La question du « religious decorum »

C’est autour de la question du rire en matière de religion que se cristallise le débat sur les limites du rire, et aux interrogations fondamentales qui demeurent identiques à celles du Moyen Âge s’ajoute une dimension nouvelle :

La question de savoir si l’on peut rire du clergé entre bien entendu dans ce débat, et à cet égard, la position de l’Église est claire : les attaques contre le clergé doivent être évitées à tout prix car elles conduisent au désordre public. C’est pour n’avoir pas respecté cette règle que Jeremy Collins subit les foudres des autorités ecclésiastiques : « In publishing the failings and miscarriages of persons engaged in the profession of Religion, what hath he else done but sowne the seed both of blasphemy against God, contempt in his wayes, and obduration of the hearts of wicked and prophane men? » 167 . Nombreux sont ceux pour qui le prix de la liberté est trop élevé s’il expose l’Église à la dérision. Les adversaires de Shaftesbury perçoivent en effet le « wit » comme étant la porte ouverte au scepticisme et, a contrario, si un texte prête le flanc à la dérision, c’est que son auteur fait peu ou prou montre d’athéisme. Dans sa Pastoral Letter de 1728, Gibson affirme ainsi : « When you meet with any book upon the subject of religion, that is written in a ludicrous or unserious manner, take it for granted that it proceeds from a deprav’d mind, and is written with an irreligious design » 168 . Les ramifications religieuses, sociales et surtout politiques de cette question du rire expliquent que ce dernier se soit trouvé au cœur du débat des années 1730 sur les Licensing Laws. Et la précision que Shaftesbury apporte à sa théorie face aux objections qu’elle soulève – le scepticisme généralisé qu’entraînerait le libre usage du « wit » éviterait le dogmatisme prévalant dans certains domaines –, loin de rassurer ses adversaires, confirme bien plutôt leurs pires craintes. De son côté, le clergé se doit de montrer le bon exemple, car tout manquement conduira à ébranler l’édifice tout entier, comme l’indiquait le titre d’un opuscule paru à Londres en 1731 : The Behaviour of the clergy, as well as their tradition, destructive of religion. C’est pourquoi aussi l’Église anglicane recherche le consensus, comme on l’a vu, afin de ne pas entraîner de débats qui affaibliraient un peu plus la religion elle­‑même.

Mais il ne s’agit là que d’un aspect mineur du débat dans la mesure où, plus qu’au clergé, ce sont à des questions doctrinales essentielles, tels la révélation et les mystères divins, que s’attaquent les partisans du « wit ». Peut-on rire de tout, c’est-à-dire aussi de la religion, ou comment rester « within the bounds of lawfull and allowed mirth and recreation » 169 , telle devient la seule véritable question. Mais la complexité du débat montre à quel point la question préoccupe les esprits à une époque où l’édifice religieux commence à se fissurer, et l’ampleur et la violence des ouvrages critiques s’opposant à l’idée que la religion puisse faire partie de la juridiction du comique et être soumise à l’examen critique du rire, est à la mesure de la peur que suscite une telle idée. L’œuvre de Shaftesbury focalise bon nombre de ces attaques, dont le ton est souvent proche de l’invective : « Nine or ten Sheets full of such flagrant Buffoonery, Raillery and Ridicule upon all Religion, Natural as well as Reveal’d, as are enough to shock an ordinary Atheist. […] When I read it, almost every Period seem’d to come like a Flash from Hell. And at this time I can’t look into’t without trembling » 170 . D’autres condamnations sont plus argumentées, comme celle de Thomas Nowell, auteur en 1760 d’une Dissertation upon that Species of Writing called Humour, when applied to Religious Subjects, dans laquelle l’usage de l’humour à l’encontre de la religion est récusé moins au nom de la nature particulière du sujet que de l’effet désastreux qu’un tel usage pourrait avoir sur des « esprits faibles » :

