« The freedom of wit » : la dérision comme menace de la cohésion sociale

C’est pourquoi, si l’on assiste de la part de Shaftesbury à une tentative de faire du rire un des fondements de la sociabilité, le rire est globalement perçu de la manière opposée, c'est‑à‑dire comme une menace potentielle pour l’édifice social : « Raillery meant laughter, laughter meant the erosion of forms of authority; the erosion of authority meant the end of respect for ancient traditions, rites and institutions: amid this laughter what might happen to the Church of England, to the political system, to the social fabric? » (Anselment, 1960, p. 3.).

L’objet premier de Shaftesbury est de défendre le wit et la « raillerie », non comme une fin en soi, mais comme le prélude à un nouveau type de société dont le fanatisme serait exclu : contre la rhétorique (oratory) – « only fit to move the passion; and the power of declamation is to terrify, exalt, ravish, or delight, rather than falsify or instruct » – à travers laquelle s’expriment l’ « enthousiasme » et, plus largement, toute forme de fanatisme, Shaftesbury prône la libre discussion, le free enquiry : « freedom of raillery, a liberty in decent language to question everything, and an allowance of unnravelling or refuting any argument, without offence to the arguer, are the terms which can render such speculative conversations any way agreeable ». Faire du wit le paradigme de la conversation sociale conduit nécessairement à une société policée : « All politeness is owing to liberty. We polish one another, and rub off our corners and rough sides by a sort of amicable collision » 149 .

Mais ce faisant, c’est une réflexion sur la nature même du wit et du ridicule que propose Shaftesbury, réflexion à laquelle se réfère l’immense majorité des écrits sur le rire au dix‑huitième siècle. Le raisonnement de Shaftesbury n’est pas toujours dénué d’ambiguïté : les termes de railleryfreedom of wit, humour, cheerfulness et mirth sont ainsi régulièrement employés, sans que le lecteur sache avec certitude s’il doit les considérer comme des synonymes de ridicule. Cette casuistique explique sans doute partiellement l’attribution fautive à Shaftesbury d’une expression centrale au débat : « ridicule, the test of truth », dont la paternité revient en fait à Berkeley, l’un de ses disciples (Aldridge, 1945). Ce que l’on trouve en revanche dans les Characteristicks, ce sont quatre passages qui, mis en parallèle, se rapprochent de cette idée :

Le wit n’a pas à être redouté car il ne constitue pas en lui-même un critère valable d’appréciation de ce qui doit être considéré comme objet de dérision, rôle qui revient à la raison et l’expérience. Autrement dit, c’est bien plutôt la raison qui est « the test of ridicule » que l’inverse. Quant à la dérision, ridicule, son rôle est en fait de déterminer si un sujet donné doit être traité avec gravité ou non (« gravity is of the very essence of imposture », Aldridge, 1945, p.131). Une théorie similaire sera développée par Anthony Collins, qui fait de la dérision le meilleur remède contre elle-même, c’est‑à‑dire contre une raillerie guidée par une intention mauvaise :

Ce sont les erreurs de jugement plus que les erreurs de raisonnement que la dérision permet de démasquer. Et si Shaftesbury ne fait nullement de l’Église et de la religion des cibles particulières du « wit », il ne leur accorde pas non plus de statut privilégié qui les mettrait à l’abri de toute attaque. L’usage de la dérision est au contraire recommandé pour pallier les insuffisances des sermons et autres leçons de morale : tant mieux si ceux-ci produisent les effets escomptés ; mais si tel n’est pas le cas, « [we ask] why others may not be allowed to ridicule folly, and recommend wisdom and virtue (if possibly they can) in a way of pleasantry and mirth » (Characteristicks I, 89).

Seule la censure représente un danger réel :

Shaftesbury enjoint cependant ses lecteurs à ne pas abuser de cette liberté : « there is a great difference between seeking how to raise a laugh from everything and seeking in everything what may be justly laughed at. For nothing is ridiculous except what is deformed; nor is anything proof against raillery except what is handsome and just»(Characteristicks I, p. 85). C’est le libre usage du wit, et non son utilisation contre une théorie donnée, que prône Shaftesbury. Et John Bullitt présente la question de la dérision au début du dix‑huitième siècle de la manière suivante :

