Le rire bienveillant comme ciment de la sociabilité

Si la condamnation envers le rire lui-même n’est plus aussi unanime qu’au Moyen Âge, il existe pourtant une condition essentielle à la réhabilitation du rire : que celui‑ci soit bénéficie d’une caution morale. C’est ainsi que jusque dans les premières décennies du dix‑huitième siècle, le seul rire possible est le rire qui censure. Les références scripturaires fondent une fois encore la légitimité d’un tel rire qui a pour modèle le rire de mépris du Dieu vétéro‑testamentaire envers ses ennemis 158 . Quant à la description de la réalité, considérée comme frivole, elle n’est possible que sous l’angle de l’attaque, ce qui explique d’ailleurs que jusqu’au milieu du dix‑huitième siècle, comique et satire sont presque toujours synonymes : c’est la valeur morale du rire, quelle que soit la forme qu’il prend, qui est mise en avant, comme l’exprime John Dennis au début du siècle :

C’est Dryden qui amorce le mouvement de transition dans la théorie critique du comique, du rire comme outil au service de la morale au rire comme une fin en soi, même si jusqu’au milieu du dix-huitième siècle, le rire sans autre finalité que le plaisir qu’il procure n’est pas réhabilité totalement. Ainsi Fielding subordonne-t-il toujours le comique et le wit à la moralité et à l’instruction : « In the Exercise of the Mind, as well as in the Exercise of the Body, Diversion is a secondary Consideration, and designed only to make that agreeable, which is at the same Time useful, to such noble Purposes as Health and Wisdom ». Et plus loin :

Pour autant, les diverses tentatives de précision sémantique attestent d’une volonté de séparer le bon grain de l’ivraie en la matière, afin de donner une certaine respectabilité au « bon » rire par opposition au « mauvais ». C’est ainsi que Fielding, reprenant la fameuse distinction d’Addison dans le Spectator (nos. 58‑63) en l’adaptant à son propos, distingue « true wit » de « false wit », le second étant au premier ce que le « perry » est au champagne : une pâle copie :

Chez Addison, « true wit » est la mise en rapport ingénieuse d’idées, alors que « false wit » est dénoncé comme pur jeu sur les mots déconnectés du sens. Autrement dit, le véritable esprit est dans la conversation élégante du commerce mondain, et il n’y a plus de « wit », au sens de jeu sur la langue, que « faux ». Fielding déplace la distinction pour la situer au cœur même du « false wit » addisonien comme le seul lieu de « wit », pour y trouver un double usage, bénéfique ou condamnable. Tandis que « false wit » entraîne irréligion, blasphème, langage grossier et calomnie, « true wit » élève l’homme : « Now Champagne, on the contrary is known to inspire Men not only with the most sparkling Wit, but with the highest good Humour; and so far from filling the Head or herat with Mischief and Rancour […], it is Ami d’homme; A FRIEND TO MANKIND ». Quant à l’humour, il repose sur les bonnes manières (« good breeding », ou « good manners ») : c’est le « true wit » addisonien, qui bien plus qu’un comportement superficiel, est un véritable état d’esprit, défini par le précepte biblique suivant : « that of doing to all Men as you would they should do unto you » (Matthew 7: 12, Luke 6: 31), qui n’est ni plus ni moins qu’une règle absolue : « that comprehensive and exalted Rule, which the greatest Authority hath told us is the Sum Total of all Religion and all Morality » 161 .

S’élaborent ainsi au cours du siècle toute une série de distinctions : entre dérision (ridicule) et comique (comedy), ou entre dérision et rire, comme dans un numéro du Spectator dans lequel Addison affirme que si le rire est en lui-même « aimable » et « beau » (« This shews that we naturally regard Laughter, as what is in it self both amiable and beautiful »), il n’en va pas de même de la dérision :

Sont également distingués ridicule et risible (« the ridiculous » et « the ludicrous »), ou encore « wit » et « humour », ainsi dans le dictionnaire de Johnson en 1755 :

Rappelons que l’« humour » désigne à l’origine un dérèglement des « humeurs » qui conduit à des comportements innocemment excentriques, et donc potentiellement asociaux : l’excentrique est par définition à la périphérie du cercle de la sociabilité. C’est le cas de Sir Roger de Coverley, comme on l’a vu, et de toute la tradition du « amiable humourist ». « Wit », au contraire, n’est pas affaire de comportement mais de langage ; à ce titre, il participe de la cohésion du discours social. Une telle prolifération sémantique conduit l’économiste et homme politique Whig Corbyn Morris à tenter de réaliser une synthèse dans un ouvrage dont la longueur du titre est à la mesure de l’exhaustivité recherchée : An Essay towards fixing the True Standards of Wit, Humour, Raillery , Satire, and Ridicule. To Which is Added, an Analysis of the Characters of an Humourist, Sir John Falstaff, Sir Roger de Coverly, and Don Quixote. Il s’agit d’une anthologie critique, puisque non content de rassembler « [all the] Pieces of WIT and HUMOUR which have fallen within [his] Knowledge » 162 , Morris en offre une analyse critique établissant une distinction entre « wit » et« ridicule » d’une part, « good‑natured humour » d’autre part.

Notes
158.

Voir 2 Rois 19 ; Psaumes 6, 13, 37, 52 ; Proverbes 1, 26.

161.

Ibid., Nos 19, 55, 56.

162.

Corbyn Morris, An Essay towards fixing the True Standards of Wit, Humour, Raillery , Satire, and Ridicule. To Which is Added, an Analysis of the Characters of an Humourist, Sir John Falstaff, Sir Roger de Coverly, and Don Quixote, Facsimile, London, The Augustan Reprint Society, 1947, p. xxv.