C’est l’Essay on Ridicule de John Brown, paru en 1751, qui constitue la réfutation la plus argumentée de l’ouvrage de Shaftesbury. Prenant pour point de départ le point nodal de l’argumentation de Shaftesbury, à savoir la définition de la dérision comme critère nécessaire et suffisant à la déterminationdu ridicule, sans l’assistance de la faculté de raison, Brown s’efforce de réintroduire le principe classique de la relation ancillaire des passions par rapport à la raison et de démontrer par conséquent que la dérision ne constitue pas un critère suffisant, correspondant uniquement à un sentiment de mépris, et que peuvent susciter indifféremment des causes moralement louables ou répréhensibles : « [reason alone] can distinguish Appearances from Realities, and fix the true Nature of Things » 172 . Pour bon nombre de théologiens, l’appartenance du rire au domaine des passions le rend éminemment suspect, et la dérision à l’encontre de la religion représente un danger plus sérieux que les attaques des rationalistes et doit donc être sérieusement délimitée, voire interdite. Des voix s’élèvent pourtant, au sein‑même du clergé, pour affirmer que le potentiel didactique du rire doit être mis à profit pour propager la bonne parole.

Les défenseurs zélés de la religion font feu de tout bois afin de limiter les assauts du rire. Ils tentent d’abord de montrer que le rire est contraire à la religion, la véritable charité étant synonyme de modération, semblable à la douce humilité prônée par le Christ, loin d’un zèle destructeur : « false and mistaken Zeal soures and imbitters the Spirits of Men, makes them fretful and impatient of the least Contradiction, morose and inflexible, never yielding to the Conviction of others, but maintaining every thing with an invicible Stiffness; which is a temper as repugnant to ingenuity and a peaceable Disposition, as Light to Darkness » 173 .

L’essentiel du débat théologique en la matière se centre toutefois sur l’exhortation paulinienne : « [no] foolish talking, jesting, which are not convenient » (Ephésiens 5. 4). Couramment interprétée comme définissant les règles en matière de rire – « The true rule of mirth is set downe » 174 – cette exhortation ne résout rien car toute la question est de savoir quel sens donner au substantif jesting. Interprété de manière stricte, le passage semble exclure toute manifestation de gaieté : « For christians in theyr most spedy iourney to heauen, haue continuall battayle with vyces, and so daungerous battayle, that they can haue no leasure to applye such tryfles and sportes, but rather thei haue to wepe » 175 . Les partisans de cette lecture ne se privaient pas de souligner que les Pères de l’Église ou encore les écrivains classiques approuvaient cette interprétation sévère : dans ses Annotations upon the Old and New Testaments, John Trapp cite ainsi le « Crede mihi, res severa est gaudium verum » de Sénèque 176 . Les Puritains estiment quant à eux que le rire porte directement le sceau du péché originel et n’est ni plus ni moins que la preuve tangible de la faiblesse et de l’égarement humains. : « If Adam had neuer fallen, there should neuer haue beene laughter, nor weeping, but an heart possest with heauenly ioy, euen ioyful sobriety » 177 . Ce qui n’empêche pas Érasme d’être par ailleurs l’auteur de l’Éloge de la folie (nous y reviendrons). Les Puritains trouvent un allié de poids en la personne de Francis Bacon, qui utilise son talent de théoricien pour prôner une grande modération en la matière :

Cette exhortation est entendue par John Whitgift, archevêque de Cantorbéry, auteur dans l’un de ses sermons de 1583, réimprimé en 1588, d’une nouvelle béatitude : « Railers shall not inherit the kingdom of God » (in Lecocq, 1969, p. 125). Pour d’autres toutefois, jesting a le sens bien précis de « grossièreté, obscénité » (scurrility) que lui donne la Vulgate. En outre, si l’on prend en compte le contexte de la citation, celle-ci devient alors une simple condamnation des plaisanteries obscènes. Mais une autre difficulté attendaient les exégètes, qui découvrirent dans les années 1650 que le substantif grec correspondant à ce que l’anglais nomme « jesting » était eutrapelia, qui se traduit en fait par « the handsome turning, or changing of a word », et employé par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque pour désigner une valeur morale. Sommés de choisir entre Paul et Aristote, les exégètes avouent leur embarras : « It is a task of no small difficulty, to keep within the bounds of lawfull and allowed mirth and recreation, especially in recreating our spirits by pleasant and delightfull discourse, so that we exceed not either in matter or manner » 179 .