Cette analyse mérite pourtant d’être largement nuancée car le recours à la dérision est loin de faire l’unanimité et est au contraire très décrié. La différence entre le comique et ce que l’anglais nomme « ridicule », c’est­‑à‑dire la dérision, réside en effet en ceci que le comique présente les sujets de dérision comme sans importance ni danger, tandis que l’esprit de dérision qui préside à la satire voit dans ses objets un potentiel destructeur. Si le Spectator traite les fools commedes êtres gentiment ridicules faisant partie de l’ordre naturel des choses, la satire voit au contraire en eux une perversion de l’état du monde. Contrairement au comique, le mode satirique procède ainsi à une lecture éthique de la dérision. C’est pourquoi, si le comique ne s’oppose qu’au sérieux, la dérision se définit par opposition à la fois au sérieux et au bien 151 , et est donc perçue par certains comme une véritable menace pour la société tout entière.

Le substantif ridicule est en fait un vocable générique, sous lequel l’anglais du dix‑huitième siècle regroupe toutes les formes du mauvais esprit, ill wit, du trait d’esprit mal intentionné, dont la « raillerie », raillery, est la forme sociale et la satire la forme littéraire. La théorie développée par Shaftesbury et ses disciples est donc marginale. En effet, avoir recours à la dérision implique de mettre l’accent sur l’erreur et non la vérité, de souligner laideur et difformité et non la beauté : « A strong development of the sense of ridicule seemed to mean an unavoidable corresponding atrophy of the sense of beauty and sublimity » (Tave, 1960, p. 31). Il s’agit donc d’un instrument de nivellement et de destruction qui fait naître l’angoisse d’une « atrophie » progressive du sens esthétique. Pour bon nombre de penseurs, les deux catégories que sont le sens du beau et celui du ridicule existent concomitamment dans l’être humain mais sont hétérogènes : « [the talent for ridicule] is seldom united with a taste for delicate and refined beauties » 152 . De surcroît, les instincts à l’origine du sens de la dérision sont des instincts bas, comme la fierté, qui procure au mieux « un plaisir grossier », a gross pleasure 153 . Et si le sentiment de supériorité orgueilleuse dont émane le rire est en lui‑même suspect – « men of great understanding, and sublime genius, though they perceive the ridicule of things, will not delight in it, nor dwell upon it, but will rather turn their attention from it, because truth and beauty are their pursuit, not deformity » 154 , les conséquences d’un tel rire sont encore bien plus graves car même lorsque les passions qui motivent le rire ne sont pas mauvaises en elles‑mêmes, elles conduisent nécessairement à des sentiments qui le sont : « We proceed from raillery to railing; from Contempt to Hatred. Thus if the Love of Ridicule be not in itself a Passion of the Malevolent Species, it leads at least to those which are so » 155 .

C’est pourquoi, en dernière analyse, l’esprit de dérision est perçu comme une menace pour le lien social, conception qui perdure tout au long du siècle, comme en attestent les propos d’un des théoriciens de la question :

La dérision est donc souvent utilisée par les anti‑cléricaux dans leur lutte contre l’Église et la religion :

La controverse ou, tout au moins, le débat autour du terme, ne doit sa naissance qu’aux arguments de Shaftesbury, car l’opprobre est quasi généralisé : « Ridicule, indeed, seems to become a weapon in the hands of the wicked, destructive of taste, feeling, morality, and religion » 157 .

Notes
149.

Lord Shaftsbury,Characteristicks of Men, Manners, Opinions and Times, ed. John M. Robertson, 2 vols., Gloucester, MA, Peter Smith, 1963, II, p. 70 ; II, p. 69 ; II, p. 64 ; ci-après Characteristicks dans le corps du texte.

151.

Pour une analyse détaillée de cette distinction, voir Elder Olson, The Theory of Comedy, Bloomington, Indiana UP, 1968, p. 13.

152.

Lord Kames, Elements of Criticism, Edinburgh, 1762, II, p. 54.

153.

Ibid., I, p. 38.

154.

Lord Monboddo, Of the Origin and Progress of Language, Edinburgh, 1776, III, 313‑314, in Tave, 1960, p. 32.

155.

John Brown, « On Ridicule, Considered as a Test of Truth », in Essays on the Characteristicks, London, 1751, p. 104.

157.

Vicesimus Knox, « On the Moral Effects of a Good Tragedy », in Essays Moral and Literary, London, s. n., 1779, I, p. 246.