De la censure à la bienveillance : le changement de paradigme

Les efforts de synthèse et de théorisation sur la question du rire n’évitent pas la persistance de contradictions taxinomiques et sémantiques, au-delà desquelles il est toutefois possible de distinguer une évolution qui se dessine au cours du siècle, sous l’influence décisive, entre le début de la Restauration avec Hudibras (1663) de Samuel Butler, et le courant sentimental avec, par exemple, The Vicar of Wakefield (1766) de Goldsmith, des essais d’Addison et de Steele et de leur entreprise d’éducation et de réforme morale. Défauts et travers véniels deviennent l’objet d’une compassion amusée plutôt que de dérision ; nul ne peut être jugé réellement responsable de défaut qu’il ne maitrise pas, et ceux‑ci ne sauraient donc être ridiculisés : « Fools so gross [...], in my humble Opinion [...], shou’d rather disturb than divert the well-natur’d and reflecting Part of an Audience; they are rather Objects of Charity than Contempt; and instead of moving our Mirth, they ought very often to excite our Compassion » 163 .

Plusieurs facteurs sont à l’origine d’un tel changement de paradigme en la matière. Des raisons d’ordre théologiques peuvent d’abord être avancées. L’influence croissante du latitudinarisme au sein de l’Anglicanisme, bien relayée et laïcisée par le Spectator, conduit en effet à un assouplissement des positions de l’Église :

De surcroît, une théologie insistant sur l’attirance naturelle de l’homme pour le bien ne saurait faire peser sur ses errements une condmnation trop lourde : si l’homme est intrinsèquement bon, ses égarements ne sont plus des vices mais de simples travers passagers qui n’affectent pas l’homme ontologiquement. S’ajoute à cela l’emprise croissante de la sympathie et de la bienveillance, qui fait du « rire de sympathie » (sympathetic laughter) l’idéal à cultiver. Le rire n’est plus signe de supériorité, cette « sudden glory » dont parlait Hobbes, « caused either by some sudden act of their own, that pleaseth them; or by the apprehension of some deformed thing in another, by comparison whereof they suddenly applaud themselves » 165 , mais au contraire le signe à la fois de la bonté de l’homme et de sa liberté, l’instrument qui lui permet d’examiner le monde qui l’entoure avec détachement et bienveillance :

Dans une lettre écrite en 1710, mais publiée seulement en 1735, Pope établit une distinction entre deux formes de rire qui résume ce changement de paradigme :

Enfin, naît vers la fin du dix-huitième siècle un intérêt nouveau pour la psychologie humaine, dont l’entreprise d’Addison et de Steele marque les débuts, en faisant du monde une vaste scène à observer et les travers des uns et des autres des objets de curiosité dignes d’intérêt. La satire se préoccupait de l’homme en tant qu’être social ; désormais, l’on s’intéresse à sa psyché et à son fonctionnement intime. Trouvant son origine dans les biographies, mémoires et autres témoignages personnels, le « nouveau » roman, novel, dont le nom même est révélateur de sa volonté novatrice, se veut non plus le gardien et le garant des valeurs communes, mais le peintre de l’intimité. C’est ainsi que s’élabore progressivement une théorie nouvelle du rire visant à remplacer la dérision par un rire bienveillant. Selon cette nouvelle théorie, un tel rire a toujours existé, comme en attestent des créations telles que Falstaff ou Don quichotte, mais a été éclipsé par la dérision tant que prévalait une vision pessimiste de l’homme et le souci de la cohésion sociale comme reflet de l’orde divin, car ce rire bienveillant était perçu comme dulce seulement, et non utile.

La méfiance à l’égard du rire demeure pourtant latente et explique peut être aussi que nombre de satiriques (y compris Swift) s’accordent pour préférer, du moins en théorie, une satire horacienne à une satire juvénalienne, comme l’exprime par exemple Dryden :

La question sera de savoir si Swift s’en tient à un tel programme, ou si chez lui la tentation juvénalienne ne finit pas par l’emporter.

Notes
163.

William Congreve, « Dedication », in Montague Summers ed., Complete Works, 4 vols., Soho, Westminster, The Nonesuch Press, 1923, III, p. 9.

165.

John Hobbes, Leviathan (1651), ed. Michael Oakshott, Oxford, Blackwell, 1960, I, 6, p 36.