Le sermon d’Isaac Barrow sur ce même passage de Paul aux Ephésiens, sermon publié en 1678, va jouer un rôle décisif dans cette controverse théologique en parvenant à réconcilier les extrêmes. La position modérée de Barrow, dont la sensibilité le rapproche des latitudinaires, fait de lui un bon témoin de l’évolution des positions de l’Église anglicane. Barrow recentre d’abord le débat sur l’expression « which are not convenient » en s’attachant à définir précisément ce qui est acceptable, et parvient à la conclusion qu’il faut accepter de bonne grâce « [any jest] innocent and reasonable, conformable to good manners, (regulated by common sense, and consistent with the tenour of Christian Duty, that is, not transgressing the bounds of Piety, Charity, and Sobriety) » 180 . L’exhortation paulinienne doit donc être lue plus comme une mise en garde, une invitation à la prudence, que comme une stricte interdiction. Barrow s’attaque ensuite à la définition de la notion de « jest » ou, plus exactement, à celle de ses limites. Il rejette tout d’abord l’idée que gaieté et Christianisme soient antithétiques : « Christianity in not so harsh or so envious, as to bar us continually from innocent, much less from wholesome and usefull pleasure » (in Anselment, 1969, p. 10). Une vie sans rire serait étouffante voire impossible : « It would surely be hard that we should be tied ever to knit the brow, and squeeze the brain ». Le rire est de surcroît capable d’instruire et d’éclairer les esprits grâce à la détente qu’il procure et qui prépare le cerveau aux choses sérieuses. Barrow a recours à une métaphore militaire pour achever de convaincre son audience : de même que le soldat dépose parfois les armes pour se reposer et se détendre, de même le Chrétien vivant dans une vallée de larmes a bien le droit de rire de temps à autre. Cette nuance convenait bien aux contemporains de Barrow dans la mesure où les condamnations directes du rire étaient devenues rares. La question était désormais de fixer les limites acceptables de l’utilisation du rire. D’autres exégètes apportèrent leur contribution, en faisant par exemple remarquer que le rire lui aussi est don de Dieu. Et le théologien puritain William Perkin avait conclu de l’exhortation paulinienne qu’il y avait un temps pour tout, un temps pour rire et un temps pour pleurer : le rire demeurait acceptable tant qu’il s’accompagnait de la crainte de Dieu et demeurait exempt de tout péché 181 .

Notes
167.

John Goodwin, Cretensis, London, 1646, pp 4‑5, in Anselment, 1979, p. 22.

168.

Pastoral Letter, London, 1728, p 8, in Redwood, 1976, p. 26.

169.

James Fergusson, A brief Exposition of the Epistles of Paul to the Galatians and Ephesians, London, 1659, II, 330‑333, in Anselment, 1979, p. 10.

170.

Samuel Parker, Censura Temporum, London, 1708, p. 244.

172.

John Brown, « Essay on Ridicule », in Essays on the Characteristics, London, C. Davis, 1751, p. 97.

173.

Edward Stillingfleet, Sermon XXXVI, in Works, London,1710, I, 567, in Anselment, 1979, p. 24.

174.

Richard Greenham ‘Of Ioy and Sorrow’, in Godly Instructions For the Due Examination and Direction of All Men, in Works, ed. H. Holland, London, 1712, p 726, ibid., p. 8.

175.

Érasme, The Seconde tome or volume of the paraphrase of Erasmus upon the New Testament, London, 1552, fol CXXXVII, ibid., p. 9.

176.

John Trapp, Annotations upon the Old and New Testaments, London, 1662, V, 766, ibid.

177.

Thomas Granger, A Familiar Exposition or Commentarie on Ecclesiastes,1621, p 50, ibid., p 13.

179.

James Fergusson, A brief Exposition of the Epistles of Paul to the Galatians and Ephesians, London, 1659, II, 330‑31, in Anselment, 1979, p. 10.

180.

Isaac Barrow, Several Sermons Against Evil‑Speaking, London, 1678, p. 41, ibid.

181.

A Direction for the Government of the Tongue according to Gods Word, in Works, London, 1631, I, 448, ibid., p. 13.