, menace théorisée par John Locke dans le chapitre de l’Essay on Human Understanding consacré aux « abus de langage » (the abuse of words) :

La stabilité du langage est garante des fondements de l’édifice social, et c’est pourquoi le babélisme conduit inéluctablement à l’instabilité de la société elle-même. C’est une inquiétude similaire que l’on retrouve sous la plume de Swift lorsque celui-ci, dans An Argument Against Abolishing Christianity (1711), dénonce le recours par diverses professions (médecins, poètes ou critiques) à un langage artificiel, « affected Modes of Speech, different from the reasonable Part of Mankind » (PW II, 35).

Cette préoccupation est partagée par bon nombre d’intellectuels du dix‑huitième siècle, quelles que soient par ailleurs les divergences d’opinion qui les séparent. Dans un numéro du Spectator, Addison déclare ainsi que seule la création d’une Académie mettra fin aux variations linguistiques qui obscurcissent la langue anglaise : « [those uncertainties] will never be decided till we have something like an Academy, that by the best Authorities and Rules drawn from the Analogy of Languages shall settle all Controversies between Grammar and Idiom » (Spectator 135, II, p. 35). De son côté, Swift propose en 1712, dans A Proposal for Correcting, Improving and Ascertaining the English Tongue, de fixer la langue pour qu’elle cesse d’être fluctuante et livrée à la corruption, au point qu’à quelques générations de distance, elle risque de devenir incompréhensible (PW IV, pp. 5 sq). La position swiftienne est sur ce point précis en parfaite adéquation avec celle de Locke, qui voit dans une telle appropriation individuelle une volonté délibérée de subversion des valeurs collectives, comme le montre le passage suivant, extrait du chapitre consacré aux solutions possibles (« Of the Remedies of the Foregoing Imperfections ») :

Car l’enjeu est aussi éminemment politique, comme le souligne Swift dans ses Remarks upon Tindall’s Book, où une analogie entre pouvoir législatif du Parlement et pouvoir linguistique de tout individu permet de souligner le caractère arbitrairement autoritaire et le danger de l’auto‑référentialité linguistique : « So may I, who love as well as any Man to have in my own Family the Power in the last Resort, take a Turnip, then tye a String to it, and call it a Watch, and turn away all my Servants, if they refuse to call it so too » (PW II, 76). Locke souligne lui aussi les avantages politiques que présente une telle appropriation, puisque c’est toute la cohésion de l’édifice social qui est ainsi mise en danger :

On ne peut manquer d’être frappé par la ressemblance entre les propos lockéens et le passage des Voyages dans lequel le Maître houyhnhnm de Gulliver lui explique ne pas comprendre la finalité d’un langage qui ne serait pas purement véhiculaire :

La différence est à cet égard tout aussi instructive que la ressemblance, puisque l’accent est mis chez Swift sur la dimension morale plus que philosophique, du problème : ceux qui y trouvent un intérêt font croire que les choses sont autres qu’elles ne sont en réalité. C’est le caractère frauduleux et moralement répréhensible d’une telle démarche qui est mis en évidence. Il n’en demeure pas moins que le nombre de parallélismes entre la théorisation lockienne et l’œuvre swiftienne indique clairement une parenté d’esprit entre les deux démarches sur la question de la langue, quoi qu’il en soit de tout ce qui sépare radicalement Swift et Locke par ailleurs. Pour citer un dernier exemple, le projet lagadien de remplacer les mots par des choses, ce qui ne manque pas de poser des difficultés dès lors que le propos à tenir est d’importance (« [it] hath only this Inconvenience attending it; that if a Man’s Business be very great, and of various Kinds, he must be obliged in Proportion to carry a greater Bundle of Things upon his Back », Travels III, 5, pp. 177‑178) semble faire écho au caveat lockien quant au caractère encombrant et malcommode d’un langage qui pécherait par excès de spécialisation :

Plus qu’un simple écho, il y a chez Swift une littéralisation de la mise en garde de Locke selon la technique satirique traditionnelle de la réduction à la lettre : l’emploi métaphorique du verbe heap up chez Locke réapparaît dans la satire swiftienne sous la forme de l’expression Bundle of Things, et les savants fous de Lagado sont littéralement accablés par le poids des mots : « I have often beheld two of those Sages almost sinking under the Weight of their Packs », ibid.). Pour Swift, les ramifications d’une telle appropriation sont multiples. La dénonciation de celle-ci est d’abord est à mettre en relation directe avec la condamnation du solipsisme caractérisant la « modernité » qui, comme le souligne Alain Bony, est le fil conducteur d’une œuvre par ailleurs caractérisée par sa foisonnante hétérogénéité :

Les conséquences d’une telle appropriation de la langue par ce que l’époque, à la suite de Hobbes, désigne sous le vocable de « private spirit » ­– ­­un groupe, une caste, une profession a recours à un idolecte, qui non seulement est artificiel, « affected Modes of Speech », pour reprendre la formule de Swift citée plus haut, mais surtout, ne s’inscrit pas dans l’usage conventionnel de la langue (« different from the reasonable Part of Mankind ») – sont en effet multiples. Elles sont d’ordre épistémologique : « It is likewise to be observed, that this Society [Lawyers] hath a peculiar Cant and Jargon of their own, that no other Mortal can understand, and wherein all their Laws are written, which they take special Care to multiply; whereby they have wholly confounded the very Essence of Truth and Falsehood, of Right and Wrong » (Travels IV, 5, p. 242),mais aussi théologique, dans la mesure où le solipsisme linguistique conduit inéluctablement au babélisme – « Method is good in all things. Order governs the world. The Devil is the author of confusion » (PW I, 72) 145 –, et enfin sociétales, en ceci que la subversion du langage équivaut à une subversion de la société. La dénonciation swiftienne des « jargons » et autres dérives linguistiques ne recoupe pas les traditionnels reproches de pédanterie à l’endroit de la scolastique, dans la mesure où l’appropriation du langage par le « private spirit » est perçue comme relevant d’une intention délibérée aux enjeux politiques : cette « privatisation » du langage est idéologique car la dénomination influence la perception. Nul hasard si A Proposal for Correcting the English Tongue, œuvre dénonçant les dangers d’une langue non régulée par les conventions, est l’unique ouvrage que Swift, adepte de l’anonymat et coutumier des stratégies de dénégations, ait publié sous son nom propre.

C’est précisément cette notion d’instabilité du langage qui préside à la condamnation du wit, car celui‑ci, plus que toute autre forme de jeu sur la langue, est l’autonomisation extrême du langage, dissocié de toute référentialité. Le fou shakespearien dans Twelfth Night se définit lui‑même comme « corrupteur de mots » (corrupter of words, III, 1. 37), faisant des mots de simples gants que l’on retourne à volonté : « A sentence is but a chev’ril glove to a good wit – how quickly the wrong side may be turned outside » (III. 1. 11‑13). L’instabilité du langage est en elle‑même subversion de l’ordre social. Le wit représente un danger en tant qu’il menace la cohésion sociale en remettant en cause la stabilité des signes linguistiques et des catégories conceptuelles : « I am very much mistaken, if the State as well as the Church, the Civil Government as well as Religion, do not in a short space find the intolerable inconvenience of this Humour » 146 . Ou encore, quelques années auparavant, Samuel Parker :

Le débat a certes lieu sur le plan linguistique, mais l’enjeu est bel et bien politique et social, institutionnel et idéologique. On retrouve là encore une filiation avec la conception médiévale du rire, qui oppose la rire communautaire, ciment de la vie en société, au rire individuel, perçu au contraire comme menaçant la cohésion du lien social ; seul ce type de rire est véritablement condamné, ainsi que le rappelle Susanne Kries : « While communal laughter in the hall is an expression of social stability, it is the laughter of the individual that seems to strike a problematic cord. […] Most examples of individual laughter in Old English Literature serve to define the malevolence, social disruptiveness or evil character of the one who laughs » 148 .

Notes
145.

On mesure ce que la conception swiftienne doit non seulement au récit de la Genèse (11. 1‑9), mais aussi et surtout à la vision neo­‑testamentaire, dans laquelle la possession par les démons entraîne l’inanité du discours qui se transforme en verbiage conduisant au chaos : voir notamment Marc 1. 23‑26 ; Marc. 5. 5 ; I Tim. 4.1 ; Jacques 3. 15 ; Jean 8. 44.

146.

Bishop Tillotson, in Richard Blackmore, Essays upon Several Subjects, London, s. n., 1712, p. 208.

148.

Susanne Kries, « Laughter and social stability in Anglo‑Saxon and Old Norse Literature », in Pfister 2002, pp. 7‑8.